1. Cette étude analyse comment les juridictions nationales en Europe ont apprécié l’existence et la hauteur des préjudices de surcoût causés par les ententes anticoncurrentielles. En complément, elle fournit également des chiffres sur le développement de ce type de contentieux (combien d’affaires ont été jugées, dans quels pays, avec quels résultats, etc.). L’étude a été réalisée avec l’appui d’avocats, de professeurs de droit, d’autorités de concurrence et de juges nationaux implantés dans 30 pays d’Europe. Au travers d’un protocole de recherche systématique, les jugements rendus dans le cadre d’actions en réparation faisant suite à des ententes ont été identifiés, réunis, traduits et analysés. Cet article présente les principaux résultats de ces travaux [1].
2. La partie I de cet article décrit la méthodologie de l’étude. La partie II présente des observations générales sur l’ensemble des affaires recensées. La partie III tire des enseignements des seules affaires ayant abouti à l’allocation de dommages-intérêts. La partie IV s’intéresse spécifiquement aux méthodes d’évaluation du préjudice et de sa répercussion. La partie V relève les points marquants de certains des principaux jugements rendus récemment.
I. Méthodologie de cette étude
3. La méthodologie suivie pour cette cinquième édition de l’étude est dans une grande mesure similaire à celle de l’édition précédente.
4. Nature des actions couvertes par l’étude. La Commission européenne donne sur son site internet la définition suivante du terme “entente” : “un groupe d’entreprises similaires, mais indépendantes, qui conjuguent leurs efforts pour fixer des prix, limiter la production ou se partager des marchés ou des clients” [2]. Les affaires retenues pour figurer dans cette étude sont celles qui paraissent répondre à cette définition [3]. En anglais, la définition correspondante est employée pour désigner un “cartel”. En français, le terme “cartel” peut prendre un sens un peu différent ; c’est la raison pour laquelle, dans cette version française de l’étude, on parlera plutôt “d’entente” ou “d’entente anticoncurrentielle”. On appellera “affaire” une action en réparation, dans laquelle un ou plusieurs plaignants ont allégué avoir subi un surcoût causé par une entente, et ayant abouti à au moins une décision sur le fond. Ceci inclut trois types de décisions : les jugements ayant alloué des dommages-intérêts, les jugements ayant établi la responsabilité des défendeurs mais n’ayant pas fixé le montant des dommages [4], et les jugements dans lesquels les demandeurs ont été déboutés après analyse sur le fond de leur demande.
Certains des jugements analysés ne sont pas définitifs. Par ailleurs, cet article fait parfois référence à des jugements intervenus dans des procédures où la faute n’était pas une entente, ainsi qu’à des jugements autres que sur le fond, lorsqu’un point particulier de leur contenu mérite intérêt.
5. Les actions en réparation dans lesquelles une transaction est intervenue avant tout jugement sur le fond ne font pas partie du périmètre de cette étude. Les affaires dans lesquelles les demandes ont été rejetées pour des motifs liés à la procédure, comme par exemple l’incompétence ou la prescription, sont également laissées de côté [5].
6. Dénombrement des affaires. Le décompte des affaires repose sur quelques règles. Parfois plusieurs jugements apparaissent similaires : le 10 janvier 2020, par exemple, la cour d’appel de Barcelone a rendu trois arrêts faisant suite à l’entente sanctionnée par l’autorité espagnole de la concurrence dans le secteur des enveloppes [6]. Ces trois arrêts sont comptés pour trois affaires. Il a fallu toutefois procéder différemment lorsque ce sont non pas trois, mais un grand nombre de décisions qui présentent des similitudes. Le 20 octobre 2016, par exemple, la cour d’appel d’Helsinki a rendu 40 arrêts faisant référence à l’entente dans le secteur de l’asphalte en Finlande. Retenir chacun de ces arrêts pour une affaire leur donnerait un poids excessif dans cette étude. Chaque ensemble de nombreuses décisions similaires est, pour cette raison, compté comme une seule affaire [7].
Dans cette édition de l’étude, la règle qui vient d’être rappelée a une conséquence importante. Fin 2020, les juridictions espagnoles avaient rendu des centaines de jugements dans des procédures consécutives à la décision de la Commission européenne dans l’affaire AT.39824 – Camions ; certains évoquent de l’ordre de 500 jugements [8]. Il est important de garder à l’esprit, dans la lecture de ce qui suit, que toutes ces actions ne sont comptées que pour une seule affaire [9].
7. Couverture géographique, période de réalisation de l’étude et périmètre temporel. Cette étude couvre les 27 pays de l’Union européenne post-Brexit, plus la Norvège, le Royaume-Uni et la Suisse. Elle a été réalisée pour l’essentiel entre février et juillet 2021.
Le périmètre temporel de l’étude commence le 30 juin 1998, date à laquelle a été rendu le tout premier jugement figurant dans la base de données. Il court jusqu’au 31 décembre 2020. Les jugements et arrêts rendus depuis le 1er janvier 2021 ne sont donc pas inclus [10].
8. Processus de recherche. Les travaux de recherche ont été structurés en quatre étapes. Les affaires ont d’abord été identifiées. Des copies des jugements et arrêts ont ensuite été réunies. À l’aide d’un service de traduction automatique, le texte de chacune de ces décisions a été traduit vers l’anglais [11]. Le contenu de chaque décision a enfin été analysé.
9. Contributeurs. Cette année encore, nombreux sont les contributeurs à avoir offert leur aide aux différentes étapes de cette étude. Beaucoup sont avocats ou professeurs de droit, le plus souvent spécialisés en droit de la concurrence. J’ai demandé à chacun de bien vouloir m’indiquer si, dans son pays, il ou elle avait connaissance de jugements et arrêts potentiellement pertinents. Certains m’ont permis d’identifier de telles décisions ; ils m’ont souvent aidé par la suite à en analyser le contenu. D’autres ont indiqué ou confirmé qu’à leur connaissance, les juridictions de leurs pays n’avaient pas encore rendu de jugement sur le fond, pour le type d’affaires couvert par cette étude [12]. Pays par pays, les listes d’affaires ainsi établies ont ensuite été revues et complétées par des juges nationaux, et par des autorités nationales de concurrence [13].
Au total, 113 avocats, professeurs de droit et économistes, 26 autorités nationales de concurrence et 56 juges ont contribué à la réalisation de cette étude.
Cette étude doit beaucoup à Fernando Aguilar de Carvalho, Philip Andrews, Tonia Antoniou, Anastasios A. Antoniou, Elena Apostolova, Sylvann Aquilina Zahra, Rasmus Asbjørnsen, Ján Augustín, Ieva Azanda, Georgiana Bădescu, Zoltan Barakonyi, Alessandro Bardanzellu, Daniel Barry, Jean-François Bellis, Ana Belén Blasco Montés, Miklós Boronkay, Mislav Bradvica, Helmut Brokelmann, Lauras Butkevičius, Davide Cacchioli, Rino Caiazzo, Antonio Campitiello, Maja Činč, Stamatis Drakakakis, Aleksandra Dziurkowska, Marc Felix, Thomas Funke, Nikolai Gouginski, Alessandro Greco, Eline Groen, Manuela Guia, Anna Gulińska, Franz Hoffet, Marek Holka, András Horváth, Sarah Houghton, Pavel Hristov, Smilena Hrusanova, Vilhelmiina Ihamäki, Isabelle Innerhofer, Toni Kalliokoski, Johan Karlsson, Matej Kavčič, Anikó Keller, Jiří Kindl, Thomas Knapowski, Mario Krka, Maria Lampadaki, Valérie Lefever, Raquel Sofia Lemos, Augustė Linauskaitė, Palle Bo Madsen, Martin Mäesalu, Richard Maliniak, Monika Mališauskaitė-Vaupšienė, Tomáš Maretta, Carmen Martínez Mateo, Laura Mihalache, Gildas de Muizon, Annalies Muscat, Martin Nedelka, Robert Neruda, Irmantas Norkus, Jörg Nothdurft, Andreea Oprișan, Peter Oravec, Trine Osen Bergqvist, Raino Paron, Jasminka Pecotić Kaufman, Vladimir Penkov, Javier Pérez Fernández, Petra Joanna Pipková, Polina Polycarpou, Roman Prekop, Adam Přerovský, Mani Reinert, Risto Rüütel, Anders Ryssdal, Erik Söderlind, Miguel Sousa Ferro, Laura Spiteri, Aleksander Stawicki, Dragomir Stefanov, Agnieszka Stefanowicz-Barańska, Christian Steinle, Valeriu Stoica, Magnus Strand, Pedro Suárez, Daivis Švirinas, Elo Tamm, Stefan Thomas, Fabio Trevisan, Jon Turner QC, Stefan Tzakov, Dimitris Tzouganatos, Lumine van Uden, Raluca Vasilache, Weyer VerLoren van Themaat, Patricia Vidal Martínez, Otilia Vîlcu, Maaike Visser, Franziska Weber, Frank Wijckmans, Hanno Wollmann, Peter Wytinck, Petr Zákoucký, Janja Zaplotnik, Rasa Zaščiurinskaitė et Uģis Zeltiņš [14].
Je remercie également les autorités de concurrence qui ont revu et enrichi les listes d’affaires, parmi lesquelles l’Office fédéral allemand de lutte contre les cartels, l’Autorité fédérale autrichienne de la concurrence, la Commission bulgare pour la protection de la concurrence, la Commission pour la protection de la concurrence de la République de Chypre, l’Agence croate de la concurrence, la Commission nationale espagnole des marchés et de la concurrence, l’Autorité estonienne de la concurrence, l’Autorité finlandaise de la concurrence et du consommateur, l’Autorité française de la concurrence, la Commission grecque de la concurrence, la Commission de la concurrence et de protection du consommateur d’Irlande, le Conseil letton de la concurrence, le Conseil de la concurrence de Lituanie, le Conseil de la concurrence du grand-duché de Luxembourg, le Bureau de la concurrence de Malte, l’Autorité norvégienne de la concurrence, l’Office polonais de la concurrence et de la protection du consommateur, l’Office antimonopole de la République slovaque et l’Office tchèque pour la protection de la concurrence.
Je suis profondément reconnaissant aux magistrats qui ont offert leur aide à cette étude, et notamment à Joana Manuel Mateus Araújo, Elske Boerwinkel, Marc Bosmans, Mads Bundgaard Larsen, Marta Borges Campos, Paolo Catallozzi, Mark Chetcuti, Angelos David, Guido de Croock, Mieke Dudok van Heel, Ulrich Egger, Jürgen Exner, Karin Fløistad, Silvia Giani, Katalin Gombos, Petra Hočevar, Thierry Hoscheit, Irmantas Jarukaitis, Wolfgang Kirchhoff, Gerhard Klumpe, Villem Lapimaa, Irène Luc, Purificación Martorell Zulueta, Liam McKechnie, Christina von Merveldt, Vanda Miguel, Krasimira Milachkova, Polona Mlakar Adam, Tibor Tamás Molnár, Andrea Moravčíková, Cristian Daniel Oana, Maria Arántzazu Ortiz González, Eduardo Pastor Martínez, Maria Mercedes Francisca Pedraz Calvo, Igor Periša, Rūta Petkuvienė, Sylvaine Poillot-Peruzzetto, Maja Praljak, Mira Raycheva, Jacqueline Riffault-Silk, Samuel Rybnikár, Tomáš Rychlý, Adam Scott, Ingeborg Simonsson, Ewa Stefańska, Iannis Symplis, Rudīte Vīduša, Sabine Voelkl-Torggler, Jaap de Wildt et Anne-Marie Witters. D’autres juges ont également contribué à ces recherches mais souhaité rester anonymes.
10. Commission européenne et Association des juges européens en droit de la concurrence (AECLJ). Je remercie la Commission européenne pour l’intérêt qu’elle porte de longue date à cette étude et pour la richesse de nos échanges. Je remercie également l’Association des juges européens en droit de la concurrence (AECLJ) pour ses encouragements et appuis.
11. Limites. Cette étude comporte trois limites principales. En premier lieu, la liste des affaires rassemblées n’est, malgré l’importance des efforts engagés, probablement pas tout à fait exhaustive. Certaines affaires suscitent peu ou pas d’attention, et sont particulièrement difficiles à identifier. À de nombreuses reprises, des contributeurs ont mis au jour des jugements qui ne sont répertoriés dans aucune liste, qui n’ont été commentés dans aucun article, et qui ne figurent souvent pas dans les bases de données. L’étude couvre toutefois un large périmètre géographique, et il est possible que des affaires aient été omises. Je serai reconnaissant à celles et ceux qui attireront mon attention sur toute décision pertinente restée ignorée.
12. En deuxième lieu, la compréhension et l’interprétation du contenu de certains jugements et arrêts ont pu donner lieu à des erreurs. La diversité linguistique qui caractérise l’Europe constitue bien sûr une difficulté importante pour cette étude. Les décisions réunies sont, pour la plupart, rédigées dans des langues autres que le français ou l’anglais [15]. Pour tenter d’appréhender tout ou partie de leur substance, j’ai eu recours à différentes sources, en particulier à des traductions automatiques, à des analyses fournies par des contributeurs à l’étude, et à des articles décrivant le contenu de certains jugements ou arrêts [16]. Il n’en demeure pas moins que, n’ayant pu lire par moi-même le texte original (non traduit) de nombreuses décisions, je ne peux pas exclure la possibilité d’avoir pu parfois mécomprendre certains aspects de leur contenu.
13. En troisième lieu, les chiffres fournis par cette étude doivent être considérés comme des ordres de grandeur. Les décisions réunies et analysées représentent au total sensiblement plus de 10 000 pages. Nombreux sont les critères dont j’ai cherché la présence dans chacune : est-il par exemple fait mention d’une éventuelle répercussion de surcoût ? D’un effet d’ombrelle ? D’une expertise judiciaire, etc.? Sans doute ai-je parfois manqué de relever la présence de certains critères dans certains jugements [17].
14. Observations faites lors des précédentes éditions de cette étude. De nombreuses observations décrites dans les précédentes versions de cette étude restent valides. Elles ne sont dans ce cas souvent pas répétées dans cet article.
II. Observations générales
15. Nombre d’affaires. Dans les 30 pays européens couverts par l’étude, 299 actions en réparation faisant suite à des ententes ont été identifiées. Elles comprennent 58 affaires dans lesquelles des dommages-intérêts ont été accordés, 93 affaires dans lesquelles seule la responsabilité des défendeurs a été établie, et 134 affaires dans lesquelles les demandeurs ont été déboutés. Quatorze affaires sont en attente de jugement, souvent sur renvoi après cassation [18].
Pour interpréter ces chiffres, il est important d’avoir à l’esprit que toutes les actions en réparation, jugées par des juridictions espagnoles à la suite de la décision de la Commission européenne AT.39824 – Camions, ne sont comptées ici que pour une seule affaire (v. § 6).
Au cours de l’année 2020, 45 affaires ont été jugées pour la première fois. C’est un peu moins qu’en 2019 (56 affaires) ou 2018 (53 affaires). Ce léger repli semble être une conséquence de la pandémie : dans plusieurs pays, des contributeurs ont indiqué qu’elle avait retardé la délivrance de certains jugements.
Graphique 1. Nombre cumulé d’affaires, par date de premier jugement

16. Nombre de jugements. Les 299 affaires représentent au total 472 jugements et arrêts sur le fond. Par comparaison, lorsqu’en décembre 2009 l’étude préparée pour la Commission européenne a été publiée (Oxera et al.) [19], le nombre cumulé de jugements et arrêts n’était alors que de 46 : près de dix fois moins qu’aujourd’hui. L’expérience acquise par les juridictions dans l’évaluation de ce type particulier de préjudice, et la richesse des savoir-faire qu’elles ont développés, ont donc considérablement progressé depuis.
Les 472 jugements ont été rendus par des tribunaux de première instance (314 jugements), par des cours d’appel (119 arrêts) et par des cours suprêmes (39 arrêts). Parmi les arrêts de cours suprêmes, près de la moitié ont été rendus au cours des deux dernières années. Sur les questions d’évaluation des préjudices, en particulier, plusieurs arrêts récents du Bundesgerichtshof (Allemagne) fixent des orientations importantes [20].
Dans le cadre de cette étude, 462 jugements ont été collectés, traduits si nécessaire et analysés [21].
17. Pays. Les affaires recensées proviennent de quatorze pays : l’Allemagne (177 affaires), la France (52 affaires) [22], l’Espagne (25 affaires), la Hongrie (8 affaires), l’Italie et les Pays-Bas [23] (6 affaires chacun), la Belgique (5 affaires), l’Autriche, la Finlande et la Grèce (4 affaires chacun), le Danemark (3 affaires), la Pologne et le Royaume-Uni (2 affaires chacun), et le Portugal (1 affaire) [24].
Ici encore, les chiffres minorent fortement l’importance de ce contentieux en Espagne, les centaines d’affaires de Camions jugées par le juge espagnol n’étant par convention comptées que pour une seule unité.
18. Royaume-Uni. Le petit nombre d’affaires jugées au Royaume-Uni n’est pas révélateur de la place qu’occupe réellement le for londonien pour ce type de contentieux. Beaucoup d’actions ont été portées devant le Competition Appeal Tribunal ou la High Court of Justice of England and Wales, faisant suite en particulier à des décisions de la Commission européenne [25]. Cependant, ces procédures ont souvent été conclues par des transactions avant tout jugement. “À notre surprise”, écrivait la cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles dans un arrêt d’octobre 2019, “on nous a dit que nous jugeons la première affaire dans laquelle des dommages-intérêts ont été alloués par une cour ou un tribunal anglais après un procès pour entente anticoncurrentielle violant l’article 101 paragraphe 1 du TFUE [26].” Sur le sujet de l’évaluation d’un préjudice de surcoût ou de sa répercussion, d’importants éléments de savoir-faire peuvent néanmoins être tirés de différents documents provenant de tribunaux britanniques, parmi lesquels les jugements pris en compte dans cette étude, ainsi que d’autres jugements rendus dans des affaires dans lesquelles la faute n’était pas une entente horizontale.
19. Autres pays. Dans plusieurs autres pays, les juridictions nationales n’ont pas encore jugé sur le fond une action en réparation faisant suite à une entente anticoncurrentielle, mais il a pu être observé des développements connexes.
– En République tchèque, en mai 2020, le tribunal municipal de Prague [27] a mis fin à une procédure engagée contre deux sociétés défenderesses, consécutivement à une décision de l’Office tchèque pour la protection de la concurrence (ÚOHS), après conclusion d’une transaction. En juillet 2020, le tribunal régional de Prague [28] a approuvé une transaction conclue dans une autre procédure.
– En Lituanie, en novembre 2019, une action en réparation a été engagée, consécutivement à une décision de sanction du Conseil de la concurrence. Le 17 décembre 2020, la Cour suprême a par ailleurs rendu un arrêt dans une autre procédure, n’entrant pas dans la définition des affaires couvertes par cette étude, mais faisant référence à une autre décision rendue par le Conseil de la concurrence de Lituanie [29].
– En Norvège, le 27 novembre 2019, la Cour suprême a rendu un arrêt, sur la question de la compétence, dans le cadre d’une action consécutive à une décision de la Commission européenne [30].
– En Roumanie, le 6 août 2020, la 6e division civile du tribunal de Bucarest a jugé prescrite une action engagée à la suite d’une décision de la Commission européenne [31]. Le 27 novembre 2020, le même tribunal a jugé une autre action irrecevable [32].
– En Slovaquie, le tribunal de district de Bratislava II [33] a mis fin à plusieurs instances pour des raisons procédurales, ayant trait notamment à des questions de paiement de frais de justice.
– En Suède, enfin, à la suite d’une décision de la Commission européenne, des demandes de déclaration négative de responsabilité ont été portées devant le tribunal des brevets et des marchés [34].
20. Décisions de sanction. Parmi les 299 affaires, 57 % sont consécutives à une décision de sanction d’une autorité nationale de concurrence ; 40 % sont consécutives à une décision de sanction de la Commission européenne ; et seulement 2 % sont de type autonome (en anglais stand-alone) [35]. Les actions autonomes correspondent pour la plupart à des actions civiles engagées en France dans le cadre de procédures pénales. En Italie, une juridiction nationale est saisie d’une affaire un peu originale, car consécutive à une décision de sanction prise par l’autorité de concurrence d’un autre État membre.
Les affaires jugées par des juridictions nationales en Europe faisaient suite à 72 décisions de sanction (parmi lesquelles 18 décisions de la Commission européenne) [36]. En matière d’évaluation d’un préjudice de surcoût, les juridictions ont donc développé des compétences dans un grand nombre de secteurs économiques, et dans toutes sortes de circonstances. Le savoir-faire ainsi accumulé est d’une grande richesse, mais il est aussi géographiquement fragmenté. Dans les pays où au moins une action a été jugée, en moyenne les affaires jugées par les juridictions nationales ne faisaient suite qu’à (seulement) six décisions d’autorités de concurrence [37]. En d’autres termes, lorsqu’à l’avenir une juridiction devra se prononcer sur telle ou telle question, relative à l’évaluation d’un préjudice de surcoût, souvent il sera possible de trouver des jugements et arrêts fournissant des éclairages sur cette même question ; mais il faudra généralement aller les chercher dans d’autres États membres. C’est d’ailleurs ce que font des juges : cette étude a relevé un nombre croissant de jugements, rendus en particulier par des tribunaux allemands, espagnols ou néerlandais, faisant explicitement référence à des jugements rendus par des juridictions étrangères [38].
21. Demandeurs : acheteurs directs et indirects. Près de 72 % des procédures ont été lancées par des acheteurs directs [39]. Cependant, la proportion des actions engagées par des acheteurs indirects est désormais d’environ 20 %. Ce chiffre comprend un nombre non négligeable d’actions dans lesquelles les demandeurs avaient réalisé une part de leurs achats de manière directe, et une autre part de manière indirecte.
22. Nature des demandeurs. Près de 48 % des actions ont été engagées par des sociétés privées. Beaucoup d’autres demandeurs appartiennent au secteur public : des entreprises publiques (20 %), des collectivités locales (19 %) et des entités gouvernementales (3 %) ont intenté au total 42 % des actions [40]. Enfin, 15 actions ont été lancées par des consommateurs, 6 par des véhicules financiers spécialisés, et 10 par différents autres types de demandeurs.
III. Affaires ayant abouti à l’allocation de dommages-intérêts
23. Localisation géographique. Des dommages-intérêts ont été accordés dans 58 affaires [41]. Elles ont été jugées en France (22 affaires), en Espagne (16 affaires), en Allemagne (10 affaires), au Danemark (3 affaires), en Grèce (2 affaires), en Autriche, en Belgique, en Finlande, en Italie et au Royaume-Uni (1 affaire chacun).
Tout particulièrement pour l’Allemagne, le nombre d’affaires ayant abouti à l’attribution de dommages-intérêts est un peu trompeur : dans près de 70 autres affaires, les juridictions allemandes ont prononcé des jugements interlocutoires ou déclaratoires établissant la responsabilité du ou des défendeurs, mais ne quantifiant pas le montant de l’éventuel préjudice [42].
24. Taux de succès. Au cours des dernières années, le taux de succès des jugements et arrêts a évolué significativement. Pour cette analyse, un jugement ou arrêt est considéré comme couronné de succès dans deux cas de figure : lorsque des dommages-intérêts ont été accordés, ou lorsque la responsabilité du ou des défendeurs a été établie – en d’autres termes, du point de vue des demandeurs [43]. Comme le montre le graphique 2, la proportion de jugements et arrêts couronnés de succès a augmenté de 2013 à 2018. Elle a chuté en 2019 et 2020.
Graphique 2. Résultats des jugements et arrêts, par année de jugement

Les variations temporelles du taux de succès paraissent déterminées, au moins pour partie, par la nature des affaires jugées. Entre 2015 et 2018, deux vagues d’affaires ont été jugées, l’une consécutive à l’entente dans le secteur de la signalisation routière verticale en France, l’autre faisant suite à l’entente dans le secteur des rails en Allemagne. Les jugements et arrêts rendus dans ces deux jeux d’affaires ont souvent été favorables aux demandeurs.
Pour interpréter ces chiffres, il faut avoir à l’esprit qu’ils ne comprennent pour l’Espagne qu’une seule affaire fondée sur la décision de la Commission européenne dans le secteur des Camions [44].
25. Taux de surcoût [45]. Pour chacune des 58 affaires dans lesquelles des dommages-intérêts ont été prononcés, un taux de surcoût a pu être calculé ou estimé [46]. Les éditions précédentes de cette étude indiquaient les taux de surcoût retenus par les juridictions pour chaque affaire. Cette édition indique le taux de surcoût moyen pour chaque entente [47]. Selon le principe posé par l’étude réalisée pour la Commission européenne (Oxera et al., 2009), les taux de surcoût sont exprimés en pourcentage des prix effectivement payés [48]. Le plus petit taux de surcoût est inférieur à 1 % ; le plus élevé est de l’ordre de 34 %.
Graphique 3. Taux de surcoût par entente

Le taux moyen de surcoût par entente est de 12 %, et le taux médian de 10 % [49].
IV. Méthodes d’évaluation
26. Guide pratique. La Commission européenne a publié en juin 2013 un Guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 du TFUE. Ce document décrit les différentes méthodes que la Commission juge potentiellement appropriées pour évaluer les montants des préjudices causés par les atteintes au droit de la concurrence [50]. Il est fait référence à ce guide pratique dans beaucoup de jugements. Dans quelques affaires, des évaluations de préjudice ont été rejetées par les magistrats au motif qu’elles reposaient sur des méthodes de quantification non présentes dans le Guide pratique [51].
27. Méthodes acceptées par les juridictions. Les juridictions ont été exposées à toutes les grandes familles de méthodes décrites dans le Guide pratique. Dans les 58 affaires ayant abouti à l’allocation de dommages-intérêts, les préjudices de surcoût ont été quantifiés à l’aide des méthodes suivantes [52] :
– comparaison dans le temps (également appelée “avant-après”) : 22 affaires [53] ;
– comparaison avec un marché non affecté : 6 affaires ;
– méthodes basées sur les coûts ou financières : 9 affaires ;
– analyse de régression (également appelée “économétrie”) : 4 affaires ;
– modèle de simulation : 0 affaire ;
– autres méthodes : 23 affaires [54].
28. Comparaison dans le temps. La méthode la plus fréquemment acceptée par les juridictions consiste à comparer des prix dans le temps. Cette méthode a été trouvée en particulier dans des jugements allemands, autrichiens, espagnols, français et italiens.
Lorsqu’une comparaison temporelle est réalisée, où faut-il aller chercher le prix “contrefactuel” (non affecté par l’entente) : avant le début des pratiques, ou après leur fin ? Dans près de 70 % des affaires, c’est après la fin de l’entente qu’il a été trouvé. Plus rarement, il a été pris avant que ne commence l’entente, quand des circonstances spécifiques s’y prêtaient (par exemple dans le cas d’une entente de courte durée). Quelques évaluations ont utilisé conjointement un prix avant entente et un prix après.
Dans un jugement d’avril 2020, le tribunal de commerce de Vienne [55] a observé que les comparaisons de prix dans le temps pouvaient soulever des difficultés dans notamment deux sortes de circonstances : lorsque les quantités achetées diffèrent, au risque de fausser les comparaisons, et lorsque des innovations technologiques sont survenues.
29. Comparaisons avec des marchés non affectés. Les comparaisons avec des marchés non affectés sont assez rarement employées pour évaluer les préjudices causés par les ententes. Dans quelques affaires, un scénario contrefactuel proposé par des demandeurs s’appuyait sur des chiffres tirés d’un autre pays. Mais les juridictions ont souvent exprimé des interrogations sur le caractère véritablement approprié du choix de ce pays. Un tribunal de commerce de Pontevedra [56] a par exemple mis en doute la pertinence d’éléments contrefactuels trouvés sur le marché mexicain, observant que les marchés américains ou japonais semblaient avoir plus de points communs avec le marché européen. De même, la cour d’appel d’Athènes a considéré qu’une comparaison de prix entre la Grèce et l’Allemagne n’était pas conclusive, certains coûts de production pouvant en particulier différer d’un pays à l’autre. En pratique, lorsque des comparaisons avec des marchés non affectés ont été acceptées, généralement ces comparaisons restaient à l’intérieur des frontières d’un même pays : elles mettaient en parallèle les prix dans différentes régions, par exemple, ou encore les évolutions de prix de différents produits.
30. Analyse de régression (économétrie) [57]. Les précédentes éditions de cette étude n’avaient réussi à trouver aucune affaire dans laquelle le montant de dommages-intérêts retenu par une juridiction résultait d’une analyse économétrique. Ce constat n’a plus lieu d’être. En février 2020, la cour d’appel de Madrid a accepté l’un des résultats d’un modèle de régression, produit par un défendeur [58]. Il existe également des jugements, dans des procédures engagées par des acheteurs de Camions, dans lesquels des juridictions espagnoles ont accepté les résultats de modèles économétriques ; ces jugements ne sont toutefois pas décomptés dans les chiffres de cette étude [59]. Dans un ensemble de jugements récents, un tribunal espagnol a analysé différents modèles de régression fournissant des résultats divergents [60].
31. Modèles de simulation. Les jugements et arrêts faisant mention d’un modèle de simulation sont très peu nombreux [61]. Cette année, cependant, il est fait référence à un modèle de cette nature dans un ensemble de jugements rendus par le tribunal régional de Cologne [62]. Le tribunal a demandé en l’espèce l’avis d’un expert judiciaire. S’appuyant sur une analyse économique très fournie, il a rejeté les demandes.
32. Autres méthodes. Dans 14 affaires, les juridictions ont estimé elles-mêmes le taux du surcoût ou son montant. Ces affaires viennent d’Allemagne, de Belgique, d’Espagne et de Grèce [63]. Plusieurs tribunaux ont indiqué tenir cette méthode pour appropriée dans notamment un cas de figure : lorsqu’au regard du montant potentiel du préjudice, le coût d’une expertise judiciaire paraît disproportionné. Cette manière de procéder a semble-t-il été fréquemment utilisée par des juridictions espagnoles pour évaluer les préjudices d’acheteurs de Camions [64].
Dans quatre affaires allemandes, les juridictions ont accepté l’emploi d’un pourcentage prédéfini par une clause contractuelle [65]. Dans d’autres affaires, les juridictions ont fait référence à des chiffres obtenus auprès de témoins, à des éléments trouvés dans des décisions d’autorités de concurrence, au profit obtenu par l’auteur de la faute, ou encore au montant qu’avait versé le gagnant d’un appel d’offres truqué à un autre participant au même appel d’offres.
La Hongrie et la Lettonie ont établi une présomption réfragable selon laquelle les ententes causent un surcoût de 10 % (ou de 20 % en Roumanie) [66]. Cette étude n’a trouvé aucun jugement ou arrêt ayant déterminé un montant de dommages-intérêts au moyen d’une telle présomption. Dans plusieurs affaires portées devant des juridictions hongroises, cependant, les montants demandés avaient été établis par référence au taux présumé [67].
33. Conditions requises pour obtenir des résultats fiables. Dans un arrêt de décembre 2020, la cour d’appel de Valence souligne que “l’utilisation d’une méthode communément admise pour la quantification du dommage n’est pas suffisante [pour garantir à elle seule la qualité des résultats]. Il est également nécessaire que les données utilisées soient exactes, comparables entre elles et correctement traitées. Si tel n’est pas le cas, les résultats obtenus seront soit incorrects, soit biaisés” [68].
34. Variations du taux de surcoût. En décembre 2018, le Bundesgerichtshof a observé que “les ententes qui ont couru sur une longue durée, et qui ont dû couvrir un large territoire géographique, sont susceptibles d’avoir varié en intensité dans le temps et dans l’espace” [69]. Quelques jugements récents prennent en compte des variations du taux de surcoût dans le temps [70]. Les lecteurs intéressés par ce sujet trouveront également des éléments dans deux décisions un peu plus anciennes, l’une rendue par la cour d’appel de Paris et l’autre par le tribunal maritime et commercial de Copenhague [71].
35. Preuve des achats. Pour calculer un préjudice de surcoût, on multiplie souvent (1) un montant acheté par (2) un taux de surcoût. Les écrits sur les questions d’évaluation traitent presque exclusivement de l’estimation du paramètre (2) : le taux de surcoût. Souvent pourtant, la détermination du montant des achats affectés par une entente et sa preuve occupent, elles aussi, une place centrale. En janvier 2020, par exemple, le tribunal régional de Stuttgart a indiqué qu’il attendait d’un demandeur que celui-ci spécifie “qui a acheté à qui, quand, quel produit précis, de quelle manière (par exemple achat, leasing, location avec option d’achat) et à quelles conditions, en particulier à quel prix” [72]. En juillet 2020, le tribunal régional de Dortmund a également exposé que les transactions prétendument affectées devaient être détaillées et justifiées pour ce qui concerne “le vendeur, le prix et le produit exact acheté” [73].
36. Expertises. C’est un peu une nouveauté : plusieurs arrêts décrivent cette année comment les juridictions peuvent utiliser au mieux les rapports d’expertise qui leur sont soumis. Le Bundesgerichtshof rappelle qu’un avis d’expert, qu’il soit judiciaire ou de partie, ne peut en aucune circonstance remplacer l’évaluation de l’affaire que le juge doit réaliser lui-même [74]. La cour d’appel de Barcelone observe que, lorsqu’il se voit soumettre des rapports d’expertise divergents, le rôle du juge n’est pas de choisir l’un de ces rapports plutôt qu’un autre : le juge doit former sa propre évaluation [75]. La cour d’appel de Valence recense des critères indicatifs de la valeur probatoire qu’il faut donner à un avis d’expert, parmi lesquels “l’importance de la qualification de l’expert, sa connaissance du marché concerné, la méthode choisie et la justification de ses conclusions” [76]. Enfin, la cour d’appel de Paris a publié deux fiches explicitant les règles applicables aux expertises judiciaires et privées [77].
Dans un important arrêt de novembre 2013, le Tribunal Supremo espagnol indiquait que tout rapport d’expertise devait “partir sur des bases correctes” [78]. S’appuyant sur cette exigence, des juridictions espagnoles ont fréquemment reproché à des rapports d’expertise de s’éloigner des faits tels qu’établis dans les décisions d’autorités de concurrence [79]. Des juridictions allemandes ont parfois formulé une objection similaire [80]..
37. Effets d’ombrelle. Deux jugements recensent des critères permettant d’évaluer d’éventuels effets d’ombrelle : la probabilité de leur apparition d’une part, et leur hauteur possible d’autre part. Le premier de ces arrêts a été rendu par la haute cour régionale de Düsseldorf en mai 2019, le second par le Bundesgerichtshof en mai 2020 [81].
De manière peu courante, dans un ensemble d’affaires allemandes, des demandeurs ont plaidé qu’un effet d’ombrelle avait poussé à la hausse non seulement les prix de produits entachés d’entente, mais aussi ceux de produits différents qui leur étaient substituables.
38. Répercussion (“passing-on”). Dans près de la moitié des affaires, les défendeurs ont plaidé que l’éventuel surcoût avait été répercuté. Cela représente une proportion importante, car certaines procédures se prêtent mal à cet argument (par exemple celles engagées par des collectivités locales ou par des consommateurs).
39. Répercussion dans les arrêts de cours suprêmes. En Allemagne, dans une série d’importants arrêts, le Bundesgerichtshof a posé un ensemble de règles régissant quand et comment, pour quantifier un préjudice de surcoût, une éventuelle répercussion doit être prise en compte [82]. L’un de ces arrêts traite également de la question, encore peu explorée, d’une éventuelle réduction du préjudice réparable lorsque le demandeur a perçu des subventions [83].
Au Royaume-Uni, la Cour suprême a souligné que “la question pertinente est une question factuelle : le demandeur a-t-il, dans le cadre de son activité, récupéré auprès de tiers les coûts [des commissions de service], y compris le surcoût qu’elles incluaient ? (…) Si, au regard des éléments de preuve, la Cour devait conclure que le revendeur a, en réduisant les coûts d’autres de ses achats ou en répercutant [les commissions de service] sur ses consommateurs, (…) transféré tout ou partie de son préjudice vers des tiers, son préjudice réparable ne serait pas égal au montant du surcoût, mais d’un niveau moindre” [84]. L’arrêt confirme que, dans l’hypothèse où un revendeur réagirait à un surcoût en réduisant des dépenses discrétionnaires, par exemple son budget marketing ou ses investissements, la Cour ne considérerait pas ces économies comme venant en réduction du montant du préjudice réparable. L’arrêt indique également que, parfois, il est possible de trouver des éléments de preuve, sur la question de l’éventuelle répercussion d’un préjudice de surcoût, en analysant la procédure budgétaire du demandeur. Il est fait référence à cet arrêt dans deux jugements récents du Competition Appeal Tribunal [85].
40. Effet volume [86]. En mai 2018, le tribunal métropolitain de Budapest a rejeté une demande, au motif notamment que tout éventuel surcoût avait probablement été répercuté. En décembre 2019, la cour d’appel de Budapest a demandé au tribunal de réexaminer ce point : “Si la victime a répercuté tout ou partie d’un surcoût sur ses propres acheteurs, réduisant ainsi la perte qu’elle a subie, le montant ainsi répercuté ne constitue plus un préjudice réparable. Cependant, si l’acheteur direct a répercuté de la sorte son dommage, l’augmentation de ses prix de vente a probablement causé une réduction des quantités vendues, laquelle pourrait être constitutive d’une perte de marge [87].”
41. Répercussion sur les contribuables. À l’occasion d’actions engagées par des administrations ou par des collectivités locales, parfois des défendeurs ont plaidé que tout ou partie du montant du préjudice réparable avait été répercuté sur les contribuables, par le biais d’impôts et taxes. La question est abordée par exemple dans un jugement récent du tribunal régional de Stuttgart [88].
42. Durée des affaires et intérêts compensatoires. Dans les 299 affaires, la décision de sanction est intervenue en moyenne 8,4 années après la date des achats ; et le jugement de première instance a été rendu 4,5 années plus tard. La durée totale, depuis la date de survenance de l’éventuel préjudice jusqu’au premier jugement destiné à le réparer, est donc en moyenne de 12,9 années. Cette durée présente toutefois d’importants écarts d’une affaire à une autre : moins de 3 ans pour les procédures les plus courtes, plus de 20 ans pour les plus longues. Parce que cet intervalle de temps est généralement grand, les modalités de calcul des intérêts compensatoires constituent dans certaines procédures un sujet important [89].
V. Jugements récents : Points marquants
43. Dans le cadre de cette étude, 127 jugements et arrêts rendus entre juin 2019 et décembre 2020 ont été réunis et analysés [90]. Cette section de l’étude, destinée à mettre en lumière les contenus de certains d’entre eux, ne peut naturellement restituer qu’une part très réduite de leur richesse. Certains des jugements et arrêts mentionnés ci-après ont pu faire l’objet d’appels ou de pourvois en cassation.
44. Le 18 juin 2019, la Cour suprême de Finlande a traité dans deux affaires la question de la répartition de la charge de la dette indemnitaire entre membres d’une entente [91]. La Cour a jugé que cette répartition devait reposer sur une combinaison de deux critères : la part des avantages tirés de la faute ayant directement bénéficié à chacun des membres de l’entente responsables de l’indemnisation, et le degré de faute imputable à chacun [92]. Appliquant ces critères, la Cour a tenu un membre de l’entente pour responsable d’un tiers du montant du préjudice dans une affaire, et de l’intégralité du montant dans une autre.
45. Le 11 septembre 2019, le tribunal de district d’Amsterdam a demandé à des véhicules financiers contentieux (en anglais des “claim vehicles”) de produire davantage d’éléments de preuve à l’appui de leurs demandes [93]. Comme le rappelle ce jugement interlocutoire, des juridictions néerlandaises avaient déjà rencontré cette problématique à différentes reprises. Dans cette affaire, le tribunal a jugé que “la quantification du préjudice – y compris les principes sous-jacents à appliquer à cet égard – ne peut pas être considérée comme un ‘sous-sujet’ dans le déroulement de cette procédure, pouvant faire l’objet d’un débat distinct et ‘subordonné’. La quantification du préjudice constitue le cœur même de l’affaire” [94].
46. Le 23 octobre 2019, un autre jugement interlocutoire, traitant notamment de la même problématique, a été rendu par le tribunal de district de Rotterdam. “Le tribunal considère que X…, cessionnaire [de créances indemnitaires], a soumis au tribunal un ensemble de demandes distinctes. Cette manière de procéder ne permet pas de réduire la charge de la preuve, qui reste la même que si chacun des détenteurs d’une éventuelle créance indemnitaire avait présenté séparément sa demande. En conséquence, la possibilité que chacun d’entre eux ait subi un préjudice va devoir être établie [95].”
47. Le 31 octobre 2019, la cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles a rendu pour la première fois un arrêt dans une action en réparation faisant suite à une entente [96]. Les décisions successives dans cette affaire comprennent, sur plusieurs questions relatives à l’évaluation du préjudice de surcoût, d’importants éléments de savoir-faire [97]. Trois des sujets traités dans cet arrêt méritent une attention particulière. Premier sujet : “le juge a eu raison de ne partir d’aucune présomption de perte ou de dommage (…). Nous sommes également d’accord avec lui que, au regard des faits de l’espèce, on ne voit pas bien en quoi une présomption de ce type aurait été utile [au demandeur], dès lors qu’il aurait fallu en tout état de cause quantifier son préjudice, et que la loi anglaise réduit généreusement les difficultés probatoires que peut présenter cet exercice” [98]. En particulier, “une entente de répartition de marchés n’a pas nécessairement pour effet de rendre non concurrentiel le prix d’une soumission à un appel d’offres” [99]. Deuxième sujet : la cour explique que les bénéfices obtenus par le fournisseur qui participe à une entente sont une chose ; le préjudice subi par le client de ce fournisseur peut en être une autre. “Attribuer des dommages-intérêts sur la base d’économies faites par le membre de l’entente [grâce à sa participation à cette entente], plutôt que sur la base des pertes subies par la victime parce qu’elle a dû payer un prix renchéri par l’entente, constitue une erreur de droit [100].” Troisième sujet : comme l’ont relevé de précédentes éditions de cette étude, évaluer un préjudice causé par la manipulation d’un appel d’offres soulève toute une série de problématiques spécifiques, souvent peu ou pas traitées dans les différents guides et manuels [101]. L’arrêt contient dans ce domaine quelques observations utiles.
48. Le 30 décembre 2019, le tribunal de commerce de Valence no 3 a alloué des dommages-intérêts à hauteur de la demande présentée par un plaignant [102]. Le rapport d’expertise qu’avait produit ce plaignant comprenait deux quantifications de préjudice distinctes, donnant apparemment l’une et l’autre des résultats relativement convergents. La collection de jugements et arrêts réunis dans le cadre de cette étude montre, semble-t-il, assez peu d’affaires dans lesquelles un demandeur a présenté les résultats de plusieurs approches de quantification de préjudice mises en œuvre en parallèle. Peut-être est-il cependant intéressant de noter que des juridictions ont parfois donné mission à un expert, par exemple, “d’exposer les différentes méthodes d’évaluation du préjudice qui pourraient être mises en œuvre et d’en utiliser au moins deux dans le but de conforter les estimations auxquelles il sera parvenu” [103].
49. Le 3 février 2020, la cour d’appel de Madrid a alloué des dommages-intérêts dans deux procédures faisant suite à l’entente dans le secteur des enveloppes [104]. Le taux de surcoût retenu dans chaque arrêt provient d’une analyse de régression. De manière très inhabituelle, c’est dans un rapport d’expertise produit par l’un des défendeurs que la cour a trouvé le taux de surcoût jugé approprié.
50. Le 20 février 2020, la cour d’appel d’Athènes a confirmé un jugement attribuant des dommages-intérêts à trois producteurs de lait [105]. Cet arrêt mérite un intérêt particulier pour au moins deux raisons. En premier lieu, peu nombreuses sont les affaires jugées en Europe dans lesquelles des vendeurs ont obtenu réparation pour un préjudice causé par une entente entre acheteurs. En second lieu, confirmant la position du tribunal de première instance d’Athènes, la cour a considéré que les demandeurs avaient subi un préjudice moral. Il est peu fréquent que, dans une action en réparation faisant suite à une entente horizontale, un préjudice moral soit réparé : ailleurs qu’en Grèce, il n’existe, semble-t-il, que deux autres cas. Certains lecteurs s’intéresseront enfin peut-être à la liste des critères que la cour a pris en compte pour déterminer quel aurait été le “juste” prix d’achat [106].
51. Le 27 avril 2020, le Conseil d’État a rendu un arrêt explicitant les conséquences financières d’une annulation de contrat : “En cas d’annulation du contrat en raison d’une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant, ce dernier doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique mais peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu’il a engagées et qui ont été utiles à celle-ci, à l’exclusion, par suite, de toute marge bénéficiaire [107].”
52. Le 30 septembre 2020, le tribunal régional de Dortmund a alloué des dommages-intérêts calculés à partir d’un taux de surcoût dont il avait lui-même estimé la hauteur [108]. Pour réaliser cette estimation, le tribunal a notamment pris en compte un jeu de critères jugés indicatifs de l’efficacité d’une entente, parmi lesquels sa durée, la part de marché cumulée de ses membres, le niveau perçu de discipline régnant en son sein, et l’existence ou l’absence de produits substituables à ceux faisant l’objet de l’entente. Le tribunal a d’abord observé quelles indications ces critères lui donnaient en l’espèce. Il a ensuite estimé le taux de surcoût (15 %) par référence à différentes informations : un pourcentage prédéfini figurant dans des conditions générales applicables à l’une des transactions, des études économiques fournissant des données statistiques sur les taux de surcoût [109], et des taux de surcoût retenus par d’autres juridictions en Europe (y compris une valeur médiane trouvée dans l’édition précédente de la présente étude). Le jugement comprend également des développements notables sur deux autres sujets, les effets d’ombrelle d’une part, et les exigences que le code de procédure civile allemand impose aux rapports d’experts de partie d’autre part.
53. Le 4 novembre 2020, le tribunal régional de Dortmund a estimé des taux de surcoût dans une seconde affaire. En l’espèce, le tribunal a retenu un taux de surcoût de 10% pour la période de début de l’entente, et de 15% par la suite [110].
54. Pour conclure, j’aimerais remercier une fois encore chacune des personnes, et chacune des institutions, ayant offert temps et connaissances à cette étude.