Ce liber amicorum commence par une interview, finement menée par Michal Gal, qui donne l’impression de retrouver une figure familière, mais révèle des traits singuliers du parcours d’Eleanor Fox. Au-delà de sa silhouette frêle et toujours modeste, on découvre une personnalité ferme et tenace. Sa réputation d’enseignante aussi lumineuse que bienveillante est parfaitement connue. Son parcours d’étudiante l’est moins : en 1958, elles n’étaient que deux femmes inscrites dans sa faculté de droit et un professeur condescendant avait institué un Ladies’ Day pour leur participation orale. Pionnière, elle le fut également dans sa carrière d’avocat, où elle gravit les échelons dans l’une des dix premières firmes de droit cotées à Wall Street. Cependant, par goût de l’indépendance, elle décida d’embrasser une carrière académique. Pour tourner la page, non sans impertinence, elle écrivit alors un roman intitulé WL, Esquire – WL étant les initiales du personnage principal, une avocate, de même que le sigle de Women’s Liberation, et Esquire (Esq.), le titre honorifique qui précédait nécessairement la désignation d’un avocat. Pionnière, elle le fut enfin en s’intéressant à d’autres perceptions du droit de la concurrence. D’abord, elle fit l’effort de saisir l’originalité du droit européen, qui s’affirmait à contre-courant de l’idéologie dominante de l’École de Chicago. Ensuite, elle prit la mesure de la mondialisation économique en proposant des principes de droit de la concurrence applicables au sein de l’OMC, pour neutraliser les effets pervers d’une libéralisation des échanges pure et dure. En cela, elle était proche et même partie prenante des réflexions et propositions encouragées par la Commission européenne. Tout en reconnaissant que ce projet est obsolète, elle ne se prive pas d’une illustration soulignant la nécessité d’avancer dans cette voie. Ainsi, l’autorisation de la fusion de Holcim et Lafarge a été donnée par les autorités américaine et européenne, qui ont pris la précaution d’en subordonner l’octroi à des engagements qui protégeaient leurs marchés respectifs, mais laissaient les marchés des pays en voie de développement à la merci d’un pouvoir de marché renforcé. On comprend dès lors l’engagement d’Eleanor Fox dans des travaux substantiels au profit de ces pays. “Inclusiveness” devient son mot d’ordre et elle prédit même que le concept pourrait gagner les pays développés avec le principe de l’égalité en opportunité.
La première partie est d’ailleurs consacrée à des témoignages de reconnaissance émanant principalement de l’Afrique du Sud et de l’Afrique subsaharienne. C’est une heureuse initiative que de commencer par ceux-ci tant ces pays paraissent les oubliés du droit de la concurrence, alors qu’ils ne l’ont pas été Eleanor. Albie Sachs la décrit comme “son arme secrète”, tandis que Dennis Davis use de l’expression “a new competition paradigm” pour signifier son influence. Tembinkosi Bonakele souligne qu’elle se soucie du bon fonctionnement des marchés pour les peuples. La troisième partie est aussi sur le registre des économies émergentes. Taimoon Stewart souligne le caractère artificiel de l’importation du droit antitrust dans les Caraïbes et l’exemplarité du droit sud-africain, qui a introduit dans sa méthodologie l’équité, l’intérêt général et plus largement la valeur de l’inclusion dans les normes de concurrence. David Gerber encourage les pays émergents à se détacher du modèle de convergence, qui leur était jusque-là imposé, en tirant parti de la crise engendrée aux États-Unis par la concentration de pouvoir des entreprises de la Big Tech. Harry First renchérit en soulignant combien les plateformes numériques constituent un outil crucial pour leur développement.
La quatrième partie prolonge les débats avec des valeurs habituellement très éloignées du droit de la concurrence : racisme, inégalité et loyauté. De manière inattendue mais finalement dans la droite ligne de ce que préconise Eleanor Fox, Owen Fiss s’interroge sur l’apport potentiel de l’antitrust à des sociétés racialement stratifiées comme l’Afrique du Sud et les États-Unis. Pradeep Mehta et Ujjwal Kumar examinent le potentiel de l’antitrust pour faciliter l’accès aux soins. S’agissant des États-Unis, Lisl Dunlop est plus réservée sur ce potentiel tant le système de soins américains est complexe et les asymétries de l’information importantes.
Il convenait de revenir aux fondamentaux, ce que fait la deuxième partie. Giuliano Amato s’en tient à une position de juste milieu. Il reconnaît que l’École de Chicago, en invoquant une analyse économique “saine”, a freiné la mise en œuvre du droit antitrust et a entraîné un laisser-faire qui a profité à la Big Tech. Pour autant, il n’est pas convaincu par les solutions extensives des protagonistes d’un néo-antitrust. Il s’en tient à l’idée que le droit de la concurrence ne peut pas tout faire et que d’autres branches du droit doivent être mises en avant. Giorgio Monti permet d’enchaîner avec le besoin impérieux de rendre, au moins, le droit antitrust plus efficace. Il s’interroge sur les raisons qui n’ont pas permis de renverser l’emprise de l’École de Chicago, malgré les écrits mémorables d’Eleanor Fox, puis ceux de l’ouvrage collectif How the Chicago School Overshot the Mark. Il recommande d’abord de prendre appui sur le mécanisme des présomptions qui, par le renversement possible de la preuve, laisse à l’entreprise la marge suffisante pour se défendre. Il ajoute ensuite l’intérêt d’un choix politique qui abandonnerait la preuve d’une atteinte au “consumer welfare” pour s’en tenir à l’atteinte au processus de concurrence. Le droit de la concurrence doit être efficacement mis en œuvre, car, nous dit Damien Gérard dans son article “In Antitrust We Trust”, l’enjeu est de renouer avec la confiance dans les marchés et dans nos institutions libérales. On comprend bien avec Darryl Biggar, Allan Fels et Alberto Heimler que l’application ou la non-application du droit de la concurrence aux marchés du travail a créé beaucoup de désillusion et d’amertume. Ils considèrent que le standard du “consumer welfare” ne convient pas dans la mesure où il tend à sacrifier les intérêts des travailleurs. Ils proposent d’appliquer l’approche du coût de transaction. On comprend également avec Joseph Wilson que les moyens doivent être envisagés à l’échelle mondiale. Il revient sur les efforts d’Eleanor Fox et plaide, à son tour, pour un ordre mondial de la concurrence. Prenant l’exemple de la Convention internationale de Chicago pour l’aviation civile, il rappelle que celle-ci répond non pas à une idée généreuse, mais à une nécessité pour la sécurité du transport. Il en va de même dans un monde où prévaut la mondialisation des échanges économiques avec des fusions transnationales et où des nouvelles technologies se jouent des frontières.
Dans la cinquième partie, cette mondialisation est traitée par Donald Baker sous l’angle positif des progrès accomplis en matière de coopération entre les autorités de concurrence. Elles y ont vu pleinement leur intérêt en termes d’efficacité. Par contraste, Maciej Bernatt aborde la fragilité des autorités de concurrence dans les pays où règne le populisme. Pour la sixième partie, Koren Wong-Ervin et Andrew Heimert prolongent les réflexions sur les différentes approches de l’extraterritorialité à travers le monde. Assimakis Komninos envisage le rôle du private enforcement dans l’application du Digital Markets Act et préconise des limitations pour ne pas entraver l’efficacité de l’action publique. Quant à Gönenç Gürkaynak, Berfu Akgün et Bulut Girgin, ils abordent le sujet très sensible du contrôle juridictionnel des décisions du contrôle des concentrations et précisément l’annulation d’une décision par les juridictions de l’Union comme dans l’arrêt Hutchison 3G ou l’arrêt UPS/TNT Express. Au mieux, il faut doter la Commission de tous les moyens pour éviter des erreurs de procédure ou d’analyse économique, car elle est a priori mieux placée que les juridictions pour traiter des affaires aussi complexes. Au pire, il convient de mieux envisager les réparations dues pour ses erreurs, même si ces réparations ne pourront jamais couvrir l’ampleur des préjudices.
La Chine fait l’objet d’une partie à part entière pour clore l’ouvrage. Le projet de réforme de la loi antimonopole, présenté en janvier 2020, est examiné par Wang Xiaoye et Adrian Emch. Leur conclusion porte sur l’impérieuse nécessité de renforcer l’indépendance et les moyens de l’autorité de concurrence. Deborah Healey relève un mouvement continu pour se rapprocher des standards internationaux. Wendy Ng aborde le sujet délicat de la protection des informations personnelles et ses implications dans le droit chinois de la concurrence.
L’ensemble des contributions, par la diversité des horizons et des points de vue et par l’audace des propositions, fait honneur aux travaux d’Eleanor Fox, qui ont toujours été à contre-courant avec ténacité et s’avèrent finalement à l’avant-garde