La période sous commentaire est sans doute la plus dense en arrêts de principe depuis l’inauguration de cette chronique en 2016. On ne dénombre pas moins de quatre arrêts de la Cour de justice, quatre arrêts de la Cour de cassation et un arrêt du Conseil d’État ! Aucun n’est anecdotique et les auteurs se sont efforcés de leur faire justice ici.

Sélection de décisions rendues dans la période sous commentaire. Les décisions commentées sont marquées d’un astérisque, les autres sont simplement citées pour information et il est fait brièvement état de leur intérêt.

  • CJUE, 1er août 2022, Landkreis Northeim c/ Daimler, aff. C-588/20, ECLI:EU:C:2022:607
  • CJUE, 10 nov. 2022, AD et al. c/ PACCAR Inc. et DAF, aff. C-163/21, ECLI:EU:C:2022:863*
  • CJUE, 12 janv. 2023, RegioJet a. s. c/ České dráhy a. s., aff. C-57/21, ECLI:EU:C:2023:6*
  • CJUE, 16 févr. 2023, Tráficos Manuel Ferrer S.L., Ignacio c/ Daimler AG, aff. C-312/21, ECLI:EU:C:2023:99*
  • Cass. com., 28 sept. 2022, no 21-20.731, P, ECLI:FR:CCASS:2022:CO00538*
  • Cass. com., 19 oct. 2022, J&J SBF, no 21-19.197, ECLI:FR:CCASS:2022:CO00599*
  • Cass. com., 1er mars 2023, no 20-18.356 et 20-20.416, FS-B, ECLI:FR:CCASS:2023:CO00160*
  • Cass. com., 1er mars 2023, no 22-16.329 et 22-16.881, FS-D, ECLI:FR:CCASS:2023:CO00159*
  • T. com. Lyon, 27 oct. 2022, Colas et autres c/ DAF Trucks et autres, RG 2018J191*

1. La très riche actualité jurisprudentielle des derniers mois fait écho à la fameuse intuition de Dworkin, qui voyait la jurisprudence comme un “roman à la chaîne” ; chaque arrêt étant un chapitre que le juge s’efforcerait d’écrire en essayant d’être fidèle à la lettre et à l’esprit du chapitre précédent. [1]Il faudrait presque lire les arrêts de la Cour de justice, de la Cour de cassation et du Conseil d’État dans leur ordre chronologique pour percevoir les subtilités de cette élaboration jurisprudentielle. Ces arrêts, et plus particulièrement ceux de la Cour de justice, renseigneront utilement celles et ceux qui pratiquent la matière tout en trahissant les insuffisances de la directive “dommages”. Non seulement ce texte est un foyer à difficultés d’interprétation – on en a vu déjà une manifestation flagrante avec la question de son application temporelle –, mais les utopiques compromis auxquels il a essayé de parvenir menacent de le priver de toute efficacité. Pour conjurer ce risque, la Cour de justice s’emploie à dégager des règles nouvelles qu’elle juge plus en phase avec l’objectif indemnitaire de la directive. [2]

2. C’est tout l’intérêt de ses arrêts RegioJet [3] , Paccar et DAF [4] et Tráficos Manuel Ferrer [5] qui seront commentés à la suite, même s’il faut préciser à ce stade, qu’à l’exception peut-être de l’arrêt Paccar et DAF, les solutions de la Cour ne modifient pas de façon significative l’état du droit français. Le dernier des quatre arrêts de la Cour de la période – l’arrêt Landkreis Northeim [6] – ne sera, quant à lui, que mentionné brièvement dans ce propos introductif. Quoiqu’important en pratique, son apport à la matière reste plus modeste. On en retiendra essentiellement que sur le renvoi préjudiciel d’une juridiction allemande saisie de l’action d’une personne publique consécutive à l’entente des camions, la Cour précise que les camions à ordures ménagères sont bien couverts par la décision de la Commission européenne de 2016 et que leur achat peut donner lieu à une action en réparation. Sur le plan de la méthode, on peut relever que la Cour et l’avocate générale avant elle [7] procèdent à une exégèse détaillée de la décision de la Commission. En l’occurrence, leur conviction repose sur plusieurs considérants qui ne semblent pas exclure les véhicules spéciaux et sur une note de bas de page excluant expressément les camions militaires. [8] Cet arrêt met en évidence l’importance de la rédaction des motifs et du dispositif des décisions des autorités de concurrence consacrés à l’identification des produits affectés, la moindre imprécision pouvant conduire, comme en l’espèce, à des débats indécis devant le juge de la réparation.

3. Sur le plan national, on relèvera que ce sont aussi les questions de preuve qui sont au cœur des décisions commentées et plus particulièrement celles relatives à la preuve du préjudice. Presque l’intégralité des décisions de la Cour de cassation, du Conseil d’État et des juridictions du fond traitent de la question. On attirera tout particulièrement l’attention du lecteur sur le premier jugement au fond rendu par une juridiction française dans l’affaire des camions. Ce jugement du tribunal de commerce de Lyon [9] déboute d’ailleurs la demanderesse en raison de l’insuffisance de sa démonstration relative au préjudice et au lien de causalité.

4. Quant aux conditions de fond de la responsabilité des auteurs de pratiques anticoncurrentielles, on remarquera que toutes les décisions commentées traitent du préjudice, définitivement au cœur des débats. Deux arrêts remarqués de la chambre commerciale du 1er mars 2023 [10] précisent notamment les conditions auxquelles le préjudice causé par l’indisponibilité des sommes accordées aux demandeurs à l’action en réparation peut être réparé.

5. Enfin, au-delà de la preuve et du préjudice, la prescription et les conflits de lois dans le temps continuent d’alimenter la chronique, même si l’on commence à avoir plus de certitudes sur ces deux questions.

6. Le plan de cette chronique sera légèrement remanié pour faire toute leur place aux décisions relatives à la preuve et en l’absence notable de décisions sur la compétence. Après les décisions qui traitent du droit d’agir (I.), seront abordées celles relatives à la preuve (II.), puis celles relatives aux conditions de la responsabilité (III.).

Rafael Amaro

I. Droit d’agir (intérêt, qualité et prescription)

1. Prescription extinctive : Cause interruptive de prescription (jugement Carrefour c/ L’Oréal)* ( T. com. Paris, 15e ch., 23 janv. 2023, SAS Carrefour France/SAS Carrefour Hypermarchés/SAS CSF c/ SA L’Oréal, RG 2021037634. )

7. Le 23 janvier 2023, le tribunal de commerce de Paris a rendu une nouvelle décision de follow-on à la suite de la décision de l’Autorité de la concurrence dans l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien [11].

8. Cette décision intervient alors qu’une première action portant sur les mêmes faits avait déjà été introduite par trois sociétés du groupe Carrefour le 17 août 2017. Après avoir examiné une demande de sursis à statuer et une demande de communication de pièces de la société L’Oréal, le tribunal de commerce avait prononcé la caducité de l’instance [12], celle-ci ayant ensuite été confirmée par la cour d’appel de Paris. [13]

9. Dans la mesure où l’article 385 du code de procédure civile prévoit que la caducité n’empêche pas l’introduction d’une nouvelle instance sur les mêmes faits, Carrefour avait introduit une nouvelle action le 20 juillet 2021, ayant donné lieu au présent jugement du 23 janvier 2023.

10. Dans le cadre de cette nouvelle action, L’Oréal opposait une fin de non-recevoir tirée de l’acquisition de la prescription dans la mesure où la décision de l’Autorité avait été rendue le 18 décembre 2014.

11. Du fait de la caducité, l’effet interruptif de prescription de la première saisine du 17 août 2017 est anéanti en application d’une jurisprudence constante. [14] Dès lors, le tribunal de commerce relève dans son jugement que l’interruption de la prescription doit “s’apprécier au regard des faits de la présente cause”, c’est-à-dire la nouvelle action du 20 juillet 2021.

12. Afin d’écarter l’acquisition de la prescription, Carrefour avait invoqué l’existence d’une cause interruptive sur le fondement de l’article L. 462-7 dans sa version issue de la loi no 2014-344 du 17 mars 2014, dite “loi Hamon”, applicable jusqu’à la transposition de la directive 2014/104/UE, dite “dommages”, par l’ordonnance no 2017-303 du 9 mars 2017.

Dans cette ancienne rédaction, l’article L. 462-7 du code de commerce disposait que l’ouverture d’une procédure devant l’Autorité interrompt la prescription de l’action civile jusqu’à ce que la décision soit définitive.

13. Carrefour s’appuyait également sur le récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Volvo et DAF commenté dans la précédente livraison de cette chronique [15] en estimant que la solution de cette affaire était applicable non seulement au point de départ du délai de prescription, mais également aux causes interruptives de prescription. Carrefour faisait valoir que l’article 10, paragraphe 4, de la directive était d’application immédiate dès la date de transposition de la directive, à condition que l’action ne soit pas encore prescrite à cette date. Une telle solution aurait permis d’appliquer l’article L. 462-7 du code de commerce dans sa version issue de l’ordonnance dès lors qu’une action n’était pas prescrite à la date de transposition de la directive.

14. Le tribunal de commerce écarte les arguments de Carrefour. Suivant le cadre d’analyse de l’arrêt Volvo et DAF, il juge d’abord que les règles de prescription sont des dispositions substantielles [16] et cherche ensuite à déterminer si, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive, le 27 décembre 2016, les faits étaient prescrits.

15. S’inscrivant dans le courant jurisprudentiel majoritaire, [17] le tribunal de commerce considère que le point de départ du délai de prescription est la date de la décision de l’Autorité, le 18 décembre 2014.

16. Le tribunal de commerce considère que l’arrêt Volvo et DAF ne traite que du point de départ et du délai de prescription et non des causes interruptives de celle-ci. Si cette lecture restreint la portée de l’arrêt, qui semble porter sur l’ensemble de l’article 10 de la directive, [18] elle est cohérente avec la position retenue par la Cour de cassation, selon laquelle une cause interruptive doit être régie par le droit en vigueur au jour de sa survenance. [19] Le tribunal de commerce relève que “les causes interruptives de prescription sont des faits instantanés, qui ne peuvent être régis que par le droit en vigueur au jour de leur survenance”.

17. Cette décision est également cohérente avec le jugement CNAMTS c/ Sanofi, [20] dans lequel le tribunal de commerce avait refusé d’appliquer rétroactivement l’article L. 462-7 du code de commerce. Toutefois, alors que dans l’affaire CNAMTS c/ Sanofi, le tribunal de commerce faisait référence à la saisine de l’Autorité, antérieure à l’entrée en vigueur de la loi Hamon, dans son jugement du 23 janvier 2023, seule la date de la décision de l’Autorité, pourtant postérieure à l’entrée en vigueur de la loi Hamon, est mentionnée. Toutefois, il semble que ce soit la même solution que le tribunal de commerce entende retenir en indiquant que l’entrée en vigueur de l’article L. 462-7 du code de commerce issu de la loi Hamon était “insuffisante à interrompre la prescription au titre d’une décision de l’ADLC d’ores et déjà rendue” (sic).

18. Bien que le tribunal de commerce ait initialement jugé dans sa décision du 13 juillet 2020 que, malgré la caducité, Carrefour avait la possibilité de “réassigner sans délai sur les mêmes faits”, la caducité de l’action a en réalité eu pour conséquence d’empêcher l’introduction d’une nouvelle instance, le délai de cinq ans de l’article 2224 du code civil étant déjà expiré à cette date. Cette affaire illustre donc la complexité de la combinaison de la caducité et de la prescription dans une action en réparation.

Bastien Thomas

2. Prescription extinctive : Point de départ du délai de prescription (arrêt Nord Signalisation)

19. Le 14 septembre 2022, [21] la cour d’appel de Paris est intervenue pour la deuxième fois dans le volet indemnitaire de l’affaire de la signalisation routière. [22] Si cette affaire a déjà donné lieu à un abondant contentieux administratif de la part de collectivités locales lésées, dont une affaire commentée dans la présente chronique, [23] la cour d’appel de Paris avait rendu un premier arrêt le 28 février 2018 ayant donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation du 27 janvier 2021 dans l’affaire EMC2 [24].

20. Dans la présente affaire, le tribunal de commerce avait, dans un jugement du 16 octobre 2020, déclaré prescrite l’action introduite par la société Nord Signalisation et par son dirigeant personne physique.

21. Cette affaire présente des similitudes avec l’affaire EMC2, qui visait huit sociétés impliquées dans l’affaire de la signalisation routière et avait été introduite par la société EMC2, concurrent non membre de l’entente, et son dirigeant.

22. Toutefois, à la différence d’EMC2, Nord Signalisation avait participé à l’entente pendant trois ans sur un total de dix années de pratiques (1997-2006). L’Autorité n’avait toutefois pas infligé de sanction pécuniaire à Nord Signalisation, compte tenu de ses difficultés financières, et de sa dénonciation de l’entente [25].

23. S’agissant de la dénonciation de l’entente, la cour d’appel relève d’ailleurs que, lors de son audition par le rapporteur du Conseil de la concurrence le 10 mars 2008, le dirigeant de Nord Signalisation avait déclaré avoir informé la DGCCRF, en février 2006, de l’existence d’une entente anticoncurrentielle. Une perquisition avait ensuite été menée par la DGCCRF le 14 mars 2006.

Ce n’est que le 29 mai 2008 que Nord Signalisation avait ensuite saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le cadre de marchés de signalisation routière. [26] Bien que cette dénonciation eût été introduite en dehors de toute procédure de clémence, l’Autorité a tenu compte du fait qu’elle avait provoqué l’“implosion” de l’entente [27].

24. Ce contexte explique la raison pour laquelle la cour d’appel a pu considérer que les informations obtenues en qualité de membre du cartel “permettaient aux appelants d’avoir une connaissance suffisamment certaine du caractère illicite de la pratique et du dommage en découlant”. L’action de Nord Signalisation se distingue des actions introduites par des collectivités territoriales, dans la mesure où ces dernières, en leur qualité de clientes, ne pouvaient connaître le fonctionnement du cartel avant de prendre connaissance de la décision de l’Autorité. Par ailleurs, la cour d’appel estime qu’il n’est pas démontré que les pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par l’Autorité, postérieures à 2000 (année de sortie de Nord Signalisation de l’entente), étaient “différentes de celles déjà connues par [Nord Signalisation] lorsqu[’elle] était acteur de l’entente”.

25. La cour d’appel considère donc que le moment où Nord Signalisation a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action est son année de sortie de l’entente, soit 2000.

26. A contrario, dans l’affaire EMC2, la Cour de cassation avait considéré que “la connaissance d’ententes préexistantes et distinctes [sanctionnées par le Conseil de la concurrence le 4 février 2003 [28] ] ou celle, imprécise, du cartel en cause, ne permettait pas (…) de déterminer si un préjudice leur avait bien été causé, et par quels opérateurs”.

27. Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient en effet par dix ans à compter de la manifestation du dommage ; malgré l’application aux faits en cause de ce délai de dix ans, l’action introduite le 21 mars 2011 est considérée comme prescrite, Nord Signalisation ayant eu connaissance des faits en 2000.

28. Si le courant jurisprudentiel majoritaire considère que le point de départ de la prescription est la date de la décision de l’Autorité, certaines circonstances peuvent amener les juridictions à retenir une position différente. Cette appréciation se faisant in concreto, des situations de concurrents victimes peuvent donner lieu à des appréciations différentes.

Bastien Thomas

II. Preuve

1. Précisions relatives à la liste grise des pièces tirées des dossiers des autorités de concurrence de la directive “dommages” (arrêt RegioJet)

29. Pour des raisons pédagogiques, on commencera ce tour d’horizon des décisions relatives à la preuve par l’arrêt RegioJet du 12 janvier 2023 [29]. Cet arrêt n’est pas le plus ancien mais c’est celui qui concerne le plus grand nombre de dispositions de la directive sur la preuve. Son commentaire donne donc l’occasion de les présenter brièvement, ce qui pourra faciliter la lecture des commentaires suivants tout en évitant les répétitions fastidieuses.

30. Trois articles de la directive régissent l’administration de la preuve : les articles 5, 6 et 7 [30] ; quand quatre posent des règles de droit substantiel de la preuve relatives à la charge et à l’objet de la preuve : les articles 9 [31], 13 [32], 14 [33] et 17 [34]. On s’en tiendra ici aux seuls articles 5 et 6. Le premier pose des règles “générales” applicables à l’administration judiciaire de toute preuve quand le second pose des règles spéciales applicables aux seules preuves qui mobilisent des éléments de fait tirés du dossier des autorités de concurrence.

31. Plus précisément, l’article 5 impose aux juridictions nationales de procéder à un triple test de pertinence, de nécessité et de proportionnalité avant d’ordonner des mesures d’instruction. À première vue, il y a dans ce triple test une redondance difficile à expliquer autrement que par une maladresse de plume. D’autant que la directive ne définit précisément que la proportionnalité [35]. Ni la pertinence, ni la nécessité ne font l’objet d’une définition explicite. La nécessité n’est même évoquée qu’accolée à la proportionnalité. Les avocats généraux qui ont conclu dans les trois affaires présentées ici, tout comme la Cour dans ses arrêts, ne visent que la proportionnalité ou alors les deux notions l’une à la suite de l’autre, comme dans la directive, sans plus définir la nécessité. À supposer qu’il y ait bien une différence entre nécessité et proportionnalité, ce qui n’est pas absolument certain, on pourrait dire que la première découle du paragraphe 2 de l’article 5 et concerne l’identification de la pièce en imposant une délimitation aussi étroite que possible des “éléments de preuve” ou des “catégories pertinentes de preuves (…) sur la base de données factuelles raisonnablement disponibles dans la justification motivée”. Il semble que cette exigence s’explique par la volonté affichée par le législateur d’éviter les fishing expeditions [36]. L’exigence de proportionnalité, mentionnée expressément au paragraphe 3 de l’article 5, est mieux définie et l’on peut dire, en résumé, qu’elle impose une mise en balance entre droit à la preuve et intérêts contraires. Plusieurs de ces intérêts sont énoncés par la directive : coût de la mesure d’instruction pour la partie ou le tiers qui en fait l’objet, protection des intérêts légitimes que ceux-ci peuvent opposer (on songe intuitivement au secret des affaires) et préservation de l’efficacité du public enforcement. Enfin, l’exigence de pertinence des preuves découle du paragraphe 1 de l’article 5 et s’entend comme la pertinence des éléments factuels recherchés dans les pièces collectées. Comme le dit l’avocat général Szpunar, il faut qu’il y ait un “rapport entre la preuve demandée et la demande de dommages et intérêts [37].

32. En pratique, il est probable que le contrôle des juridictions du fond porte essentiellement sur l’exigence de proportionnalité. C’est déjà ce que l’on a pu constater à l’occasion des arrêts Renault Trucks commentés en détail dans les précédentes livraisons de cette chronique [38].

33. L’article 6, quant à lui, régit l’exploitation des éléments factuels tirés des dossiers des autorités de concurrence. Il le fait surtout en entravant cet accès afin de préserver l’efficacité du public enforcement [39]. Cet article établit trois listes de pièces – noire, grise et blanche – selon le caractère plus ou moins sensible des éléments factuels que l’on peut y trouver. Les pièces de la liste noire sont celles qui contiennent des informations particulièrement accablantes pour les entreprises concernées : retranscription de déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et propositions de transactions. Elles font l’objet d’une protection absolue qui les empêche d’être exploitées devant le juge de la réparation [40]. Les pièces de la liste grise sont au nombre de trois : les pièces “préparées par une personne physique ou morale expressément aux fins d’une procédure engagée par une autorité de concurrence [41] ; celles contenant des “informations établies par l’autorité de concurrence et envoyées aux parties au cours de sa procédure [42]et les “propositions de transaction qui ont été retirées [43]. Elles font l’objet d’une protection temporaire et ne pourront être exploitées qu’une fois que la procédure de l’autorité sera close [44]. Enfin, la liste blanche est une catégorie résiduelle qui contient les autres pièces qui peuvent être exploitées à tout moment sans bénéficier de protection particulière [45].

34. Une précision terminologique à ce stade : ces règles de preuve sont toutes regroupées dans la directive sous l’appellation de règles relatives à la “production” des pièces. Mais ce terme, ambivalent en droit français, doit être compris au sens du code de procédure civile, comme couvrant la communication spontanée par une partie [46], la production forcée par son adversaire [47] ou l’obtention auprès des tiers [48]. La précision est importante car les solutions dégagées par la Cour de justice dans les arrêts présentés ici paraissent valoir pour les trois modes d’administration de la preuve et pas seulement pour la production au sens plus strict où on l’entend en droit français.

L’exposé qui vient d’être fait des articles 5 et 6 ne rend que partiellement compte de leur complexité. On le verra par la suite. Il n’est donc guère étonnant de voir la juridiction de renvoi – le Nejvyšší soud (la Cour suprême de République tchèque) – s’interroger sur leur interprétation. Ses doutes naissent à l’occasion de l’action en réparation d’une entreprise de transport ferroviaire – RegioJet – qui s’estime victime d’un abus de position dominante de České dráhy, transporteur national détenu par l’État tchèque. Précision factuelle importante : cette action en réparation a été engagée en parallèle d’une première procédure devant l’autorité nationale de concurrence (ANC) tchèque. La demanderesse avait alors demandé à la juridiction de première instance d’enjoindre à la défenderesse de produire les informations préparées et conservées en dehors de la procédure devant l’ANC, ce qui lui a été accordé. La Commission s’est ensuite saisie de l’affaire, ce qui a conduit cette juridiction et l’ANC à suspendre leur procédure. La première décision sur la preuve du juge de la réparation n’en a pas moins fait l’objet d’un arrêt d’appel confirmatif qui a placé les pièces tirées du dossier de l’ANC sous séquestre. Cet arrêt d’appel a lui-même été attaqué par un pourvoi qui donne l’occasion à la Cour suprême tchèque d’interroger la Cour de justice sur l’interprétation des articles 5 et 6 afin de fixer le sort des pièces litigieuses.

35. La première question posée par la juridiction tchèque invite la Cour à interpréter le paragraphe 1 de l’article 5 de la directive et à répondre à la question suivante : interdit-il au juge de la réparation d’ordonner la production forcée d’une pièce dans la situation de l’espèce où une procédure concernant l’infraction alléguée est pendante devant la Commission et que c’est précisément pour éviter une décision contradictoire avec celle que pourrait prendre la Commission que ce juge a décidé de surseoir à statuer ? Si l’on reformule la question, on peut dire qu’il est demandé à la Cour si, en cas de procédure parallèle, l’instance devant le juge de la réparation doit nécessairement être suspendue dans l’attente du dénouement de la procédure devant la Commission, y compris si ses développements concernent des incidents de pièces.

36. À cette question, la Cour répond négativement. Le juge de la réparation a donc la possibilité de statuer sur une demande de production de pièces, même si le public enforcement est en cours, à condition de respecter trois séries de conditions que la Cour s’attache à préciser.

Il doit d’abord respecter la doctrine Masterfoods [49] codifiée à l’article 16 du règlement (CE) no 1/2003, qui lui impose de ne pas prendre de décision qui contredirait celle de la Commission. Comme le dit la Cour, le juge doit donc tenir compte “de la procédure pendante devant la Commission lors de l’adoption de toute décision ou de mesure au cours d’une procédure relative à une action en dommages et intérêts [50] . Cette prise en compte lui impose même de s’assurer que la production ne porte pas atteinte à l’efficacité de “la stratégie d’enquête d’une autorité de concurrence en révélant les documents qui font partie de son dossier ou [ne risque pas] de nuire à la manière dont les entreprises coopèrent avec les autorités de concurrence [et de prévenir en particulier] la ‘pêche aux informations’” [51].

Deuxième condition : le juge doit se conformer à l’article 6 et ne peut ordonner que la production des pièces de la liste blanche et point de la liste grise, qui sont temporairement protégées [52].

Troisième condition : il doit aussi respecter les exigences générales de nécessité et de proportionnalité de l’article 5 de la directive [53].

37. La question à laquelle répond ensuite la Cour (la troisième) porte sur les conditions de la protection temporaire de l’article 6, paragraphe 5, qui prévoit la liste grise évoquée plus haut. La juridiction tchèque cherchait à savoir si la décision de suspension de l’autorité tchèque, prise à la suite de l’ouverture par la Commission de sa propre procédure, devait être tenue pour une décision de clôture de nature à faire tomber cette protection temporaire. La réponse de la Cour est encore négative [54] et découle de deux arguments principaux. D’abord, l’ouverture d’une procédure par la Commission n’empêche pas une ANC de statuer sur cette même affaire une fois que ladite procédure sera close [55]. Ensuite, la ratio legis de la liste grise impose de considérer que la suspension par l’autorité nationale ne saurait faire tomber la protection temporaire alors même qu’une enquête de la Commission est en cours, ce qui “pourrait compromettre, et ce même de manière sérieuse, l’efficacité de cette enquête [56].

38. Par la deuxième question, traitée à la suite de la troisième, la Cour était encore interrogée sur le sens de ce paragraphe 5 et plus précisément sur le contenu de la liste grise. Elle précise d’abord que cette liste est limitative et qu’il n’est pas possible d’y introduire des pièces de la liste blanche [57]. Elle ajoute que cette liste grise couvre uniquement les pièces “préparées” expressément aux fins de la procédure devant l’autorité et point celles qui ont pu être soumises de manière spontanée ou à la demande de l’autorité [58]. Cette interprétation est justifiée par une lecture stricte du contenu de cette liste, que la Cour définit “par contraste”, si l’on peut dire, en fixant le contenu de la liste blanche. Cette liste blanche est ainsi constituée des “informations préexistantes” que l’article 2 de la directive définit comme “toute preuve qui existe indépendamment de la procédure engagée par une autorité de concurrence, qu’elle figure ou non dans le dossier d’une autorité de concurrence [59]. Il peut s’agir tout particulièrement des “informations qu’une partie à la procédure a l’obligation de préparer et de conserver (ou prépare et conserve) sur le fondement d’une autre réglementation, et indépendamment de la procédure d’infraction au droit de la concurrence [60]. La Cour en conclut que ces informations peuvent être produites à tout moment, y compris alors que la procédure répressive est pendante devant l’ANC. Elle complète enfin sa réponse par la même précision que celle déjà formulée : le juge reste tenu de respecter les exigences de nécessité et de proportionnalité de l’article 5 [61].

39. On présentera succinctement les réponses aux deux dernières questions. Celles-ci sont plus simples, même si leur importance n’est pas négligeable.

40. En réponse à la quatrième question, la Cour indique que le juge national peut procéder à une vérification pour déterminer la liste sur laquelle figurent les pièces litigieuses et donc l’étendue de la protection dont elles peuvent bénéficier. Cette solution peut paraître évidente ainsi formulée, mais le doute du juge tchèque s’expliquait par le fait qu’une telle procédure n’était prévue par la directive que pour la liste noire [62]. La Cour dissipe cette hésitation et ajoute un point important en pratique : la procédure de vérification de la liste grise sera fondée sur les règles internes de procédure en l’absence de disposition expresse dans la directive. À cet égard, la Cour approuve la mise sous séquestre sur le fondement du droit tchèque dans l’attente de la vérification du contenu des pièces litigieuses [63].

41. Enfin, en réponse à la cinquième question, la Cour apporte une ultime précision en indiquant que le juge “doit veiller à ce que le demandeur ou d’autres parties à la procédure ainsi que leurs représentants n’aient pas accès à ces preuves” dans l’attente que soit complétée la vérification de leur contenu [64].

42. Cet arrêt n’appellera pas de long commentaire si ce n’est pour dire qu’il mérite sans doute d’être approuvé en apportant d’utiles précisions sur le sens de ces deux articles d’une regrettable complexité.

On ajoutera simplement ici trois observations.

43. D’abord, ces réponses auront vraisemblablement un impact limité sur le droit français. Il semble, en effet, que sur le fondement du droit commun de la procédure civile mais aussi sur celui des règles de transposition de la directive “secrets d’affaires” [65] codifiées aux articles L. et R. 153-1 et suivants du code de commerce, le juge français puisse déjà parvenir à des solutions conformes à celles de la Cour. On précisera qu’en droit français, comme en droit tchèque, seule la liste noire fait l’objet de dispositions idoines instaurant une procédure de vérification des pièces [66].

44. Ensuite, et il importe d’y insister, cet arrêt fragilise certaines solutions récemment adoptées par la cour d’appel de Paris dans son dernier arrêt Renault Trucks du 20 avril 2022 [67]. C’est le cas tout particulièrement de l’approche extensive de la liste noire que la Cour avait adoptée en y incluant des informations qui n’y figurent pas expressément (en l’occurrence toutes les informations communiquées à l’occasion de la clémence). Si la liste grise doit être entendue strictement, un raisonnement par analogie, voire a fortiori, porte à croire que la même solution s’impose pour la liste noire.

45. Enfin, les précisions apportées ici par la Cour, tout comme celles de l’arrêt suivant, devraient valoir pour les mesures d’instruction au fond comme pour celles in futurum ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Il n’y a, à notre avis, aucune raison solide de dissocier le régime de ces mesures selon la nature de la procédure. La Cour de justice ne le dit pas, faute d’avoir été interrogée sur ce point, mais c’est l’avis de l’avocat général ayant conclu dans l’affaire qui donne lieu à l’arrêt suivant [68].

Rafael Amaro

2. Possibilité pour le juge national d’enjoindre au défendeur la production forcée de preuve ex novo (arrêt Paccar et DAF)

46. Cet arrêt Paccar et DAF du 10 novembre 2022 [69] est, à l’instar de celui qui le suit et comme la plupart des arrêts récents de la Cour de justice sur le private enforcement, rendu à la suite du renvoi préjudiciel d’une juridiction espagnole saisie d’une action en réparation consécutive à l’entente des camions.

Son enjeu peut être résumé en ces termes : le juge national peut-il enjoindre sur le fondement de l’article 5, paragraphe 1, qui vise les “preuves pertinentes”, la production ou l’obtention de preuves ex novo, c’est-à-dire, celles qui supposent un travail d’agrégation, de classification et de mise en forme afin de créer un document qui n’existe pas en l’état dans la documentation de la partie litigante voire du tiers qui est visé par la mesure ?

47. La question se posait ici à propos de l’accès aux prix des camions, indispensables à l’évaluation du surcoût illicite. Les demanderesses avaient demandé au juge d’enjoindre aux défenderesses de produire un document compilant tous les prix des camions en Europe “afin de quantifier l’augmentation artificielle des prix, notamment pour parvenir à la comparaison des prix recommandés avant, pendant et après la période de l’entente concernée.” [70] Ce à quoi les défenderesses opposaient que la production de ces pièces supposait une “élaboration ad hoc” à l’origine d’une charge excessive contraire au principe de proportionnalité [71].

Le juge espagnol observait qu’une interprétation stricte de la directive qui s’alignerait sur l’argumentation des défenderesses compliquerait singulièrement la tâche des demanderesses et pourrait attenter au droit à la réparation intégrale, expressément consacré par l’article 3 [72]. Mais il abondait aussi dans le sens des défenderesses en constatant que pour déférer à cette injonction, ces dernières devraient agréger et classifier des données selon des paramètres définis par les demanderesses, ce qui dépasserait les charges processuelles habituelles consistant à rechercher, sélectionner et/ou mettre à disposition de l’adversaire des pièces qu’il estime pertinentes [73]. Son interprétation de l’intention du législateur le confortait dans cette lecture stricte du paragraphe 1, puisqu’il croyait discerner dans plusieurs dispositions de la directive (le considérant 14 et les deux premiers paragraphes de l’article 5) une “idée de préexistence” de la pièce dont la production forcée peut être demandée [74].

48. La Cour commence par répondre à l’inévitable question de l’application temporelle de ce paragraphe 1er. À cette fin, elle reprend le raisonnement de l’arrêt Volvo et DAF du 22 juin 2022, fondé sur l’article 22 de la directive, en s’attachant d’abord à déterminer la nature substantielle ou procédurale de la règle en cause [75]. On peut résumer son raisonnement en ces termes : la disposition est avant tout une disposition qui relève de l’administration de la preuve puisqu’elle vise la collecte d’éléments probatoires sans influer sur les conditions d’existence de la responsabilité des défendeurs ni créer de nouvelles obligations de fond à leur charge [76]. Elle est donc procédurale et s’applique, conformément à l’article 22, alinéa 2, de la directive, à toutes les procédures introduites à compter du 26 décembre 2014.

49. Puis, pour répondre sur le fond de la question, la Cour s’engage dans une minutieuse exégèse des dispositions relatives à la preuve [77]. Elle suit son avocat général, qui proposait une triple interprétation “textuelle [78], “systémique [79] et “téléologique [80] des textes. En résumé, la Cour estime que la directive a pour principale ratio legis de faciliter les actions en réparation [81]. C’est ce qui explique que les dispositions relatives à la preuve visent à remédier à l’asymétrie d’information entre parties en permettant aux demandeurs d’accéder à des pièces dont les défendeurs sont en général en possession et dont ils peuvent ignorer l’existence. C’est le sens du considérant 15 de la directive, qui permet aux demandeurs, mais aussi aux défendeurs, de demander la production de pièces utiles “sans avoir à désigner des éléments de preuve précis [82].

50. La Cour rappelle ensuite les exigences du triple test de pertinence, de nécessité et de proportionnalité, sur lequel on ne reviendra pas.

51. Cette analyse de “l’économie” des règles de preuve de la directive conduit la Cour à la conclusion suivante : “C’est dès lors à ces juridictions qu’il revient d’apprécier si la demande de production de preuves réalisées ex novo à partir d’éléments de preuve préexistants en la possession du défendeur ou d’un tiers risque, compte tenu, par exemple, de son caractère excessif ou trop général, de faire peser une charge disproportionnée sur la partie défenderesse ou le tiers concerné, qu’il s’agisse du coût ou de la charge de travail que cette demande occasionnerait [83].

Autrement dit, les preuves ex novo sont des preuves pertinentes au sens du paragraphe 1 de l’article 5 et leur production ou leur obtention obéit au droit commun de l’article 5. Elles peuvent alors faire l’objet d’une mesure d’administration de la preuve si le juge estime que la charge qui en résulte sur le défendeur, comme en l’espèce, ou même sur le demandeur, reste proportionnée.

L’avocat général illustre d’ailleurs les contraintes imposées par ce triple test en ces termes : “Dans ce cadre, les juridictions nationales peuvent prendre en compte, à titre d’illustration, la période pour laquelle la production de preuves est demandée ainsi que l’existence d’alternatives consistant en une agrégation ou en une classification des informations fournies par la partie visée par l’injonction de production d’informations par les soins d’un expert ou de la partie qui a demandé leur production [84].

52. On relèvera encore que la Cour de justice prend soin de préciser, par un obiter dictum, que la règle devrait aussi valoir pour le contentieux en stand-alone, alors que le renvoi concerne une affaire de follow-on. C’est ce que l’on peut déduire du point 66. La Cour précise y les termes de la balance des intérêts en rappelant notamment que la mesure d’administration “ne saurait conduire à ce que les défenderesses au principal se substituent aux requérants au principal dans la tâche qui leur incombe de démontrer l’existence et l’étendue du préjudice subi” – ce qui découle de la lettre même de l’article 5, paragraphe 1. Puis la Cour ajoute que “[c]e raisonnement vaudrait, à plus forte raison, pour les procédures dans le cadre desquelles aucun comportement infractionnel n’a été, au préalable, sanctionné”, ce qui semble bien désigner les procédures en stand-alone.

53. Cet arrêt appellera trois remarques.

54. D’abord, la solution paraît nouvelle et à notre connaissance, il semble qu’elle n’avait jamais été admise, en ces termes, par les juridictions françaises.

55. Ensuite, le présupposé de la solution de la Cour – l’asymétrie entre demandeur et défendeur – mériterait d’être discuté. Si, dans cette affaire, il est incontestable que le demandeur est, à tous points de vue, dans une situation d’infériorité par rapport au défendeur, ce n’est pas toujours le cas. On sait qu’en France le contentieux follow-on est largement alimenté par la grande distribution qui agit contre ses fournisseurs. Dire qu’elle n’est pas dans la même situation que la PME de transport espagnole relève alors de l’euphémisme. La Cour en a peut-être conscience et ce pourrait être l’une des raisons qui expliquent que la règle posée par cet arrêt soit bilatéralisée et puisse aussi profiter aux défendeurs. On imagine assez bien qu’un défendeur puisse avoir besoin de preuve ex novo compilant tous les prix de revente de son client, demandeur à l’action, sur une durée suffisamment longue pour pouvoir mesurer avec précision le niveau de répercussion des surcoûts et ses variations dans le temps. Par exemple, dans les récentes affaires Cora [85] et Johnson & Johnson [86], une telle mesure aurait pu éclairer les débats sous un autre jour. Cette bilatéralisation pourrait avoir pour effet de tempérer la sévérité de la présomption légale de l’article 13 de la directive transposée à l’article L. 481-4 du code de commerce, qui met à la charge du défendeur la preuve de l’absence de répercussion. Cette présomption peut parfois être particulièrement difficile à renverser si le défendeur n’a pas accès à la documentation du demandeur. En se fondant sur l’arrêt Paccar et DAF, le défendeur dispose donc lui aussi d’une ressource utile pour la bonne tenue des débats.

56. Enfin, on peut formuler une dernière observation similaire à celle qui concluait le commentaire précédent. À l’aune de cette décision, la solution de l’arrêt Renault Trucks du 22 avril 2022 [87]pourrait être remise en question sur un second point. Pour mémoire, la cour d’appel de Paris avait refusé d’ordonner la production forcée d’une compilation de taux de marge au double motif que ces taux étaient inutiles et que leur collecte imposait une charge de travail disproportionnée aux défendeurs. Si le caractère inutile nous avait paru douteux [88], c’est là sans doute affaire d’appréciation souveraine et l’arrêt de la Cour de justice n’y changera rien. En revanche, pour ce qui est du caractère disproportionné, la cour d’appel devra sans doute motiver plus en détail un refus comme celui qu’elle avait opposé au demandeur. Une formule de son arrêt semblait, en effet, condamner par principe la production de preuve ex novo [89]. Désormais, une telle solution est explicitement désapprouvée par l’arrêt commenté. On l’aura compris, ceci ne veut pas dire qu’en toutes circonstances la mesure d’instruction visant une preuve ex novo devra être tenue pour proportionnée. Mais, pour refuser de l’ordonner, le juge devra se justifier au vu des spécificités de l’espèce. Pour ce qui est plus précisément de la compilation des taux de marge moyens, dont on avait déjà dit dans notre précédent commentaire que leur utilité pouvait varier selon les espèces et les méthodes choisies par les experts [90], ce n’est qu’au terme d’une discussion sur la protection des secrets d’affaires et sur leur intérêt pour fonder une analyse du surcoût illicite que le juge pourra se prononcer.

Rafael Amaro

3. Conditions auxquelles le juge peut procéder à une estimation judiciaire du préjudice (arrêt Tráficos Manuel Ferrer)

57. Le troisième arrêt préjudiciel de la Cour de justice dont il sera fait état ici – l’arrêt Tráficos Manuel Ferrer [91] – trouve, comme le précédent, son origine dans une action en réparation contre les constructeurs de camions devant une juridiction espagnole.

58. Cette fois-ci, c’est l’article 17, paragraphe 1, de la directive qui nourrit l’hésitation du juge. Cette disposition qui a été simplement mentionnée plus haut était déjà au cœur de l’arrêt Volvo et DAF déjà cité du 22 juin 2022 sur les conflits de lois dans le temps. Ce sont plus précisément ses dispositions in fine qui posaient difficultés. Elles sont rédigées en ces termes : “Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales soient habilitées, conformément aux procédures nationales, à estimer le montant du préjudice, s’il est établi qu’un demandeur a subi un préjudice, mais qu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier avec précision le préjudice subi sur la base des éléments de preuve disponibles.”

59. Comme l’explique l’avocate générale, cette faculté d’estimation du préjudice par le juge “s’explique simplement par la complexité parfois extrêmement grande des faits. Ainsi, même les participants à une entente ne sont souvent pas en mesure d’évaluer avec certitude le niveau auquel les prix auraient évolué en l’absence d’accord collusoire. Il leur est notamment impossible de savoir dans quelle mesure certains concurrents auraient réussi à réduire les coûts et donc les prix en cas de pression concurrentielle pleinement effective. Il leur serait alors également impossible de produire des données de nature à permettre une quantification définitive du préjudice [92]. On ajoutera que cette faculté est vue par le législateur européen comme nécessaire au respect du principe d’effectivité, dont on reconnaît la formulation à l’article 17 (“pratiquement impossible ou excessivement difficile”). Pour le dire autrement, une fois établie l’existence du préjudice et en l’absence d’évaluation convaincante proposée par les parties, la directive impose au juge de procéder à une estimation, dût-elle être approximative, plutôt que de débouter le demandeur. La jurisprudence française ne dit pas autre chose et nous avons déjà eu l’occasion de citer dans cette chronique les arrêts de principe rendus en d’autres matières. Sauf à commettre un déni de justice contraire à l’article 4 du code civil ou à violer le principe de réparation dégagé sur le fondement de l’article 1240 du même code, le juge français ne peut refuser de réparer le préjudice dont il constate l’existence au motif qu’il n’arriverait pas à en fixer avec précision le montant [93].

60. Mais cette obligation du juge, qu’elle trouve son fondement dans la jurisprudence de la Cour de cassation ou dans l’article 17, paragraphe 1, de la directive “dommages”, n’en doit pas moins s’accorder avec celle qui pèse sur le demandeur et lui impose de tenter d’établir son préjudice. Pour le dire avec les termes de l’alinéa 2 de l’article 146 du code de procédure civile, le juge n’a pas à suppléer la carence du demandeur. Cette exigence est aussi posée à l’article 5, paragraphe 1, de la directive, qui impose au demandeur de présenter les “preuves raisonnablement disponibles suffisantes pour étayer la plausibilité de sa demande de dommages et intérêts”. D’ailleurs, la Cour de justice y insiste : “[D]ans l’hypothèse où l’impossibilité pratique d’évaluer le préjudice résulte de l’inaction de la partie demanderesse, il n’appartient pas au juge national de se substituer à cette dernière ni de combler ses carences [94]."

61. Tout l’enjeu du présent arrêt consiste donc à savoir quand le demandeur en aura fait suffisamment pour ne pas manquer à son obligation de tenter d’établir son préjudice et pouvoir “renvoyer la balle au juge”, lequel devra alors s’efforcer d’estimer le préjudice s’il est convaincu de son existence mais pas du montant allégué.

62. En l’occurrence, deux circonstances factuelles faisaient douter la juridiction espagnole. D’abord, la défenderesse avait donné accès à la demanderesse aux informations sur lesquelles elle s’était appuyée pour élaborer sa propre évaluation. Ensuite, elle n’avait pas attrait les autres entreprises condamnées. En filigrane, on comprend que la défenderesse essayait de mobiliser ces deux circonstances pour démontrer que le demandeur n’avait pas fait tout son possible pour établir avec précision le montant de son préjudice. La Cour de justice et, avant elle, l’avocate générale ne sont pas de cet avis. Elles considèrent qu’aucune de ces deux circonstances factuelles n’est “pertinente pour apprécier s’il est permis à la juridiction nationale de procéder à l’estimation du préjudice [95]. La Cour prend soin aussi de relever que la demanderesse n’avait nullement l’obligation d’attraire toutes les entreprises auxquelles elle avait acheté des camions pour pouvoir bénéficier du pouvoir d’estimation de l’article 17, paragraphe 1, de la directive, dans la mesure où chaque coauteur est responsable solidairement des préjudices causés comme le prévoit l’article 11 de la directive. Pour autant, la demanderesse conserve la possibilité de demander au juge qu’il enjoigne aux autres coauteurs de produire des pièces pertinentes, ce qui, précise la Cour, “pourrait s’avérer particulièrement utile dans une situation dans laquelle, comme en l’occurrence, l’intervention forcée de deux d’entre eux a été refusée par la juridiction de renvoi [96]. Cette possibilité pourrait donc être prise en compte par le juge national pour décider s’il est dans une situation où il doit exercer son pouvoir d’estimation.

À l’instar de l’arrêt RegioJet, cet arrêt ne modifie pas en profondeur le rôle des juridictions nationales. Comme on l’a dit, il semble que sur le fondement des articles 4 et 1240 du code civil, la Cour de cassation avait déjà dégagé une obligation très comparable à celle de l’article 17, paragraphe 1, de la directive “dommages”.

L’arrêt n’en reste pas moins instructif quant aux conditions dans lesquelles ce pouvoir d’estimation peut être exercé pour au moins trois raisons.

63. D’abord, il énonce que les deux circonstances invoquées par la défenderesse (le fait qu’elle ait donné accès aux pièces demandées et le fait que l’action ne soit pas dirigée contre les codéfendeurs) ne font pas obstacle à l’exercice de ce pouvoir.

64. Ensuite, il renseigne aussi sur les charges processuelles du demandeur et enrichit la compréhension que l’on peut avoir en France de cette interdiction faite au juge par l’alinéa 2 de l’article 146 du code de procédure civile déjà cité de ne pas suppléer la carence des parties. Le demandeur doit donc faire son possible pour essayer d’évaluer le préjudice dont il s’estime victime, ce qui suppose qu’il exploite les données en sa possession mais aussi qu’il présente au juge d’éventuelles demandes de mesures d’instruction [97].

Cet arrêt pourrait ainsi inviter les conseils à systématiquement formuler des demandes subsidiaires de mesures d’instruction pour éviter d’être déboutés sans que le juge n’exerce son pouvoir d’estimation, dans l’hypothèse où l’évaluation proposée ne serait pas convaincante.

65. Enfin, on notera que la Cour donne comme exemple d’incertitudes persistantes justifiant l’exercice par le juge de son pouvoir d’estimation, le niveau de répercussion des surcoûts [98]. Quand on sait la difficulté que peut représenter en pratique l’évaluation de cette répercussion, la précision a son importance.

Rafael Amaro

4. Aucune présomption de préjudice n’est applicable aux ententes verticales (arrêt Lorillard)* (Le commentaire de cet arrêt a déjà été publié dans L’actu-concurrence.)

66. Les décisions de la Cour de cassation sur le private enforcement n’étant pas légion, on lira avec attention cet arrêt du 28 septembre 2022 [99]. Sa solution peut être résumée en ces termes : l’application d’une clause nulle, constitutive d’une entente verticale, est un fait générateur de responsabilité ouvrant droit à réparation du préjudice du cocontractant lésé, sans que ce préjudice puisse être présumé. L’apport de cette solution n’est certes pas révolutionnaire et l’on peut même penser que ses conséquences pratiques seront relativement limitées. Mais c’est plus par la “philosophie” de la chambre commerciale qu’il est possible d’y déceler que cet arrêt mérite d’être rapporté. Quand on le rapproche de l’arrêt rendu le 19 octobre 2022 [100], il est possible d’y lire les prémices d’une approche stricte de la Cour consistant à limiter le domaine matériel et temporel des textes de transposition de la directive “dommages”.

67. On passera rapidement sur le litige, qui est de ceux dont les lecteurs de cette revue sont familiers. Un concédant dans le secteur de la menuiserie industrielle est assigné par deux concessionnaires en nullité d’une clause fixant un prix de revente minimum et en réparation du préjudice découlant de l’application de cette clause. La cour d’appel de Paris rend un premier arrêt le 31 juillet 2019 par lequel elle juge que cette clause est le support d’une entente verticale et en prononce la nullité [101]. Par un second arrêt du 9 juin 2021, attaqué par le pourvoi, la cour répare le préjudice subi par les deux concessionnaires du fait de l’application de la clause annulée. Il ressort de la lecture de ce deuxième arrêt d’appel que les deux concessionnaires auraient perdu plusieurs marchés en raison des prix “prohibitifs” que cette clause leur imposait de pratiquer. Leur préjudice est alors évalué à partir d’un scénario contrefactuel relativement simple consistant à réparer la marge manquée sur ces marchés perdus en affectant cette marge d’une probabilité tenant compte du taux de conversion des prospects.

68. Le concédant, condamné à payer à ses concessionnaires à peu près 127 000 euros, forme un pourvoi dans lequel il articule deux moyens. Le premier moyen soutient qu’“aucun préjudice ne pouvait résulter de l’annulation d’une clause jugée illégale, cette annulation supprimant cette illégalité et le préjudice susceptible d’en résulter”. La Cour de cassation le rejette sans grande surprise et rappelle, à cette occasion, que “[s]elon l’article L. 420-3 du code de commerce, est nul tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique prohibée par l’article L. 420-1 du même code. Il n’est pas exclu que l’application, le cas échéant, d’une telle clause, serait-elle nulle de plein droit, ait pu causer un préjudice aux cocontractants.”

Le second moyen se concentre sur un élément de motivation de la cour d’appel de Paris peut-être moins indiscutable et sur lequel nous avions déjà pu émettre quelques réserves [102] Les demandeurs à l’action en réparation avaient invoqué le nouvel article L. 481-7 du code de commerce, qui transpose la présomption de préjudice pour les ententes horizontales de l’article 17, paragraphe 2, de la directive “dommages”. L’invocation tenait sans doute plus de l’artifice que d’une véritable volonté de voir le juge se fonder sur cet article. Outre que son applicabilité temporelle paraissait douteuse, la présomption n’aurait eu qu’un intérêt pratique limité pour les demandeurs dans la mesure où ceux-ci établissaient bien leur préjudice et en proposaient même un montant chiffré. La cour d’appel de Paris avait pourtant jugé nécessaire de répondre à l’argumentation par une phrase qui est à l’origine de la cassation de son arrêt : “[A]u regard de la date des faits générateurs du dommage entre 2010 et 2013, une entente entre concurrents a nécessairement causé un trouble commercial lorsqu’elle est reconnue, ce qui est le cas en l’espèce, de sorte que c’est vainement que [le concédant] soutient que la preuve d’un préjudice découlant de l’annulation de l’article VIII des contrats ne serait pas rapportée.”

69. Cette motivation ne reprenait certes pas le fondement textuel proposé par les demandeurs mais elle faisait référence, de façon quelque peu mystérieuse, à la date des faits pour ensuite appliquer une solution respectant la règle posée par le nouvel article L. 481-7. La cour d’appel semblait donc présumer l’existence du préjudice en usant de la fameuse présomption de “trouble commercial” (“fût-il seulement moral”…) du droit de la concurrence déloyale [103].

70. Ce double emprunt au droit de la concurrence déloyale et au droit des ententes horizontales ne convainc pas la Cour de cassation, qui casse l’arrêt pour violation des articles 1240 du code civil et L. 420-1 du code de commerce. L’article L. 481-7 du code de commerce n’est pas visé, mais l’attendu paraît y renvoyer explicitement en ces termes : “En statuant ainsi, alors que la pratique qu’elle avait retenue n’était pas une entente entre concurrents, qu’aucune présomption de préjudice ne découlait de la pratique relevée et qu’il lui appartenait d’établir le dommage causé par celle-ci, la cour d’appel a violé les textes susvisés.”

Pour le dire autrement, la cassation est justifiée en raison de l’application de la présomption de préjudice à une entente verticale quand, précise la Cour, cette présomption est limitée aux “entente[s] entre concurrents”.

71. La solution n’est pas surprenante quand on se souvient de la ratio legis de l’article L. 481-7. Dans le texte initial de la directive, publié par la Commission à l’occasion du paquet “private enforcement” de 2013, la présomption couvrait toutes les ententes. Puis, lors de son examen par le Parlement et le Conseil, son domaine avait été cantonné aux seules ententes horizontales. Dans ces conditions, il aurait été étonnant que la Cour de cassation approuve une extension de la règle aux ententes verticales en parfaite contradiction avec les intentions du législateur européen.

72. On pourra en revanche être plus étonné que l’article L. 481-7 du code de commerce ne figure pas au visa de la Cour, car c’est, semble-t-il, le véritable fondement de sa solution. Autrement, pourquoi rappeler que ce n’est qu’en cas d’entente horizontale que la présomption s’applique ? L’explication, s’il fallait en avancer une, tient peut-être aux hésitations relatives à l’application temporelle de ce texte. Jusqu’à l’arrêt Volvo et DAF [104], le doute était permis. Il n’est donc pas impossible que la Cour de cassation, qui a dû examiner le pourvoi avant que cet arrêt ne soit rendu, ait voulu éviter de laisser entendre que l’article aurait pu être applicable à la cause.

73. De façon anecdotique, la Cour casse aussi l’arrêt d’appel au visa des deux mêmes textes pour défaut de base légale en relevant l’insuffisante caractérisation du préjudice d’un des concessionnaires.

74. Comme on l’a dit dans le propos introductif, cette solution ne changera pas radicalement l’avenir du private enforcement pour une raison simple. En pratique, il est rare qu’un demandeur se repose sur une hypothétique présomption pour l’emporter sans s’efforcer d’évaluer, au moins de façon approximative, son préjudice et, ce faisant, d’en prouver l’existence. Si le défendeur n’a pas d’arguments solides à opposer, cette évaluation du demandeur pourra emporter la conviction du juge. À l’inverse, si le défendeur propose un scénario contrefactuel alternatif crédible, le juge soupèsera chaque scénario et donnera gain de cause à la partie qui produit le plus robuste. Savoir sur qui pesait la charge initiale de la preuve n’aura alors aucune incidence dans le débat. C’est même une évidence du praticien que synthétisait déjà parfaitement Motulsky : “Lorsque la conviction du juge est établie, dans un sens ou dans l’autre, il est, en somme, indifférent de savoir à laquelle des deux parties incombait la tâche de la provoquer [105].” Pour cette raison, le rôle des présomptions de préjudice nous paraît pouvoir être tenu pour négligeable dans notre matière, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas de toutes les présomptions du droit de la concurrence [106].

75. L’essentiel paraît donc être ailleurs.

76. À la réflexion, cet arrêt du 28 septembre 2022 pourrait dévoiler les prémices d’une approche jurisprudentielle relativement stricte du champ d’application matériel et surtout temporel de la directive “dommages”. Certes, les signaux restent encore faibles et sans doute faut-il se garder de toute surinterprétation dans l’attente de nouvelles décisions. Mais tout de même : en trois semaines, la Cour de cassation aura d’abord borné le champ d’application matériel de la présomption de l’article L. 481-7 du code de commerce par l’arrêt rapporté. Puis, par son arrêt Johnson & Johnson c/ Carrefour du 19 octobre 2022 [107], elle aura ensuite jugé que la présomption d’absence de répercussion des surcoûts de l’article L. 481-4 du même code, qui transpose l’article 13 de la directive, n’était pas applicable aux faits qui échappent à l’application temporelle des textes nouveaux, et ce, alors même que la règle antérieure résultait d’une jurisprudence récente dont il lui était loisible de s’écarter. En d’autres termes, par ce dernier arrêt, la Cour a non seulement entendu procéder à une application stricte du principe de non-rétroactivité mais elle a aussi refusé de s’inspirer du droit nouveau pour amender une jurisprudence contraire dont l’assise n’était pas d’une solidité à toute épreuve.

Bien sûr, cette orientation jurisprudentielle – s’il s’agit bien là d’une orientation sciemment adoptée par la Cour – n’est pas incohérente. Elle peut se réclamer du récent arrêt Volvo et DAF, déjà cité à plusieurs reprises, qui témoigne d’un certain attachement de la Cour de justice au principe de non-rétroactivité. Mais on observera que sur d’autres sujets, la Cour de cassation sait aussi se détacher d’un tel principe. C’est ce qu’enseignent, par exemple, ses “revirements de transition” en droit des contrats par lesquels elle interprète le droit ancien “à la lumière” du droit réformé issu de l’ordonnance du 10 février 2016 [108].

77. Cela étant dit, cette jurisprudence rendue en droit des contrats apporte aussi, dans ses développements les plus récents, un enseignement qui pourrait être utile à la compréhension de la jurisprudence en droit de la concurrence. Les derniers arrêts de la Cour de cassation semblent indiquer que l’inspiration puisée dans le droit nouveau pour amender le droit ancien doit reposer sur de solides raisons. Dans le cas contraire, la Cour s’en tient à une application plus stricte du principe de non-rétroactivité. C’est ce que l’on peut déduire notamment de l’arrêt du 23 juin 2021 qui brise – sous les vivats unanimes de la doctrine civiliste – la jurisprudence Consorts Cruz relative à la sanction de la rétractation des promesses unilatérales de vente [109].

Il faut croire que ni la présomption de préjudice de l’article L. 481-7 du code de commerce ni la présomption d’absence de répercussion de l’article L. 481-4 du même code n’ont mérité que la Cour s’émancipe du principe de non-rétroactivité.

78. Encore faudra-t-il sonder la solution au regard du principe d’effectivité du droit de l’Union, mais c’est là sans doute s’écarter un peu trop de l’arrêt commenté…

Rafael Amaro

5. Expertise visant à évaluer le préjudice (arrêt Centre hospitalier régional de Metz-Thionville)

79. L’arrêt du 22 septembre 2022 [110] de la cour administrative d’appel de Nancy est, à notre connaissance, l’une des premières décisions indemnitaires [111] rendues à la suite de la décision no 17-D-20 du 18 octobre 2017 de l’Autorité, qui avait sanctionné trois entreprises et leur syndicat professionnel à hauteur de 302 millions d’euros.

80. Le centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville avait conclu, le 29 juin 2006, un marché public de conception-réalisation pour la construction d’un nouvel hôpital à Metz, comprenant notamment un lot “sols souples”, incluant la fourniture et la pose de produits de la société Tarkett France, l’une des trois entreprises sanctionnées.

81. À travers ce lot, le CHR avait acquis des produits de revêtement de sols en polychlorure de vinyle, le fameux “PVC”, concernés par l’entente.

82. Le CHR n’avait pas contracté directement avec Tarkett dans le cadre de ce marché public mais avec un groupement constitué des sociétés Les Peintures Réunies et Lagarde Meregnani, qui s’étaient approvisionnées auprès de Tarkett [112]. Les sociétés membres du groupement n’avaient pas participé à l’entente.

83. En première instance, par une ordonnance du 2 novembre 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg avait fait droit à la demande d’expertise judiciaire formée par le CHR en vue de déterminer son préjudice. Par une ordonnance du 6 mai 2022, le juge des référés avait ensuite partiellement fait droit à la demande de l’expert en ordonnant l’extension de l’expertise à la société Bangui, également active dans le secteur des revêtements de sols.

84. Les sociétés Gerflor, Forbo Sarlino et Tarkett avaient interjeté appel de ces deux ordonnances.

85. Dans son arrêt, la cour administrative d’appel de Nancy commence par rappeler un principe déjà régulièrement établi par la jurisprudence administrative selon lequel “lorsqu’une personne publique est victime, à l’occasion de la passation d’un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible [de demander la condamnation solidaire] des entreprises dont l’implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché [113].

86. Le CHR soutenait que l’évaluation du surcoût imputable à un cartel, dans le cas d’un acheteur public indirect n’ayant pas contracté avec les auteurs de l’infraction, suppose de déterminer la part du surcoût répercutée par l’acheteur direct sur le pouvoir adjudicateur. Pour cela, il est nécessaire de comparer les prix effectivement payés par la victime avec des prix contrefactuels, payés en l’absence de cartel, “tant auprès de sociétés ayant participé à l’entente que d’entreprises tierces”.

87. Gerflor invoquait l’irrecevabilité de la requête en référé expertise en ce qu’elle concernait des questions de fond relatives à la recherche de responsabilité, excédant la compétence du juge des référés [114]. La cour administrative d’appel de Nancy rappelle que les missions sollicitées par le CHR consistent à déterminer l’ensemble des éléments permettant de quantifier le montant de son préjudice dans le cadre du marché litigieux, de déterminer le prix des produits qu’il aurait payé dans des conditions normales de concurrence et de transmettre l’ensemble des éléments utiles sur cet éventuel surcoût. La cour administrative d’appel de Nancy considère que de telles questions ne portent que sur des faits et ne conduisent pas à trancher des questions de droit [115].

88. La cour administrative d’appel de Nancy confirme donc que la victime indirecte d’une entente peut demander une expertise afin d’évaluer le préjudice subi avant même qu’ait été confirmée l’existence d’un préjudice [116] sans que cela conduise l’expert à trancher des questions de droit.

89. Par ailleurs, s’agissant du périmètre de l’expertise, Tarkett, Forbo Sarlino et Gerflor faisaient valoir qu’en mentionnant que les opérations d’expertise n’étaient pas limitées à la période des pratiques retenues par l’Autorité (c.-à-d. du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011), mais avaient été prévues “sur toute période utile”, le juge des référés avait statué au-delà des conclusions dont l’avait saisi le CHR [117].

90. La cour administrative d’appel de Nancy rejette ces critiques au motif que le préjudice subi par le CHR s’était étendu depuis la date d’acquisition des produits concernés par l’entente, jusqu’à la date de cessation des dommages, indépendante de la durée des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées [118]. Ainsi, en incluant cette précision sur l’étendue du préjudice dans l’ordonnance, le juge des référés n’a pas étendu la mission des experts [119].

91. Cet arrêt témoigne de l’approche favorable des juridictions administratives vis-à-vis des procédures d’expertise, fréquentes en matière d’actions indemnitaires devant le juge administratif. C’est une tendance générale dans le contentieux indemnitaire puisque les juridictions judiciaires recourent, elles aussi, souvent à de telles expertises [120].

Bastien Thomas

6. Charge de la preuve de la répercussion des surcoûts dans le régime antérieur à la directive (arrêt J&J SBF)

92. Le 19 octobre 2022 [121], la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Carrefour à l’encontre de Johnson & Johnson Santé Beauté France à la suite de l’arrêt de la cour d’appel du 14 avril 2021, précédemment commenté dans cette revue [122], et rendu dans l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien.

93. La cour d’appel de Paris avait jugé inapplicable ratione temporis l’article 13 de la directive qui fait reposer sur le défendeur la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts sur les clients finaux.

94. Après avoir rappelé que les dispositions issues d’une directive européenne ne peuvent ipso facto créer d’obligations dans le chef d’un particulier avant leur transposition [123], la Cour de cassation se fonde sur la jurisprudence récente de la Cour de justice Volvo et DAF, déjà commentée dans cette chronique [124], qui rappelle l’obligation d’interpréter le droit national “dans la mesure du possible” conformément au droit européen en l’absence de transposition dans les délais, sauf si cette interprétation est contraire au droit national. La Cour de cassation rappelle ainsi que si le juge national est tenu d’interpréter le droit interne à la lumière du droit de l’UE, il lui est en revanche interdit de procéder à une interprétation contra legem du droit interne [125].

95. Or, la directive prévoit que la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts incombe à l’auteur de la pratique anticoncurrentielle, tandis que le droit français prévoyait, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’article L. 481-4 du code de commerce, des dispositions contraires. En effet, c’était le régime de droit commun issu des articles 1240 et 1353 du code civil qui prévalait en la matière : il revenait au demandeur d’établir qu’il n’avait pas répercuté sur ses clients les surcoûts engendrés par la pratique anticoncurrentielle.

96. Carrefour soutenait toutefois qu’en vertu du principe de primauté du droit de l’UE, les dispositions de la directive devaient s’appliquer, sa demande ayant été présentée le 23 janvier 2017, postérieurement à l’expiration du délai de transposition mais antérieurement à l’entrée en vigueur de l’article L. 481-4 du code de commerce.

97. La Cour de cassation rejette le pourvoi en considérant que les dispositions de la directive, en ce qu’elles étaient incompatibles avec le droit français au moment des faits, ne pouvaient s’appliquer au regard notamment de la jurisprudence Volvo et DAF précitée. Il revenait ainsi à Carrefour d’apporter les éléments probatoires de nature à établir l’absence de répercussion des surcoûts sur ses clients. La Cour de cassation a estimé qu’en l’absence de tels éléments, Carrefour ne rapportait pas la preuve du préjudice causé par l’entente et a rejeté le pourvoi.

98. La solution retenue par la Cour de cassation s’inscrit dans un courant jurisprudentiel entamé par l’arrêt Sofral [126], ayant considéré que c’est la victime de la pratique anticoncurrentielle qui doit prouver l’absence de surcoût, même si la cour d’appel de Paris a déjà pu retenir une solution favorable à la victime [127]. Les juridictions commerciales ont refusé à plusieurs reprises d’appliquer rétroactivement la solution plus favorable aux victimes prévue par les articles L. 481-4 et L. 481-5 du code de commerce issus de la transposition de la directive [128]. On notera toutefois que la juridiction administrative a déjà pu retenir une solution différente en considérant qu’exiger de la victime de la pratique anticoncurrentielle la preuve de l’absence de répercussion aurait pour conséquence d’imposer à cette dernière une “preuve négative”, ce qui ne serait pas conforme au droit de l’Union [129].

99. La Cour de cassation ne remet pas non plus en cause la situation relativement singulière de la solution retenue par la cour d’appel de Paris, qui a examiné la répercussion du surcoût au stade de l’existence du préjudice et non de l’évaluation de ce dernier [130] [131].

100. En pratique, la répercussion du surcoût pourrait donc être opposée à la victime d’une pratique anticoncurrentielle à deux titres, d’une part au titre de la réalité de son préjudice et, d’autre part, au stade de l’évaluation de ce dernier afin de le minimiser.

Bastien Thomas

III. Conditions de la responsabilité civile

1. Évaluation du préjudice : Modalités de calcul des dépenses utiles engagées par l’ex-cocontractant de la personne publique condamnée pour entente (affaire de la signalisation routière)

101. Cet arrêt du Conseil d’État du 17 juin 2022 [132] intervient dans le cadre de l’affaire de la signalisation routière précitée. À la suite de la décision de l’Autorité qui avait sanctionné huit entreprises pour s’être réparti des marchés publics sur l’ensemble du territoire national, le département de la Seine-Maritime avait présenté une demande d’annulation des marchés litigieux ainsi que la restitution des sommes versées auxquelles le tribunal administratif de Rouen a fait droit. La cour administrative d’appel de Douai avait confirmé la position des juges du fond s’agissant de l’annulation des marchés, mais avait jugé excessive la demande de restitution du département [133].

102. La présente affaire avait ainsi donné lieu à un premier arrêt du Conseil d’État du 10 juillet 2020, déjà commenté dans cette revue [134], dans lequel les modalités d’indemnisation de la personne publique victime d’une pratique anticoncurrentielle à l’occasion de la passation de marchés publics avaient été précisées.

103. Quant à la société Lacroix City Saint-Herblain, ancienne titulaire du marché affecté par la pratique, il avait été jugé par le Conseil d’État que si cette dernière “doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique, [elle] peut prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu’[elle] a engagées et qui ont été utiles à celle-ci”.

104. L’arrêt du 17 juin 2022 commenté vient ainsi préciser cette notion de “dépenses qui ont été engagées et qui ont été utiles” à la personne publique et les méthodes de calcul qui doivent être employées à cette fin.

105. Si le Conseil d’État avait déjà exclu le droit pour l’ex-cocontractant de conserver sa marge bénéficiaire, il précise par cet arrêt que les dépenses utiles incluent “les dépenses qui ont été directement engagées par le cocontractant pour la réalisation des fournitures, travaux ou prestations destinés à l’administration. Ne peut être prise en compte que la quote-part des frais généraux qui contribue à l’exécution du marché et est à ce titre utile à la personne publique. Ne peuvent pas être regardés comme utilement exposés pour l’exécution du marché les frais de communication ainsi que, dans le cas où le contrat en cause est un marché public et sauf s’il s’agit d’un marché de partenariat, les frais financiers engagés par le cocontractant [135].

106. C’est à notre connaissance la première fois que le Conseil d’État aligne sa jurisprudence en matière de “private enforcement” sur la solution qu’il avait adoptée s’agissant d’une concession de service public [136]. L’arrêt commenté apporte toutefois une précision en jugeant que les frais de communication doivent être exclus des dépenses utiles.

107. Par ailleurs, l’intérêt de cet arrêt réside dans la double censure opérée par le Conseil d’État à l’égard du raisonnement adopté par la cour administrative d’appel de Douai en vue de calculer le montant des dépenses utiles.

108. D’une part, le Conseil d’État censure la Cour en ce qu’elle s’est fondée sur la méthode proposée par le département de la Seine-Maritime consistant à déduire du prix du marché le surcoût imputable aux pratiques anticoncurrentielles et à appliquer à ce reliquat un taux de marge normal afin de déterminer le chiffrage exact des dépenses utiles. Pour estimer ces surcoûts, la cour administrative d’appel avait alors comparé les prix pratiqués par Lacroix pour différents marchés lancés entre 1999 et 2006 avec les prix pratiqués lors d’un seul marché conclu en 2010 par le département avec une société autre que celle en cause.

109. La méthode utilisée par la cour, et rejetée ici, s’appuie sur une démarche contrefactuelle consistant à comparer dans le temps des marchés similaires non affectés par la pratique prohibée afin d’être en mesure d’estimer les surcoûts engendrés sur les marchés concernés par l’entente. Cette méthode est par ailleurs en tout point similaire à celle utilisée par cour d’appel de Paris dans ses fiches méthodologiques.

110. Le Conseil d’État juge toutefois que “sans tenir compte d’aucun facteur exogène susceptible d’avoir influencé la formation du prix, et alors qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui étaient soumis que l’Autorité de la concurrence, dans sa décision du 22 décembre 2010, évaluait à 5 à 10 % le surcroît moyen de prix imputable à cette entente, la cour administrative d’appel de Douai a dénaturé les faits de l’espèce”. Ainsi, le Conseil d’État réfute la méthode d’évaluation des surcoûts proposée par le département et fondée sur la comparaison avec un seul marché conclu en 2010. Il considère que cette méthode exclut certains facteurs externes tels que, par exemple, l’érosion monétaire et conduit in fine à surestimer les surcoûts.

111. D’autre part, le Conseil d’État réfute la méthode avancée par la requérante qui se fondait sur les résultats d’une étude économique qu’elle avait commandée et qui estimait les coûts engagés par la société pour la production de certaines fournitures et/ou de prestations pour des marchés lancés entre 2003 et 2006. Sur la base de données de facturation, la société avait ainsi reconstitué le coût total des fournitures et prestations exécutées à l’époque des faits d’entente.

112. Toutefois, le Conseil d’État juge en substance que les éléments fournis sur les marchés de 2003 à 2006 ne permettent pas d’assurer l’exactitude de la reconstitution que la requérante propose, ni d’identifier les frais financiers qui doivent être exclus des dépenses utiles, de sorte que cette méthode ne peut être retenue aux fins de calculer les dépenses qui pourraient a priori être restituées à l’ancien titulaire sanctionné.

113. Le Conseil d’État renvoie à l’expertise la mission d’évaluer le montant exact des dépenses engagées par l’ex-cocontractant pour les besoins des marchés en cause et qui ont été utiles au département.

114. Cet arrêt du Conseil d’État illustre, comme l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nancy dans l’affaire des revêtements de sols [137], l’approche favorable des juridictions administratives vis-à-vis des procédures d’expertise.

Bastien Thomas

2. Préjudice résultant de fautes multiples, point de départ de l’actualisation et faute de la victime (arrêt Digicel)

115. La saga Digicel, amplement commentée dans cette revue [138] [139], sauf sur un point technique mais important financièrement : le point de départ de l’actualisation du préjudice au titre de l’indisponibilité des sommes. La cour d’appel avait fixé ce point de départ à la date à laquelle toutes les pratiques avaient été mises en œuvre, soit le 1er avril 2003. La Cour de cassation censure alors cette position, considérant qu’à cette date, le préjudice n’est pas intégralement constitué. En effet, le préjudice est constitué d’un gain manqué année après année, entre 2001 et 2008, et non pas d’un seul bloc. Il ne porte donc pas intérêts dès l’année 2003. Les parties sont donc renvoyées vers la cour d’appel sur cette seule question de la fixation du point de départ de l’actualisation.

116. L’arrêt aborde également deux autres questions particulièrement importantes en pratique : le lien de causalité entre un préjudice global résultant de multiples fautes et la prise en compte du comportement de la victime dans la matérialisation de son propre préjudice.

117. Sur le premier point, la question est de savoir si le demandeur, ayant subi plusieurs fautes, peut demander réparation d’un préjudice global. La question était particulièrement saillante dans ce dossier dans lequel Orange avait été sanctionnée pour avoir mis en place de nombreuses pratiques de nature différentes. La cour d’appel avait accueilli la demande en réparation d’un préjudice global, constitué par un retard de développement résultant des pratiques, sans quantification individuelle de l’effet de chaque pratique. La Cour de cassation valide cette approche considérant que ceci relève l’appréciation souveraine des faits par la cour d’appel et consacre ainsi, au moins dans cette affaire, le principe même des comparaisons (avant/après ou marché par marché) qui permettent uniquement de donner une vision globale de la performance financière : si cette comparaison apparaît comme fondée, la différence entre la situation réelle et la situation contrefactuelle constitue alors l’entier préjudice réparable, sans que le demandeur ait besoin d’y identifier la part relative de chacune des fautes.

118. Sur l’épineuse question du comportement de la victime, la Cour fait une distinction claire entre deux situations : d’une part, le comportement économique non fautif, par exemple les stratégies d’investissement, est pris en compte, comme l’avait fait la cour d’appel, comme un élément de chiffrage du préjudice (un sous-investissement pourrait par exemple expliquer en partie une mauvaise performance financière) ; d’autre part, l’éventuel comportement fautif du demandeur, qui peut donner lieu à un partage de la responsabilité. Mais dans ce second cas, la démonstration est plus lourde : c’est au demandeur qu’il incombe de démontrer le caractère fautif du comportement du demandeur.

Malik Idri

3. Préjudice résultant de l’indisponibilité des sommes, utilisation du WACC (arrêt GCP c/ Parabole)

119. On se souvient qu’un arrêt avait été rendu le 11 février 2022 par la chambre 5-11 de la cour d’appel de Paris dans une affaire opposant Parabole Réunion au Groupe Canal Plus (GCP), faisant suite à une sanction de GCP par l’Autorité de la concurrence pour non-respect d’engagements pris devant elle dans le cadre du rachat des activités de TPS. Cet arrêt avait été commenté dans cette chronique [140] et les auteurs exprimaient une certaine circonspection quant à plusieurs raisonnements proposés et notamment ceux conduisant à réparer le préjudice lié à l’indisponibilité des sommes par un taux d’actualisation du préjudice nominal de 11 %, soit un taux correspondant au WACC (weighted average cost of capital) du secteur.

120. Il faut tout d’abord noter que, par cet arrêt du 1er mars 2023 [141], la Cour de cassation valide l’indemnisation des préjudices résultant de la perte d’attractivité et du gain manqué de clients de Parabole. De manière notable, la Cour valide également l’indemnisation du préjudice moral et du préjudice de réputation, ce qui reste relativement rare dans le contentieux indemnitaire lié au droit de la concurrence.

121. Toutefois, l’intérêt de l’arrêt est ailleurs puisque ce n’est pas moins qu’une quintuple censure qui a été prononcée sur les questions liées à l’actualisation de ce préjudice.

122. Premièrement, il était reproché à la cour d’appel d’avoir pris en compte l’intention de Canal Plus de porter atteinte aux marchés afin de calculer le taux d’intérêt de capitalisation. La Cour de cassation a jugé, sans surprise excessive, que le caractère intentionnel de la faute commise était sans influence sur l’étendue du préjudice causé.

123. Deuxièmement, la Cour de cassation censure le raisonnement de la cour d’appel, qui n’avait pas justifié en quoi l’échec de l’investissement de Parabole avait été causé par l’indisponibilité des sommes allouées au titre des préjudices d’exploitation retenus. Il s’agit de l’exigence désormais bien connue pour justifier l’utilisation du taux WACC [142].

124. Troisièmement, la Cour de cassation a censuré l’arrêt en ce qu’il condamnait Canal Plus à la réparation du dommage résultant de l’impossibilité de Parabole de verser des dividendes à ses actionnaires, considérant que ceci “n’est pas, en soi, pour une société commerciale, constituti[f] d’un préjudice”. La porte reste toutefois ouverte pour les actionnaires…

125. Quatrièmement, l’arrêt a été censuré, car la condamnation au paiement d’intérêts capitalisés avait entendu réparer un préjudice pris d’une perte d’opportunité d’investir la trésorerie perdue du fait de la faute de Canal Plus, sans même s’expliquer sur le taux retenu.

126. Enfin, la Cour de cassation censure la confusion entre les intérêts au taux légal qui sont assortis à toute condamnation au paiement d’une indemnité, qui courent à compter du prononcé du jugement, et les intérêts destinés à compenser le préjudice tiré de l’indisponibilité de ces sommes, qui courent jusqu’au prononcé du jugement. Ainsi, la cour d’appel est censurée pour avoir fait courir ces deux types d’intérêts à compter du jugement.

127. La condamnation au principal est ainsi confirmée, mais les parties devront à nouveau débattre devant la cour d’appel autrement composée de toutes les questions en lien avec l’actualisation de ce préjudice.

Malik Idri

4. Appréciation du lien de causalité (jugement Colas)

128. L’entente des camions fait l’objet d’un contentieux indemnitaire particulièrement nourri à travers l’Europe. Il a par ailleurs conduit à des arrêts importants déjà commentés ici [143]. En France toutefois, il n’y avait pas encore de jugement de fond. Celui du tribunal de commerce de Lyon du 27 octobre 2022 [144] était donc particulièrement attendu.

129. Dans cette affaire, le groupe Colas demandait réparation du préjudice subi du fait de l’entente entre les groupes Man, Daimler, Iveco, Volvo/Renault, et DAF (les demandes contre Scania, seule entreprise à contester la décision, ayant fait l’objet d’un sursis à statuer).

Au soutien de sa demande, Colas présentait une analyse économique qui, fondamentalement, comparait les prix constatés pendant l’entente et les prix constatés après la fin de la pratique, déjà ancienne il est vrai. Dans des développements sévères mais dont il faut noter le souci de précision, le tribunal explique que cette méthode ne l’a pas convaincu de l’existence du préjudice allégué.

130. Il ne paraît pas nécessaire de revenir sur l’ensemble de ces critiques ici, mais on peut citer par exemple le fait que le tribunal reproche au demandeur de fonder ses comparaisons de prix sur un échantillon de véhicules bien trop faible pour être convaincant. Ainsi, il semblerait que seuls les prix de 3 % des véhicules potentiellement concernés aient été analysés, ce qui semble effectivement trop faible pour pouvoir être représentatif et les résultats de cette étude peuvent encore moins être mécaniquement étendus au reste de la flotte. Le tribunal juge ainsi que la méthode n’est pas assez robuste et que le risque d’erreur est trop élevé.

131. Le tribunal relève également que la comparaison entre des véhicules ayant plus de vingt d’ans d’écart est risquée dans la mesure où les évolutions technologiques pendant cette période ont pu modifier substantiellement leur valeur et ainsi remettre en cause la fiabilité de la comparaison.

132. Tous ces éléments relèvent exclusivement de l’appréciation des faits. On se bornera donc à relever que si son appréciation est sévère, le tribunal a pris le soin de présenter ses critiques de manière particulièrement détaillée, ce qui constitue un effort louable.

133. Nous sommes en revanche un peu mesuré en ce qui concerne l’appréciation qui est faite du lien de causalité. D’abord pour une question de principe. Un lien causal n’est pas un “objet” qui peut s’appréhender de manière autonome, il ne peut exister qu’entre une faute et un préjudice. Ici, la faute n’est pas contestée, mais le tribunal a déjà jugé que le préjudice n’était pas établi ; à quoi bon s’intéresser à un lien de causalité qui, par définition, n’existe pas ?

134. Sur le fond ensuite, après avoir rappelé que l’entente n’avait porté que sur les prix bruts, le tribunal relève que “si les prix nets sont indéfectiblement et mécaniquement corrélés aux prix bruts selon une logique mathématique, cette logique se heurte à la réalité des pratiques commerciales en vigueur sur ce marché, où les prix nets s’établissent in fine en fonction de négociations échappant à la seule logique tarifaire du constructeur”. Le tribunal en conclut que l’idée même d’un lien de causalité (et donc d’un préjudice) n’est pas établie, voire peu crédible. Il s’agit d’une position qui semble excessivement sévère : le fait que le prix net dépende d’un certain nombre de facteurs indépendants de l’entente, notamment de la négociation commerciale, n’exclut pas que l’affectation des prix de départ (les prix bruts) se retrouve dans le prix net. Cela rend certes la démonstration plus complexe, mais pas impossible pour autant.

135. On ne manquera donc pas de s’interroger sur la sévérité de cette démonstration, laquelle était en outre rendue inutile par la démonstration précédente, convaincante, sur l’échec du demandeur à démontrer l’existence d’un préjudice.

Malik Idri

5. Charge des dépens et principe d’effectivité (arrêt Tráficos Manuel Ferrer)

136. L’arrêt Tráficos Manuel Ferrer apporte aussi une solution à une seconde question plus simple que la première, même si son intérêt pratique et théorique est considérable. La Cour de justice était aussi interrogée sur le point suivant : le droit à réparation intégrale consacré à l’article 3 de la directive et le principe d’effectivité s’opposent-ils à une règle de procédure civile interne qui mettrait à la charge du demandeur ses propres dépens en cas d’accueil partiel de ses prétentions ?

137. Comme dans son arrêt Paccar, qu’elle cite à plusieurs reprises, la Cour de justice rappelle qu’à ses yeux, la directive a pour principal objectif de faciliter les actions en réparation afin qu’elles contribuent à l’effectivité des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) [145]. C’est ce qui explique que les règles de preuve visent à remédier à l’asymétrie dans l’accès à l’information entre demandeur et défendeur, ce qu’elle disait aussi dans son arrêt Paccar. Cela étant, la Cour prend soin de préciser que cette asymétrie n’autorise pas un rapprochement avec le droit de la consommation, qui appréhende une “autre” asymétrie, celle qui découle du rapport contractuel fondamentalement déséquilibré entre consommateur et professionnel. Les règles dérogatoires relatives aux dépens que la Cour a pu dégager [146] sur le fondement du principe d’effectivité du droit de la consommation ne peuvent donc être étendues, par analogie, au droit de la concurrence [147]. De là, la Cour en déduit, en suivant la position de l’avocate générale [148], que “si un requérant succombe en partie, il peut lui être raisonnablement imposé de supporter ses propres frais ou, à tout le moins, une partie de ceux-ci, ainsi qu’une partie des frais communs, dès lors, notamment, que la survenance de ces frais lui est imputable, par exemple en raison de demandes excessives ou de la manière dont il a mené la procédure [149].

138. La solution ne changera pas non plus l’état de la pratique de l’article 700 du code de procédure civile en France mais elle demeure utile pour éviter d’hypothétiques contestations sur ce point.

Rafael Amaro