Voici un ouvrage qui va probablement contribuer tant à la résolution des affaires en cours liées aux rulings fiscaux délivrés par certains États membres qu’au débat relatif à l’adaptation des règles fiscales au droit des aides d’État. Les problématiques qui y sont étudiées concernent aussi bien la concurrence entre opérateurs économiques que la concurrence fiscale entre États membres.
L’auteur s’attache ici à analyser les conséquences du critère de sélectivité sur trois méthodes pour la répartition entre États de l’assiette imposable des groupes de sociétés, lorsque celles-ci sont établies dans plusieurs États membres. Parmi ces méthodes, une est utilisée par tous les États membres (le principe de pleine concurrence), une autre l’est occasionnellement (les safe harbours fiscaux, ou systèmes de marges fixes), et une autre (un système fondé sur une formule de répartition) peut être mise en œuvre soit unilatéralement, soit sous forme harmonisée dans le cadre notamment du projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Les États membres peuvent aussi combiner ces méthodes de différentes façons (c’est par exemple le cas de la méthode du partage des bénéfices, profit split), ou les appliquer dans d’autres contextes tels que l’attribution de profits aux établissements stables. Dans cet ouvrage, l’auteur n’analyse pas la compatibilité avec le droit des aides d’État des règles en vigueur dans les États membres. Il ne s’agit pas non plus de se pencher sur le cas précis des affaires en cours devant les juridictions européennes, au premier rang desquelles l’affaire Apple, qui a contribué à de vives réactions outre-Atlantique. Le niveau d’analyse est plus théorique, l’auteur se plaçant au-dessus des affaires en cours ou des règles en vigueur, pour délivrer une véritable grille d’analyse de l’application du critère de sélectivité aux trois méthodes pour la répartition de l’assiette imposable.
L’ouvrage est divisé en deux parties. Dans une première partie, l’auteur se penche sur les questions préalables à l’analyse de la sélectivité en matière fiscale et qui sont communes aux trois méthodes pour la répartition de l’assiette. Cette première partie comporte plusieurs analyses utiles à l’examen des décisions prises par la Commission européenne concernant certains rulings fiscaux. Après un chapitre introductif, l’auteur se plonge dans l’analyse du cadre de référence pour l’appréciation de la sélectivité des mesures fiscales (chapitre 2). La question est fondamentale : plus le cadre de référence est défini largement, plus la marge de manœuvre des États membres est faible quant à la possibilité d’imposer des contribuables différemment. À l’inverse, un cadre de référence défini étroitement permettra plus facilement aux États membres d’adopter différentes mesures pour différentes catégories de contribuables. Dans le cas de l’imposition des groupes multinationaux, il s’agira notamment d’établir si ces groupes doivent être soumis aux mêmes règles que les entreprises indépendantes, ou si le droit des aides d’État permet de les imposer sur la base de cadres de référence différents. L’auteur met en avant les spécificités des groupes multinationaux ainsi que les besoins qui en découlent pour les systèmes fiscaux, mais conclut néanmoins – conformément aux analyses de la Cour de justice et de la Commission européenne – que le cadre de référence doit être défini largement et inclure l’ensemble des règles pour l’imposition des sociétés, qu’elles soient ou non membres d’un groupe. Sur la base d’une analyse des sources du droit fiscal, prenant en compte les aspects ratione materiae ainsi que ratione temporis, l’auteur se penche par ailleurs sur la délicate question de savoir si le droit des aides d’État peut, en lui-même, imposer une obligation matérielle aux États membres quant au contenu de leurs systèmes fiscaux. On se souvient que la Commission européenne en a fait un de ses principaux arguments, se fondant sur le principe de non-discrimination inhérent à l’article 107, paragraphe 1, du TFUE pour conclure à une obligation pour les États membres d’appliquer le principe de pleine concurrence, même en l’absence d’un tel principe dans la législation fiscale nationale. La thèse de l’auteur consiste cependant à soutenir que le droit des aides d’État ne saurait se substituer au droit national, le test de sélectivité étant traditionnellement pratiqué au regard de la législation existante. Il serait aussi difficile, en pratique, d’imposer aux États membres une obligation quant au contenu précis de leurs règles fiscales. De la même façon, l’auteur rejette, dans le chapitre suivant, l’idée que le critère de l’opérateur en économie de marché peut créer une obligation pour les États membres d’insérer dans leurs législations fiscales le principe de pleine concurrence, ou d’interpréter ce principe – lorsqu’il existe dans ces législations – à la lumière de la jurisprudence appliquant ledit critère (chapitre 3). Cette idée, elle aussi lancée par la Commission européenne, serait dénuée de fondement valable, dans la mesure où le critère de l’opérateur en économie de marché est normalement utilisé pour l’appréciation d’un avantage, pas pour celle de la sélectivité. Il est par ailleurs démontré que l’interprétation qui est faite par la Cour de justice du critère de l’opérateur en économie de marché se distingue des principes de l’OCDE en matière de prix de transfert quant à la portée qui est donnée aux effets du marché libre. L’auteur relève plusieurs exemples où les deux sources répondent différemment à une même situation. Dès lors, le critère de l’opérateur en économie de marché n’aurait aucune pertinence en matière fiscale, à l’exception des situations où un État agit par mesures fiscales mais en qualité d’acteur économique, comme dans l’affaire EDF. Enfin, la première partie se termine avec l’analyse de la notion de comparabilité. Après avoir suggéré que l’objectif d’un système d’imposition des sociétés est d’imposer leur revenu net, l’auteur s’engage dans une comparaison entre sociétés liées et indépendantes. Malgré les différences importantes qui les distinguent, l’auteur conclut qu’à la lumière de l’objectif du système fiscal ces deux catégories de contribuables sont dans une situation comparable de droit comme de fait. Cet argument est central pour le succès des actions intentées par la Commission européenne contre certains rulings fiscaux jugés trop généreux, mais il s’est heurté à de nombreuses critiques de la doctrine.
Dans la seconde partie du livre, l’auteur étudie chaque méthode de répartition de l’assiette imposable à la lumière du critère de sélectivité. Il ne s’agit pas d’analyser l’application de ces méthodes dans des situations pratiques, mais bien de s’interroger sur la compatibilité intrinsèque de chaque type de règle avec le droit des aides d’État, qu’il s’agisse de sélectivité de jure ou de facto. L’apport de cette seconde partie concerne donc tant le test de compatibilité avec le droit des aides d’État de règles existantes que le choix de politique fiscale en amont d’une possible réforme de l’imposition des groupes. L’ouvrage distingue plusieurs types de situations où se pose la question de la sélectivité, notamment en fonction des réponses apportées aux problèmes soulevés dans la première partie. L’analyse de la sélectivité est appliquée au principe de pleine concurrence (chapitre 5), aux safe harbours fiscaux (chapitre 6), ainsi qu’aux systèmes fondés sur une formule de répartition (chapitre 7) composée d’éléments spécifiques aux entreprises tels que le chiffre d’affaires, les actifs corporels, et la masse salariale (chapitre 7). L’analyse des justifications potentielles et du principe de proportionnalité complète cet ouvrage (chapitre 8). Tout au long de la seconde partie, l’auteur se penche sur différents attributs des trois méthodes de répartition de l’assiette, ainsi que sur diverses façons de légiférer pour mettre en œuvre ces méthodes, ce qui aboutit à des conclusions qui vont largement varier en fonction des hypothèses. S’il est impossible de rendre compte ici et dans le détail des différentes conclusions tirées par l’auteur, trois enseignements majeurs se dégagent de cette seconde partie : premièrement, chaque méthode de répartition de l’assiette présente des caractéristiques sélectives, et peut donc être déclarée incompatible avec le droit des aides d’État. Deuxièmement, une hiérarchie peut néanmoins être établie entre les différentes méthodes concernant leur compatibilité avec le critère de sélectivité. Parmi les trois méthodes, ce sont les safe harbours fiscaux conformes au principe de pleine concurrence qui sont le moins en conflit avec le critère de sélectivité ; cette méthode est cependant limitée dans son champ d’application aux transactions intragroupes peu complexes, ce qui rend nécessaire l’utilisation d’autres méthodes. Une règle généralement formulée et introduisant le principe de pleine concurrence est la deuxième méthode la moins sélective, celle-ci étant par ailleurs applicable – au moins en théorie – à toutes les transactions intragroupes. Les safe harbours fiscaux non conformes au principe de pleine concurrence ainsi que les formules de répartition préétablies sont, en revanche, plus fondamentalement en conflit avec le critère de sélectivité, ce qui les rend difficilement justifiables par la nature ou l’économie du système fiscal. L’analyse de l’auteur rejoint ici celle de la Cour dans l’affaire Gibraltar.
La réflexion menée par l’auteur, dans le strict respect des principes développés par les juridictions européennes, et dont le professeur Vanistendael souligne dans sa préface la logique implacable (iron logic), contribuera par sa profondeur et son objectivité tant à la résolution des affaires en cours qu’à l’adaptation des règles fiscales au droit des aides d’État. Car si l’auteur choisit de se placer à un niveau théorique, la portée de l’ouvrage n’en sera que plus large : qu’il s’agisse de la détermination du système de référence, de la pertinence du critère de l’opérateur en économie de marché pour l’analyse de mesures fiscales, de l’étude de la comparabilité entre entreprises indépendantes et membres d’un groupe, ou des réflexions menées quant à la justification et à la proportionnalité de mesures a priori sélectives, les problématiques abordées sont communes à tous les États membres, et les raisonnements exposés seront pertinents dans de nombreux cas. On pourrait regretter que l’auteur, ayant développé cette grille d’analyse, ne l’applique pas aux affaires en cours. Il s’agit probablement d’une volonté de préserver l’objectivité et la longévité d’un ouvrage dont les implications politiques vont au-delà des considérations juridiques relatives à la portée du droit des aides d’État.