Dans un arrêt du 22 septembre 2022, le Tribunal de l’Union a confirmé, dans une large mesure, la décision de la Commission selon laquelle Google avait imposé des restrictions illégales aux fabricants d’appareils mobiles Android et aux opérateurs de réseaux mobiles, afin de consolider la position dominante de son moteur de recherche. Pour mieux tenir compte de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal inflige à Google une amende d’un montant de 4,125 milliards d’euros au terme d’un raisonnement qui diffère sur certains points de celui de la Commission.
Rappelons que la décision de la Commission, en date du 18 juillet 2018 intervenait dans un contexte d’affrontement politique entre les autorités américaines et européennes. Elle avait d’ailleurs suscité une vive réaction de la part de l’ancien président Donald Trump (qui avait déclaré sur Twitter “I told you so ! The European Union just slapped a Five Billion Dollar fine on one of our great companies, Google. They truly have taken advantage of the U.S., but not for long ! ”).
La Commission reprochait notamment à Google d’imposer des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux fabricants d’équipements d’origine [ci-après “FEO”] et aux opérateurs de réseaux mobiles [ci-après “ORM”] afin de protéger et de consolider sa position dominante sur les marchés nationaux des services de recherche générale. Elle avait également assorti sa décision d’injonctions comportementales, exigeant qu’elle mette fin aux pratiques visées, à savoir la pré-installation d’applications telles Google Search, Chrome ou encore Play Store, et ses restrictions au développement de systèmes d’exploitation pour mobiles [ci-après SEM] dérivés (les clauses anti-fragmentation).
Ces pratiques s’inscrivaient dans le contexte du développement de l’internet mobile. Google avait mis en place une stratégie globale destinée à occuper l’espace sur l’internet mobile et à diriger le trafic internet des appareils Google Android vers le moteur de recherche Google. Dans ce cadre, trois séries de restrictions contractuelles avaient été identifiées. D’abord, des restrictions insérées dans les accords de distribution des applications mobiles [ci-après “ADAM”] par lesquels Google imposait aux FEO de préinstaller ses applications de recherche générale (Google Search) et de navigation (Chrome), avant de pouvoir obtenir une licence d’exploitation pour sa boutique d’applications (Play Store). Ensuite, des restrictions insérées dans les accords anti-fragmentation [ci-après “AAF”] en vertu desquels les FEO qui souhaitaient préinstaller des applications Google ne pouvaient pas vendre d’appareils fonctionnant sur des versions d’Android non approuvées par Google. Enfin, des restrictions insérées dans les accords de partage des revenus [ci-après “APR”] en vertu desquels Google accordait aux FEO et aux ORM un pourcentage de ses recettes publicitaires à condition qu’ils aient accepté de ne pas préinstaller de service de recherche générale concurrent sur l’un quelconque des appareils faisant partie d’un portefeuille défini d’un commun accord (“APR par portefeuille”).
Le recours formé par Google est pour l’essentiel rejeté par le Tribunal, qui n’a accueilli que le troisième moyen et la première branche du cinquième moyen. Mais l’arrêt est particulièrement riche d’enseignements. Les premiers portent sur le cadre d’analyse des pratiques mises en œuvre dans un “écosystème numérique”. L’on trouve notamment des développements sur le contexte de la concurrence entre “écosystèmes”, interrogeant les liens de concurrence entre les systèmes Google et Apple, sur la méthode de délimitation du marché pertinent ou encore sur l’appréciation de la position dominante. Les autres apports de l’arrêt portent sur l’analyse qui est faite du caractère abusif de certains points essentiels du modèle des systèmes d’exploitation mobiles ouverts que cela soit au point de vue technique avec les clauses anti-fragmentation que du point de vue économique avec la pré-installation d’applications d’une part et les clauses de partage de revenus d’autre part. La balance des effets qui sous-tend ces évaluations est particulièrement révélatrice quant aux marges de manœuvre dont peut disposer le pivot tel d’un écosystème face aux possibles griefs d’entrave à la concurrence inter-écosystèmes ou de biais dans la concurrence intra-écosystème. Si les appréciations de la Commission ont été validées par le Tribunal en ce qui concerne les effets des pré-installations et des clauses de fragmentations, elles ont été rejetées pour ce qui est des effets d’éviction résultant des accords de partage de revenus, attestant une fois encore de la vulnérabilité du recours au test du concurrent aussi efficace dans le cadre du contrôle juridictionnel.
Notre commentaire se structure comme suit. Une première section s’attache à la discussion de la position dominante. Une deuxième section porte sur celle des restrictions liées à la pré-installations de certaines applications. Une troisième section s’attache à l’effet des clauses de partage de revenus. Une quatrième section traite de l’analyse des clauses anti-fragmentation. Une cinquième section est consacrée aux dimensions reliées aux droits de la défense et à la fixation du quantum de l’amende.
La position dominante dans le contexte de la concurrence entre écosystèmes
C’est donc, d’abord, sur la question de la concurrence entre écosystèmes que l’arrêt apporte des éléments d’analyse. À l’époque des faits reprochés, le contexte concurrentiel des systèmes d’exploitation pour mobile se dessinait avec, pour les principaux, l’iOS d’Apple, BlackBerry OS, Android, Windows 10 Mobile, et d’autres systèmes d’exploitation souvent “open source”, parmi lesquels les “fork Android”, qui s’appuient sur le code source d’Android.
Dans ce paysage concurrentiel, Google reprochait à la Commission d’avoir qualifié la concurrence exercée par Apple et l’iOS de seule “contrainte indirecte”, insuffisante pour remettre en cause les positions dominantes détenues par Google, alors qu’elle aurait dû tenir compte de la concurrence entre écosystèmes.
Sur cette question, le tribunal prend soin de rappeler les contours de la concurrence entre écosystèmes. Sans en proposer une définition exhaustive, l’arrêt retient qu’un écosystème “réunit et fait interagir au sein d’une plateforme plusieurs catégories de fournisseurs, de clients et de consommateurs ; les produits ou services qui font partie des marchés pertinent qui composent cet écosystème peuvent s’imbriquer ou être connectés les uns aux autres en considération de leur complémentarité horizontale ou verticale” (pt 116 de l’arrêt). Chaque marché pertinent constitue, en somme, une composante d’un système de dimension globale, lui-même soumis à des contraintes concurrentielles internes ou en provenance d’autres systèmes. L’examen du pouvoir de marché d’une entreprise doit, dès lors, s’opérer en plusieurs niveaux, et implique de mesurer, non seulement le degré de domination, mais également son étendue.
C’est dans ce contexte de marchés “distincts mais interconnectés” (pt. 129) que le tribunal examine, ensuite, les griefs faits à la Commission et portant sur la délimitation du marché pertinent.
Après avoir rappelé les méthodes traditionnelles de la délimitation du marché pertinent, le juge concède que leur mise en œuvre nécessite parfois un examen plus circonstancié, allant au-delà de cette seule segmentation en marchés, afin de mieux apprécier les contraintes concurrentielles prévalant sur ces marchés et la position économique détenue par l’entreprise concernée (pt 114.). Or, cela est particulièrement le cas pour les marchés relevant, comme en l’espèce, de l’économie numérique (pt 115). Et, en effet, on sait que sur ce type de marché, les paramètres concurrentiels tels quels les prix ou les parts de marché peuvent être insuffisants, face à d’autres variables, parmi lesquelles on trouve, notamment, l’innovation, l’accès aux données ou le comportement des utilisateurs.
C’était donc là, la première branche du moyen. Dans la décision attaquée, la Commission avait considéré que les SE sans licence ne faisaient pas partie du même marché que les SE sous licence et que les contraintes concurrentielles provenant des SE sans licence d’Apple et de BlackBerry étaient insuffisantes. Le tribunal reprend cette analyse, estimant qu’il ne ressort pas des éléments de preuve invoqués par Google qu’Apple exerce une contrainte concurrentielle à même de l’empêcher de se comporter, dans une mesure appréciable, indépendamment de ses concurrents, de ses clients et des consommateurs.
Pour délimiter le marché des SE sous licence, la Commission avait pris en considération le fait, non contesté par Google, que les FEO n’avaient pas accès aux SE sans licence, parmi lesquels on trouve, notamment, l’iOS d’Apple. Elle avait, en somme, différencié deux stratégies de marché distinctes : l’intégration verticale fermée (Apple) et le licensing (Google).
Or, Google faisait valoir une contrainte exercée par Apple en termes de progrès et d’innovation : selon l’entreprise, la Commission avait écarté à tort les investissements réalisés par Google pour développer son système Android et la régularité des innovations. Mais les preuves apportées par Google n’ont pas suffi. Car si les documents fournis par Google montraient en effet une “perception” de concurrence, ils ne faisaient qu’attester l’existence d’une relation de concurrence entre Google et Apple sans permettre d’en évaluer l’importance ou être de nature à en établir le caractère significatif au regard du pouvoir détenu par Google sur le marché des SE sous licence. Les arguments fondés sur la contrainte exercée par la course à l’innovation sont également écartés. Selon le tribunal en effet, les investissements de Google aux fins du développement d’Android ne sauraient, à eux seuls, s’expliquer par l’importance de la concurrence exercée par Apple sur Google (pt 149).
C’est aussi la méthode de définition du marché pertinent qui était remise en cause. Dans sa décision, la Commission avait considéré que les SE sans licence n’appartenaient pas au même marché que les systèmes d’exploitation sous licence du fait d’une contrainte indirecte et insuffisante en ce qui concerne les utilisateurs et les développeurs d’applications. Mais en matière de plateformes, la question de la méthode de définition du marché pertinent peut poser question, notamment parce que la mise en œuvre du test du monopoleur hypothétique peut être remise en cause par la structuration des prix sur plusieurs marchés (ou faces d’un marché). Pour pallier cette difficulté, la Commission avait mis en œuvre le test fondé sur la qualité, le “test dit Small but Significant and Non Transitory Decrease in Quality” (SSNDQ), suggéré notamment par l’OCDE pour les marchés dits “à prix zéro”. Le test consiste à examiner l’hypothèse d’une dégradation légère, mais significative et non provisoire, de la qualité d’Android.
Le Tribunal valide là l’approche de la Commission et, par la même, le recours à ce test. Il estime en effet qu’en présence d’un produit qui pouvait difficilement donner lieu au test classique du monopoleur hypothétique visant à vérifier la réponse du marché à une augmentation légère, mais significative et non provisoire du prix d’un bien (SSNIP), le test SSNDQ qui envisage la dégradation de la qualité du produit en cause constituait bien un indice pertinent pour définir le marché pertinent. La concurrence entre entreprises peut certes se manifester en termes de prix, mais également sur le terrain de la qualité et sur celui de l’innovation.
Quant aux informations nécessaires à la réalisation du test, le tribunal est conciliant. Il estime en effet que la définition d’un standard quantitatif précis de dégradation de la qualité du produit ciblé ne saurait être un prérequis à la mise en œuvre du test SSNDQ. Seule importe l’idée selon laquelle la dégradation de la qualité demeure légère, tout en étant significative et non provisoire (pt. 180). C’est donc à juste titre que la Commission a envisagé la dégradation de la qualité d’Android au moyen du test SSNDQ.
S’agissant de la domination de Google, la deuxième branche du moyen portait sur la position dominante détenue par Google sur le marché des boutiques d’application. À cet égard, la Commission avait également défini ce marché, en y incluant l’ensemble des boutiques d’applications destinées aux appareils Google Android et aux autres appareils fonctionnant sous Android. Cela n’est pas sans rappeler l’affaire Microsoft, à la différence qu’il n’existe pas de substitut à Google Play, l’App Store étant réservé aux utilisateurs d’iPhone pour opposer une concurrence crédible.
Sur ce marché, la Commission avait donc considéré que Google détenait une position dominante avec le Play Store. Pour cela, plusieurs critères avaient été utilisés : les parts de marché, le nombre et la popularité des applications téléchargeables, l’accessibilité aux mises à jour, l’obligation d’utiliser le Play Store pour bénéficier des services de Google Play, l’existence de barrières à l’entrée, ou encore l’absence d’une puissance d’achat compensatrice des FEO. La Commission avait par ailleurs estimé que la contrainte concurrentielle des boutiques d’applications pour les SE mobiles sans licence était insuffisante.
Cette analyse a été contestée par Google, sous deux volets. D’une part, Android et le Play Store sont interdépendants et simultanément compétitifs : la dominance de l’un ne peut être dissociée de celle de l’autre. D’autre part, en dissociant le Play Store d’Android, la Commission n’aurait pas tenu compte de la concurrence exercée par Apple. Mais c’était sans intégrer le fait que, contrairement à Android, iOS ne disposait que d’une seule boutique d’applications et ne pouvait, pour ce seul motif, en être dissocié. En ce sens, le Play Store et l’App Store se faisaient tous les deux concurrence à travers le système auquel ces boutiques appartenaient, Android et iOS (pt 246).
In fine, l’argumentation de Google souffrait d’une contradiction, puisque, au soutien des première et deuxième branches du premier moyen, l’entreprise contestait isolément la définition ainsi que sa position sur les marchés des systèmes d’exploitation sous licence et des boutiques d’applications Android, tout en sollicitant la prise en compte de la concurrence entre écosystèmes (pt 269). La Commission avait d’ailleurs a reconnu que l’iOS tout comme l’App Store d’Apple pouvaient exercer un certain degré de contrainte sur Google. Mais cela ne permettait pas de présumer la contrainte concurrentielle d’Apple. Bien au contraire, la firme à la pomme n’est pas, a priori, susceptible d’influencer la position dominante de Google sur les marchés nationaux des services de recherche générale. Apple bénéficiait, durant la période infractionnelle, d’un accord de partage de recettes conditionné à la définition par défaut de Google Search sur son navigateur Internet mobile, Safari. Et, du fait de cet accord, Apple n’était pas incitée à intervenir sur ces marchés pour concurrencer Google Search (pt 272). Pour ces raisons, les moyens sont rejetés.
Discussion sur le caractère abusif des pré-installations
La question de l’effet de la pré-installation de certaines applications est d’autant plus intéressantes à traiter qu’elle s’inscrit dans une problématique très contemporaine relative aux architectures de choix trompeuses (dark patterns). De nombreux articles de recherche et rapports d’autorités de concurrence montrent qu’il est possible de manipuler les choix individuels et donc de fausser la concurrence en jouant sur les biais cognitifs des consommateurs. Parmi, les biais qui peuvent ainsi être instrumentalisés à des fins stratégiques figurent les biais de statu quo qui sont centraux dans ce volet de la décision Android.
En l’espèce, le Tribunal doit se prononcer sur l’effet anticoncurrentiel des accords de distribution des applications mobiles [ci-après ADAM] par lesquelles Google imposait aux fabricants d’équipements [ci-après “FEO”] de pré-installer Google Search et Google Chrome, c’est-à-dire le moteur de recherche et le navigateur internet de Google pour pouvoir accéder à Google Play, le magasin d’applications, qui fait figure pour les consommateurs de must-have.
La question concurrentielle tient à la qualification des effets d’éviction d’une pratique de ventes liées. Si une éviction d’un concurrent n’est pas forcément anticoncurrentielle, dès lors qu’elle est basée sur les mérites et a pour effet la sortie du marché (ou la marginalisation) d’un concurrent moins efficace que l’opérateur dominant, elle peut le devenir si ce dernier instrumentalise sa position de marché pour évincer un compétiteur aussi efficace que lui. Son comportement peut alors être qualifié d’anticoncurrentiel que ses effets se produisent sur le marché dominé ou sur un marché connexe. À ce titre, des pratiques de ventes liées peuvent recevoir une telle qualification.
Dans le cas d’espèce il s’agissait de déterminer si les consommateurs avaient effectivement toujours l’incitation à télécharger des applications de recherche et de navigation concurrentes (sachant que la capacité de le faire n’était pas questionnée). La caractérisation de l’effet d’éviction doit en l’espèce être non seulement “potentielle” mais “concrète” sachant que les pratiques en cause se sont déroulées de 2011 à 2018. L’estimation de cette capacité repose ici sur un passé alternatif et non sur un futur alternatif dans la mesure où le contrefactuel utilisable est celui d’un marché dans lequel les clauses en cause n’auraient pas été imposées.
Le Tribunal dans son analyse de la décision de la Commission doit donc successivement considérer les effets du couplage entre, d’abord, Google Search et Google Play et, ensuite, entre Google Chrome et Google Play d’une part et Google Search d’autre part, pour apprécier la restriction de concurrence. Pour la Commission, le premier couplage rendait plus difficile l’entrée des concurrents sur le marché et diminuait les incitations au développement de moteurs de recherche concurrents. Le second couplage conduisait à doter Google d’un avantage que ses concurrents ‘non intégrés verticalement’ ne pouvaient répliquer.
Google argue que la Commission n’a pas apporté la preuve de l’effet restrictif de ses pratiques. Pour le requérant, la clause contractuelle exigeait seulement que les icônes concernées figurent sur l’écran d’accueil sans empêcher l’installation d’applications concurrentes ou exiger une moindre visibilité. L’exigence était seulement de ne pas préinstaller exclusivement les applications de recherche et de navigation concurrentes sur les appareils devant accéder au Play Store. De plus il ne s’agissait que d’une pré-installation et non d’une installation par défaut ou encore d’une installation privilégiée.
Le Tribunal a suivi la Commission dans son appréciation de l’avantage concurrentiel procuré par une pré-installation. Il confirme également sa position selon laquelle la clause contractuelle réduit les incitations des fabricants d’équipements à installer en parallèle aux applications pré-installées par Google. En outre, il confirme l’analyse de la Commission selon laquelle l’effet de verrouillage lié à la pré-installation (les accords de distribution ADAM) se renforçait mutuellement avec les clauses de partages de revenus (les “APR”). Pour rappel, les APR sur lesquelles nous reviendrons dans notre prochaine section étaient des clauses de partage de revenus conduisant Google à reverser un pourcentage de ses recettes publicitaires aux fabricants de téléphones mobiles qui acceptent de ne pas pré-installer un service de recherche concurrent à Google Search à la fois en fonction des terminaux (APR par appareil) ou en fonction de leur portefeuille de produits (APR par portefeuille). Le Tribunal confirme la position de la Commission considérant que le jeu de ces clauses exclut les navigateurs et les services de recherche concurrents au regard des incitations qui sont celles des fabricants de terminaux. Une pré-installation exclusive de ces derniers priverait en effet les consommateurs d’un accès au Play Store.
Malgré l’acceptation par le Tribunal de certains des arguments avancés par Google pour montrer que la pré-installation d’applications tierces était possible, il n’en valide pas moins la position de la Commission : la possibilité pour les consommateurs de télécharger des applications concurrentes et de modifier les réglages par défaut ou celle pour les fabricants de préinstaller d’autres applications n’ont pas eu un effet suffisant pour contrecarrer les effets de verrouillage de la situation concurrentielle. Google n’a pas, en outre, et selon le Tribunal, apporté suffisamment d’éléments de nature à expliquer le statu quo par des arguments tenant à sa supériorité qualitative ou sur la base des circonstances spécifiques en matière juridique ou économique.
Par exemple, le Tribunal n’a pas repris ses arguments développés par le requérant dans le cadre de sa défense sur la base de l’efficience. La pré-installation pourrait en effet se justifier dans le cadre de la logique d’un modèle d’affaires biface au travers de la captation de flux de données permettant de mettre en œuvre un mécanisme de subventions croisées au profit des utilisateurs. La pré-installation serait alors un moyen d’amortir les investissements au travers de la monétisation des flux de données. Si l’argument peut être recevable en termes économiques, il revient, dans la procédure concurrentielle européenne, à l’entreprise mise en cause de justifier sa pratique. Elle doit, en d’autres termes, montrer que son comportement est objectivement nécessaire et que les effets d’éviction induits sont plus que compensés par les gains d’efficience qui en résultent, lesquels doivent de surcroît profiter aux consommateurs. En l’espèce le Tribunal considère que l’entreprise n’a apporté que des éléments vagues et généraux ne satisfaisant pas à la charge de la preuve qui incombe au défendeur.
Evaluation du caractère abusif des clauses de partage de revenus
Si en matière de défense sur la base de l’efficience, la charge de la preuve pèse sur l’entreprise mise en cause, en matière de caractérisation de la théorie du dommage, elle pèse sur l’autorité chargée de la mise en œuvre des règles de concurrence. En l’espèce, si la Commission avait établi dans sa décision de juillet 2018 que les mécanismes de paiements conditionnés à la pré-installation du service de recherche de Google sur un ensemble de terminaux mobiles prédéfini contractuellement était de nature à engendrer une éviction anticoncurrentielle, le Tribunal s’écarte de son analyse et considère qu’elle n’a pas satisfait au standard requis.
La Commission avait en effet considéré que ces mécanismes d’APR par portefeuille (et non les APR par appareil) comportaient des paiements d’exclusivité. Elle considérait que ces clauses couvraient un vaste segment des terminaux commercialisés et qu’elles avaient la capacité d’évincer des concurrents au moins aussi efficaces que l’opérateur dominant. Restait cependant à en apporter la preuve au regard des circonstances propres de l’espèce. Conformément aux principes posés par la Cour de Justice dans son arrêt Intel du 6 septembre 2017 (Intel / Commission, C-413/14P, EU : C : 2017 : 632, pts 137 et 138), la Commission est tenue d’analyser le taux de couverture du marché par la pratique en cause, les conditions et les modalités de déclenchement des paiements, leur durée, leur montant et l’existence d’une stratégie visant à évincer des concurrents au moins aussi efficaces.
C’est dans la perspective de cette démonstration que la Commission peut être amenée à réaliser un test du concurrent aussi efficace telle qu’elle l’a défini dans ses orientations de février 2009 relatives à ses priorités en matière d’application de l’article 82 (actuel 102) aux abus d’éviction (JOCE 2009, C45, p.7). Ce test vise dans le cas présent à s’assurer qu’un concurrent aussi efficace que Google aurait été en mesure d’égaler ou de surenchérir aux paiements réalisés. Il s’agit donc de s’assurer qu’un concurrent doté des mêmes coûts que Google aurait pu avoir un intérêt économique à s’adjuger la part contestable des services de recherche couverte par les contrats APR par portefeuille. Ce test n’est en aucun cas un passage obligé pour démontrer la possibilité d’une telle éviction mais s’il est réalisé par la Commission dans le cadre de sa décision, le Tribunal doit dans son contrôle juridictionnel vérifier s’il a été mené de façon suffisamment rigoureuse pour satisfaire à la charge de la preuve qui pèse sur la Commission.
Si le Tribunal reconnaît que ces mécanismes reviennent à la mise en œuvre de paiements d’exclusivité et peuvent procéder d’une stratégie d’éviction, il s’écarte de la position de la Commission dans l’appréciation de leur capacité d’éviction de la concurrence. Premièrement, il ne suit pas la Commission dans son évaluation de la part de la demande couverte par le mécanisme d’exclusivité. Le niveau de couverture des APR par portefeuille lui apparaît non significatif. Ce faible taux de couverture est un premier élément venant mettre en cause l’analyse de la Commission, le second tient en des erreurs de méthodologie d’évaluation des coûts dans la réalisation du concurrent aussi efficace. En l’espèce, la Commission a surestimé les coûts retenus. Elle réduit donc d’autant la marge d’un concurrent aussi efficace et mésestime ainsi sa capacité à reproduire les offres incitatives de Google en termes de partage de revenus. Elle n’a pas pris en compte les coûts marginaux de l’opérateur mis en cause mais des coûts issus d’un document fournis par un tiers. Elle s’est donc mise en faute en ne cherchant pas à corroborer ces coûts au moyen d’une demande d’informations. Au-delà de cette erreur sur le benchmark de coûts, la Commission en a commis une seconde en partant, de façon infondée, de la prémisse qu’un concurrent aussi efficace ne pourrait contester que 12% de la demande.
Ainsi, une fois de plus après les arrêts Intel et Qualcomm, la réalisation du test aussi efficace conduit à l’annulation – ici partielle – d’une décision de la Commission. Cette méthode basée sur un benchmark de coûts induit donc à nouveau une réelle fragilité dans l’application des règles de concurrence aux abus d’éviction basés sur les prix (voir notamment Caffara C., (2022), “The EU General Court confirms Android abuse of dominance through tying, with the real legacy of the case extending far beyond (Google Android)”, e-Competition, n°108801). Au moins, ce test témoigne-t-il de l’existence d’un recours juridictionnel effectif apte à corriger les erreurs matérielles dans la réalisation des tests et à prévenir l’éviction d’un concurrent aussi efficace que l’opérateur dominant, si tant est qu’un nouvel entrant puisse l’être quelle que soit la nature du marché en cause…
La confirmation de l’effet d’éviction lié aux clauses anti-fragmentation
Le Tribunal confirme cependant l’évaluation faite par la Commission du caractère restrictif des accords anti-fragmentations (AAF) qui empêchaient les fabricants de terminaux qui souhaitaient accéder aux applications de Google de ne pas vendre d’équipements basés sur des fourches d’Android (des forks) non approuvés par Google. Les fourches sont en l’espèce de nouvelles versions d’Android (disponible en open source) qui peuvent diverger au gré des développements de la version de Google et potentiellement donner naissance à un écosystème alternatif.
Si Google n’interdit pas l’utilisation de ces fourches, il soumet les contrats avec les équipementiers à un processus de certification technique de celles-ci (un test de compatibilité – ci-après STC). Une fourche qui n’a pas fait l’objet de cette certification est considérée comme incompatible. Les arguments avancés par Google relèvent d’une défense sur la base de l’efficience en ce que la restriction induite de concurrence fait l’objet d’une défense sur la base de l’efficience notamment basée sur la garantie pour le consommateur et les autres membres de l’écosystème d’une garantie de fiabilité, de sécurité, d’interopérabilité et d’une facilitation des développements. Les effets restrictifs sont de surcroît considérés comme spéculatifs ou erronés, Google considérant que les fourches aujourd’hui disparues, Amazon Fire OS et Alibaba Aliyun OS ne pouvaient relever d’un tel scénario d’éviction anticoncurrentielle.
Le Tribunal, à l’inverse, reprend les arguments de la Commission. D’une part, il retient l’intention anticoncurrentielle en considérant que les clauses contractuelles visaient bien à entraver le développement des fourches non compatibles. D’autre part, il considère que l’effet d’éviction peut être retenu en regard des conséquences pour les deux fourches citées supra de l’indisponibilité de l’accès au Play Store de Google. Il rejette en outre les justifications objectives avancées par Google quant à cette restriction.
Droits de la défense et montant de l’amende
Si le caractère anticoncurrentiel de ces pratiques est confirmé, la méthodologie mise en œuvre par la Commission a toutefois été mise en cause sur un point. En qualifiant l’une des pratiques visées (celle d’avoir conditionné, dans le cadre de certains APR, un partage de revenus avec des FEO et ORM, à la préinstallation exclusive de Google Search sur un portefeuille prédéfini d’appareils), de quatrième abus de position dominante sans pour autant en avoir démontré le caractère abusif de manière autonome, le Tribunal réforme l’article 2 de la décision (pt 1029 et s.). Cette annulation partielle n’affecte pas, toutefois, la validité globale du constat d’infraction.
C’est donc en mettant en œuvre sa compétence de pleine juridiction, reconnue à l’article 31 du règlement 1/2003, que le juge de l’Union a sur ce point réformé la décision de la Commission. Il a tenu compte, notamment, du caractère délibéré de la mise en œuvre des pratiques en cause et de la valeur des ventes pertinentes réalisées par Google lors de la dernière année de sa participation complète à l’infraction, de l’évolution dans le temps des différents aspects du comportement reproché. L’amende est, en conséquence, réduite à 4, 125 milliards d’euros.