Depuis l’ouvrage de Mme Fontaine, on en sait un peu plus sur les qualités qu’il convient de remplir pour être qualifié de “grand” juriste. Ce dernier, nous disait-elle, doit être lettré et cultivé, avoir une pensée sociale et critique (L. Fontaine, Qu’est-ce qu’un “grand” juriste ? Essai sur les juristes et la pensée juridique contemporaine, LGDJ, 2012). Mais qu’est-ce alors qu’un grand ouvrage ? Sans doute un livre rédigé par de grands juristes ! C’est ce livre que nous avons eu le plaisir de lire et que nous souhaitons brièvement présenter. Disons-le d’emblée, le “Frison-Roche/Roda” fera date et est d’ores et déjà entré dans la catégorie des ouvrages de référence.
La tâche était pourtant immense. Est-il besoin de rappeler que beaucoup d’ouvrages existent en droit de la concurrence et qu’à peu près tous ont contribué peu ou prou à enrichir la matière ? C’est dire que le défi était de taille et que seuls des grands juristes pouvaient offrir une lecture à la fois renouvelée, originale et accessible de la matière. Répétons-le encore ici, le droit de la concurrence est un droit de spécialiste, un droit éminemment technique. Il est réservé à des experts chevronnés et participe au mouvement d’hyperspécialisation dénoncé par la meilleure doctrine, à l’instar de Jean-Denis Bredin, qui jugeait que “la spécialisation fabrique le technicien, que le technicien fabrique la spécialisation, et que l’un aidant l’autre, la doctrine (…) se transforme et forcément se dégrade”. Il ajoutait que le “Droit s’essouffle vite à ne pas rencontrer la philosophie, la sociologie, l’histoire, l’économie” (J.-D. Bredin, Remarques sur la doctrine, in Mélanges offerts à Pierre Hébraud, Université des sciences sociales de Toulouse, 1981, p. 115). Avec ce Droit de la concurrence publié aux éditions Dalloz, ces critiques ne peuvent être adressées aux auteurs. Face à la dégradation, ils répondent par l’élévation ; à l’essoufflement, ils opposent les merveilles de l’histoire, de l’économie et de la philosophie. Le “Frison-Roche/Roda” insuffle l’esprit du droit de la concurrence et retranscrit sa lettre.
L’esprit
Il n’y a pas à proprement parler de chapitres dédiés à “l’esprit” du droit de la concurrence. Mais le lecteur averti observera rapidement que cet esprit jalonne de nombreuses pages de l’ouvrage et qu’il l’irrigue de bout en bout. Quel est-il ? Pour les auteurs, le droit de la concurrence est nourri par la sève tant de la liberté que de la loyauté.
La liberté d’abord. Cette liberté ne serait rien d’autre que le fil d’Ariane de la matière, son socle. Elle fait même figure de principe, principe cardinal s’il en est, car “la concurrence ne peut s’épanouir que lorsque l’on est en présence d’un marché libre, où les entreprises peuvent rivaliser sans entrave de la part des États ou d’opérateurs puissants, qui chercheraient à limiter la capacité à innover ou à fausser les prix pratiqués par ces acteurs” (p. 40). Ce n’est pas à dire que le droit de la concurrence promeut une liberté absolue. Cette liberté doit être et est encadrée. Une économie de marché ne peut fonctionner sans une liberté limitée par des pouvoirs légitimement institués, en l’occurrence les autorités de concurrence et les juges. Sans contrôle de cette liberté, l’économie de marché se muerait en une “économie de mafia” (p. 40), expression puissamment évocatrice employée par les auteurs. Reste à savoir comment encadrer cette liberté. La réponse n’est pas évidente dès lors qu’on se plonge dans la science économique. En effet, si une trop grande liberté peut conduire à une concentration excessive du marché, une conception trop étroite de cette dernière pourrait priver les consommateurs de gains importants. Se dessine ici un conflit bien connu entre écoles de pensée américaine, à savoir l’École de Harvard et l’École de Chicago. En tout état de cause, à suivre les auteurs, il ne faudrait pas exagérément craindre le monopole. Car si la liberté accordée aux entreprises provoque une situation monopolistique, cela ne signifie pas forcément que cette liberté a été dévoyée. Les auteurs le rappellent fort bien. Lisons-les pour mieux cerner l’idée : “[S]’il n’y a pas de barrière à l’entrée, ce qui est la marque du libéralisme, alors un marché même monopolistique est potentiellement concurrentiel et les prix de monopole seront provisoires” (p. 42). Aussi l’identification d’un marché “contestable” suffit à ne pas accuser une entreprise d’abuser de la liberté accordée par le système juridique. Toujours est-il que les marchés sont fragiles, voire erratiques, si bien qu’il est parfois nécessaire d’anticiper en ex ante le détournement de la liberté. Pour s’en convaincre, les développements sur le rôle des États et les champions nationaux seront par exemple très éclairants pour le lecteur. Il est évidemment fait écho ici à la médiatique décision de prohibition Alstom/Siemens de la Commission européenne, laquelle fut vigoureusement contestée par de nombreux États de l’Union européenne (Comm. eur., 6 février 2019, Alstom/Siemens, aff. M.8677).
Sur la liberté encore, les auteurs expliquent remarquablement sa fonction. En droit de la concurrence, elle sert notamment à accroître le bien-être du consommateur, “notion aux multiples facettes” (p. 55). Les lecteurs souhaitant trouver une explication exhaustive de cette notion floue (fourre-tout ?) seront généreusement servis et apprécieront assurément l’approche critique qui s’est glissée sous la plume des auteurs. Ces derniers ne se défaussent pas et assument pleinement des positions doctrinales très fortes et engagées, notamment lorsqu’ils traitent du remplacement de ce critère de bien-être du consommateur (p. 59 et s.). Quant aux profanes, ils sauront que cette liberté s’exprime dans un lieu singulier : le marché. Les pages qui lui sont consacrées témoignent d’une pédagogie rare et stimulante (p. 77 et s.). Elles éclairent là où ailleurs le nébuleux domine parfois. Il faut dire que sur le sujet les deux auteurs avaient déjà brillamment exposé leur pensée (M.-A. Frison-Roche, Le modèle du marché, Archives de philosophie du droit 1995, no 40, pp. 286-313 ; J.-C. Roda, Le marché, in Le droit économique au xxie siècle : notions et enjeux, J.-B. Racine (dir.), LGDJ, 2020, pp. 493-512).
La loyauté ensuite. Si le principe de liberté commande le droit de la concurrence, la loyauté l’accompagne fidèlement. Chacun sait depuis quelques années qu’un débat s’est installé à ce sujet quant au “grand droit de la concurrence” (v. not. M. Vestager, Fairness and Competition, in Fairness in EU Competition Policy : Significance and Implications – An Inquiry into the Soul and Spirit of Competition Enforcement in Europe, D. Gerard, A. Komninos et D. Waelbroeck (dir.), Bruylant, 2020, p. 15). Il s’agit de savoir s’il faut plus franchement accueillir la loyauté dans les affaires antitrust. Cette question ne se pose pas pour le “petit droit de la concurrence”, qui lui assume pleinement son rôle quant à la répression des comportements déloyaux. Comme le relèvent les auteurs, la notion de loyauté joue un “rôle central” (p. 713 et s.). Ils poursuivent en expliquant que “l’idée d’origine de loyauté montre la recherche d’une certaine moralisation de la pratique des affaires, que l’on nommerait plutôt aujourd’hui l’éthique des affaires” (ibid.). Il faut en comprendre que le droit de la concurrence ne s’intéresse pas qu’au marché ; il a également pour mission de discipliner les entreprises en protégeant certaines valeurs sociales.
À ce stade de notre propos, on voit d’ores et déjà poindre l’un des grands mérites de l’ouvrage : il embrasse les diverses branches du droit de la concurrence. Loin de se circonscrire au droit du marché, les auteurs sont allés plus avant en n’exceptant pas les tout-puissants droits de la concurrence déloyale et des pratiques restrictives de concurrence. Là où certains s’étaient arrêtés à l’esprit du grand droit de la concurrence, les professeurs Frison-Roche et Roda ont poussé la hardiesse plus loin en prenant un chemin plus sinueux, et plus épineux, ce qui permet de mener les lecteurs au sommet de la montagne concurrence ! C’est dire que ces derniers ne seront pas déçus de la vue proposée. C’est dire aussi que les auteurs n’ont ni sous-estimé ni négligé le mouvement de fond traversant actuellement la matière. La plus récente actualité leur donne raison. Ne dévoile-t-elle pas que, pour discipliner les mastodontes du numérique, le petit droit de la concurrence sera peut-être la solution (v. récemment T. com. Paris, 15e ch., 28 mars 2022, Google Play, RG 2018017655) ?
Liberté, loyauté… voilà l’esprit. Qu’en est-il de la lettre ?
La lettre
Pour présenter la lettre du droit de la concurrence, il fallait une solide charpente. Les auteurs l’ont fermement construite. Le plan en deux parties qui a été choisi convainc instantanément. Dans un premier temps, les auteurs exposent “le droit des marchés concurrentiels” (première partie). Dans un second temps, est abordé “le rééquilibrage des relations économiques” (seconde partie).
D’abord, le droit des marchés concurrentiels. Il convient d’emblée ici de prévenir le lecteur. Il ne trouvera pas dans cette partie de développements substantiels sur le droit des aides d’État, les auteurs considérant que ce pan du droit de la concurrence tend à “s’autonomiser” (p. 1). Il est vrai qu’une myriade d’ouvrages traite de ce thème et qu’il est en principe l’apanage des publicistes. Toujours est-il que la crise Covid-19 a montré combien ce droit des aides d’État a des incidences immenses sur le marché, la souplesse de la Commission dans son application ayant eu de grands effets pour sauver des entreprises fragilisées par les confinements, telles les entreprises du secteur aérien (v. Comm. eur., Encadrement temporaire des mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie dans le contexte actuel de la flambée de COVID-19, JOUE no C 91I du 20 mars 2020, p. 1. V. égal. pour un ex. Comm. eur., 11 décembre 2020, Corsair, aff. SA.468). Il ne trouvera pas plus de développements exhaustifs sur la procédure en droit de la concurrence, qui est un véritable manque dans la littérature des concurrentialistes de manière générale. Hormis quelques ouvrages sur les enquêtes de concurrence, il n’y a pas à notre connaissance une étude complète uniquement tournée vers la procédure. Mais nous n’en ferons pas grief aux auteurs tant la matière traitée est considérable, pour ne pas dire gigantesque ! Car pour le reste, tout y est. La présentation du droit des ententes est par exemple lumineuse, éclairée par de longs développements sur le droit américain, qui est le sel de cet ouvrage. Les lecteurs souhaitant se familiariser avec le droit étatsunien ou s’y confronter apprendront notamment que la rule of reason n’est pas l’unique singularité en matière de répression des ententes ; elle cohabite avec la “quick look” rule of reason, laquelle “offre un cadre d’analyse abrégé (en ‘un coup d’œil’) [et] allège considérablement la tâche des plaideurs en demande” (p. 362). Point important, c’est la première fois, nous semble-t-il, que le Digital Markets Act intègre un ouvrage dédié au droit de la concurrence. Ce texte appartient-il véritablement au droit européen de la concurrence ? Ne faudrait-il pas plutôt le ranger dans la catégorie du droit de la régulation ? À ces questions, les auteurs répondent que “le droit des marchés concurrentiels est généralement présenté comme la branche du droit s’intéressant aux activités économiques en général, et [que] l’émergence de règles visant un type d’activités économiques ou d’acteurs donnés est plutôt l’apanage du droit de la régulation” (p. 565). Ils ajoutent que “le ‘DMA’ ne se présente pas comme tel : il est censé garantir la contestabilité des marchés et lutter contre les pratiques déloyales, ce qui évoque naturellement le droit de la concurrence” (ibid.). Quoi qu’il en soit, pour ne pas trahir ce texte, les auteurs ont pris des précautions en jouant avec les délices de la langue française. Ils le présentent dans un chapitre unique intitulé “La construction d’un droit hybride : le contrôle du secteur numérique”, ce qui ne devrait pas contrarier le lecteur plutôt favorable à la classification dans le droit de la régulation.
Ensuite, le rééquilibrage des relations économiques. Cette partie est également une grande réussite ! Il en fallait du talent pour présenter et critiquer des règles parfois profondément absconses. Le chapitre 1 sur le droit de la transparence sera par exemple d’une immense utilité tant pour les praticiens que pour les étudiants qui ont trop souvent grand mal à comprendre à quoi sert ce droit de chicanier, ce droit qui impose notamment la rédaction d’une convention unique à certaines entreprises et un formalisme contractuel ô combien vétilleux. Les lecteurs prendront également plaisir à lire les passages sur le droit de la concurrence déloyale. C’est pour nous l’un des meilleurs ouvrages, si ce n’est le meilleur en la matière, tant il permet de mettre de l’ordre dans un désordre théorique qui n’a que trop duré. Les hésitations doctrinales sont mises à nu et les réponses apportées par les auteurs sont d’une précieuse sagacité (p. 733). Après avoir lu les pages consacrées au sujet, il ne sera plus possible de confondre concurrence illicite et concurrence parasitaire, de ne pas faire correctement le départ entre l’action en concurrence déloyale et l’action en contrefaçon (p. 729 et s.)…
Avant de finir notre propos, indiquons que l’ouvrage s’achève par un index très complet qui permettra aux lecteurs de naviguer très aisément dans les chapitres du livre. L’appareil scientifique est impressionnant et permettra de trouver en notes de bas de page beaucoup de références quant à la littérature anglophone. Précisons enfin que l’ouvrage est destiné aussi bien aux spécialistes qu’aux profanes désirant découvrir la matière.
En conclusion, ce Droit de la concurrence “deuxième version”, proposé par les professeurs Frison-Roche et Roda, est bien plus qu’un précis. Tel un traité, les auteurs ont ordonné, replacé, systématisé des solutions dans une perspective à la fois historique, philosophique, économique et critique. Aussi ne peut-on que savoir gré aux auteurs d’avoir fait de ce “Frison-Roche/Roda” une véritable œuvre doctrinale. Quand les grands juristes prennent la plume, on n’est vraiment jamais déçus…