CONFÉRENCE : PROCÉDURES - UNION EUROPÉEENNE - FRANCE - MESURES PROVISOIRES - URGENCE - REC

Urgence et concurrence : Mesures provisoires, référés-suspension… Toujours trop tard ? (Demain la concurrence - Paris, 11 Juin 2018)

Après un alignement du droit français sur le droit communautaire, les deux droits ont évolué de manière différente. Le sujet est de nouveau au cœur de l’actualité à la suite de la première affaire Google, mais surtout de la proposition ECN +, qui prévoit que toutes les ANC doivent disposer de cet outil. Celui paraît encore plus nécessaire de nos jours au regard de l’évolution de plus en plus rapide des marchés.


Introduction


Laurence Idot

Professeur, Université Panthéon-Assas (Paris II)

Membre, Autorité de la concurrence, Paris

Présidente, Comité scientifique Concurrences

1. Le décalage entre le temps des procédures et le temps de l’activité humaine est un problème récurrent qui explique la généralisation des procédures d’urgence. Ces dernières existent dans tous les systèmes juridiques et dans toutes les procédures. En France, il suffit d’évoquer les procédures de référé, qui jouent un rôle considérable devant les juridictions civiles et commerciales et sont apparues si nécessaires qu’elles ont été introduites devant les juridictions administratives.

Ce décalage est encore plus mal perçu en matière économique, en particulier en droit de la concurrence [1]. Les difficultés ne sont toutefois pas de même nature en antitrust et dans les contrôles ex ante, qui reposent sur des autorisations, comme le contrôle des concentrations ou des aides d’État. Dans ces dernières procédures déjà enfermées dans des délais, l’accélération passe d’abord par la mise en place de procédures simplifiées [2]. De plus, le problème se pose surtout au stade du contrôle juridictionnel, d’où la mise en place de procédures accélérées [3].

2. Le contexte global est différent en antitrust puisque l’objectif est de mettre fin à des pratiques anticoncurrentielles. Indépendamment de la question du délai raisonnable des procédures, une intervention rapide des autorités de contrôle est surtout demandée par les entreprises qui s’estiment victimes desdites pratiques. Elle peut être également bénéfique à la collectivité. Toutefois, compte tenu du caractère quasi répressif de la procédure, il faut concilier ce besoin d’agir vite avec le nécessaire respect des droits de la défense. Ce compromis a été réalisé en mettant en place une procédure de mesures provisoires ou conservatoires, étant noté que le qualificatif “provisoires” est celui utilisé en droit de l’Union, alors qu’en droit français, on parle de mesures conservatoires [4].

3. Les données sont connues. En droit communautaire, le règlement 17/62 n’abordait pas le sujet. Il a fallu la fameuse ordonnance Camera Care en 1980 [5] pour que la Cour de justice reconnaisse à la Commission le pouvoir d’adopter des décisions de mesures provisoires. Cette dernière l’a peu utilisé, puisque trois décisions seulement ont été adoptées entre 1982 et 1987 [6]. Entre-temps, s’inspirant de la jurisprudence de la Cour de justice, le droit français avait expressément reconnu cette possibilité au Conseil de la concurrence à l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986. Peu de temps après, au début des années 1990, l’on a même assisté à des applications parallèles de ces mesures, notamment dans les affaires dites “de la Cinq”, qui ont pu faire penser à une convergence des deux systèmes [7].

Tel n’a finalement pas été le cas. Les différences entre les deux systèmes ont été au contraire accentuées. En droit français, l’on a assisté à un élargissement des pouvoirs du Conseil, qui s’est vu reconnaître par la loi dite “NRE” du 15 mai 2001 la possibilité d’adopter les mesures qui lui apparaissent nécessaires [8] et plus seulement celles demandées par les auteurs de la saisine. Le dispositif a été maintenu au profit de l’Autorité de la concurrence lors de la réforme de 2008 [9]. En revanche, en droit de l’Union, si l’article 8 du règlement no 1/2003 a consacré le pouvoir de la Commission d’adopter des mesures provisoires, le texte a opéré un retrait par rapport à la jurisprudence puisque les plaignants ont perdu la possibilité de faire une telle demande. Sur la première question, qui est celle de l’auteur des demandes de mesures provisoires, le droit de l’Union et le droit français adoptent ainsi des solutions radicalement opposées : le pouvoir de déclencher une procédure de mesures provisoires est réservé à la Commission alors que l’Autorité de la concurrence ne dispose pas de la possibilité d’adopter ex officio des mesures conservatoires. Ces divergences ont été accentuées par la pratique. La Commission a renoncé à utiliser cet outil. La dernière décision adoptée dans l’affaire IMS avant l’entrée en vigueur du règlement no 1/2003 a finalement été retirée [10], ce qui rend la question posée dans l’intitulé du panel “toujours trop tard ?” sans pertinence, du moins en droit de l’Union. Il faut plutôt s’interroger sur l’intérêt de cet outil puisque la question “toujours trop tard ?” ne se pose que lorsque cet outil est effectivement utilisé. Tel est le cas dans certains États membres [11], dont la France. En effet, le Conseil de la concurrence puis l’Autorité de la concurrence ont été souvent amenés à examiner des demandes de mesures conservatoires et à en accorder, en particulier, mais pas seulement, à l’occasion de l’ouverture à la concurrence des industries de réseaux. Depuis l’étude thématique que le Conseil de la concurrence leur avait consacrée en 2007 [12], les données n’ont pas changé d’un strict point de vue juridique. Les demandes sont demeurées fréquentes, mais les mesures ont été accordées avec réserve [13].

4. Dans ces conditions, l’on pourrait s’interroger sur l’intérêt de consacrer un panel à ce sujet. Ce choix s’explique par un regain d’intérêt, qui a encore été illustré ce matin par l’intervention de la ministre. Dans le projet de loi sur l’équilibre des relations commerciales en cours de discussion, une disposition spécifique sur le regroupement des centrales d’achat [14] a été insérée. Les débats parlementaires ont conduit à l’ajout d’un alinéa pour reconnaître à l’Autorité la possibilité de prendre des mesures conservatoires “pour tout accord mentionné au I du présent article dès lors que l’une des atteintes à la concurrence mentionnées au II, que cet accord entraîne ou est susceptible d’entraîner immédiatement après son entrée en vigueur, présente un caractère suffisant de gravité”.

Mais au-delà de cet élément très récent et spécifique à la France, deux données parallèles illustrent l’actualité du sujet. La première est la durée des procédures dans l’affaire Google et les déclarations en 2017 de la commissaire Vestager, qui mentionnait une possible première utilisation par la Commission de l’article 8 du règlement no 1/2003. Nous savons tous qu’il n’en a rien été finalement, mais le débat a été lancé [15]. Parallèlement, le sujet a été également débattu au sein du Réseau européen de concurrence dans le cadre des discussions autour de la proposition dite “ECN +”. Déjà en 2013, l’une des recommandations de l’ECN portait sur la possibilité pour toutes les autorités nationales de concurrence (ANC) de disposer de cet instrument dans leur boîte à outils [16]. L’idée a été reprise dans la proposition de la Commission de mars 2017 [17]. Dans sa version initiale, l’article 10 reprenait pour les ANC l’article 8 du règlement no 1/2003. Les débats devant le Parlement européen ont confirmé l’intérêt de cet outil. Les modifications ou améliorations du texte ont porté précisément sur cet article 10, finalement devenu l’article 11 dans la version finale du texte [18]. La nécessité d’utiliser effectivement cet outil face à des marchés en évolution constante a été rappelée. Un deuxième alinéa a par ailleurs été inséré pour rappeler que cette procédure d’urgence devant l’autorité n’était efficace que si ensuite, au stade du contrôle juridictionnel, il existait également une procédure accélérée.

5. Faute de temps, les membres du panel ont décidé de limiter leurs interventions aux procédures d’urgence devant les autorités de concurrence en droit antitrust. Il n’est pas nécessaire de les présenter longuement puisqu’ils sont tous bien connus de l’auditoire. Pour la perspective institutionnelle, Wouter Wils, conseiller-auditeur et professeur invité à King’s College, nous fera part des débats qui ont lieu devant les institutions européennes tandis que Jacques Steenbergen, président de l’Autorité belge de la concurrence, nous informera sur l’expérience belge, qui est également très riche. Pour la perspective des entreprises et comme il est usuel, nous entendrons à la fois le point de vue juridique de l’avocat, Jacques-Philippe Gunther, et celui de l’économiste, Antoine Chapsal.

Dépassant le sous-titre donné à la table ronde, nous nous sommes concertés pour ne pas nous limiter à la question de l’efficacité des mesures provisoires, même si elle est centrale. Il nous a paru nécessaire de commencer par revenir sur la question préalable de la nécessité de l’outil, avant de terminer par des interrogations sur la légitimité de son utilisation. Chacun des intervenants s’exprimera à tour de rôle sur ces différents points [19]. Je me bornerai à lancer quelques pistes de réflexion :

  • S’agissant de la nécessité des mesures provisoires, le Parlement européen a insisté sur l’utilité de l’outil pour réguler des marchés qui évoluent très rapidement. Le point de vue de l’économiste sur ce point nous sera très utile. Dans une perspective plus juridique, l’on peut se demander si le rapprochement des législations nationales qu’amorce la proposition ECN + est justifié.
  • L’efficacité des mesures provisoires est bien évidemment centrale et pose la question de savoir quel est le cadre juridique le plus adapté. Un examen des différents systèmes révèle des divergences importantes, qu’il s’agisse de l’auteur de la demande de mesures provisoires, ou plus encore des conditions d’octroi desdites mesures. De plus, et l’expérience de la Commission l’a bien montré, il ne suffit pas de disposer d’un cadre juridique approprié, encore faut-il avoir la volonté politique de l’utiliser.
  • Enfin, lorsqu’elles sont accordées, les mesures provisoires sont souvent critiquées tant par les entreprises, qui doivent les respecter, qui leur reprochent d’avoir des conséquences irréversibles, que par les entreprises qui s’estiment victimes des pratiques anticoncurrentielles et considèrent à l’inverse qu’elles interviennent trop tard ou ne sont pas assez contraignantes. Qu’elles soient accordées ou refusées, se pose également la question de l’articulation entre la procédure de mesures provisoires et la procédure d’engagements. Dans tous ces cas de figure, la légitimité des mesures est alors en cause.

Notes

[1V., dans une perspective plus générale, atelier de la concurrence, 2 juill. 2003, Le facteur temps dans le droit de la concurrence : le temps de la procédure et le temps des entreprises, avec les interventions de G. Canivet, J.-M. Cot, L. Idot, Rev. conc. cons., janv.-fév. 2004.

[2V. en particulier les procédures simplifiées qui se sont généralisées en contrôle des concentrations. En aides d’État, il existe également des procédures simplifiées qui ont été renforcées lors de la modernisation.

[3V. en particulier les procédures accélérées mises en place devant la Cour de justice de l’Union (art. 133 et s., règlement de procédure) et le Tribunal (art. 151 et s., règlement de procédure). Ces dernières n’ont toutefois pas donné les résultats escomptés. Une priorité donnée en interne à certains des dossiers, comme l’a fait le Conseil d’État en contrôle des concentrations, peut s’avérer plus efficace.

[4En anglais, on ne parle que d’interim measures, ce qui occulte la différence qui existe entre le “provisoire” et le “conservatoire”.

[5CJCE (ord.), 17 janv. 1980, Camera Care v. Commission, aff. 792/79 R.

[7L. Idot, Les affaires de la Cinq : de nouvelles précisions sur l’octroi de mesures provisoires en droit communautaire et français de la concurrence, Europe, no 3, mars 1992, et Les mesures provisoires en droit de la concurrence ; un nouvel exemple de symbiose entre le droit français et le droit communautaire, Rev. trim. dr. eur., 1993, no 4, p. 581 et s.

[8Art. L. 464-1, C. com. tel que modifié par l’article 72 de la loi dite “NRE”.

[9Art. L. 464-1 C. com., dans la version issue de la loi du 4 août 2008.

[10Comm. eur., déc. 3 juill. 2001, aff. 38044 ; décision de retrait du 13 août 2003, JOUE, no L.268, 18 oct. 2003.

[11Sur les pratiques allemandes et anglaises, v. A. Burnside, A. Kidane, préc. ; sur la pratique belge, v. J. Steenbergen, Pour des mesures conservatoires efficaces et équitables, Concurrences no 4-2017, éditorial, pp. 1-3 ; Interim Relief Measures in Competition Cases : A European Competition Authority’s Perspective... in Douglas H. Ginsburg Liber Amicorum : An Antitrust Professor on the Bench, Concurrences ed., 2018, vol. I, p. 545.

[12Conseil de la concurrence, rapport annuel 2007, étude thématique.

[13V. les statistiques présentées par U. Berkani, lors du séminaire Concurrences du 27 mars 2018, Les procédures d’urgence en droit de la concurrence : 84 demandes depuis le 2 mars 2009, 7 mesures conservatoires accordées (déc. 09-MC-01 et 09-MC-02 ; déc. 10-MC-01 ; déc. 11-MC-01 ; déc. 14-MC-01 et 14-MC-02 ; déc. 16-MC-01) dont 3 dans le secteur de l’énergie. Dans 5 cas, l’affaire s’est terminée par une décision d’acceptation d’engagements (déc. 09-D-11 ; déc. 10-D-20 ; déc. 15-D-09 ; déc. 17-D-12 ; déc. 18-D-04).

[14Projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire (...), état au 13 juin 2018, art. 10 quater A, modifiant l’article L. 462-10 C. com.

[16ECN Recommendation on the power to adopt interim measures, disponible, http://ec.europa.eu/competition/ecn/recommendation_interim_measures_09122013_en.pdf.

[17Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, COM (2017) 142 final, 22 mars 2017.

[18V. le texte annexe au rapport du Parlement européen, 6 mars 2018, A8-0057/2018. Un considérant (27 a) a été ajouté pour insister sur l’intérêt des mesures provisoires. Dans la version finale issue du trilogue (Interinstitutional file : 2017/0063 (COD), 14 juin 2018), ce considérant a été modifié pour devenir le considérant 37. Le texte de l’article 10, tel que modifié par le Parlement européen, a été repris intégralement pour devenir l’article 11.

[19La version écrite ne reflète pas l’ensemble des débats qui ont donné lieu à des interventions croisées. Pour le point de vue de J. Steenbergen, les lecteurs sont invités à se reporter aux deux écrits récents de l’auteur sur ce thème, préc. supra, note 11 (Pour des mesures conservatoires efficaces et équitables ; Interim Relief Measures in Competition Cases : A European Competition Authority’s Perspective).