L’on ne reviendra pas dans le détail sur les faits à l’origine de la procédure devant la Cour de justice [ci-après la “Cour”], qui ne présentent aucune espèce de complexité (sur ce point, nous renverrons aux paragraphes 17 à 29 de l’arrêt sous analyse, ainsi qu’à notre précédente note traitant de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris dans cette affaire). L’on se contentera dès lors simplement de rappeler que, saisie de la question de la pérennité de la semi-séculaire jurisprudence Continental Can de la Cour, la Cour d’appel de Paris avait décidé de surseoir à statuer et de poser à cette dernière la question préjudicielle suivante : “L’article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une opération de concentration, dépourvue de dimension communautaire au sens de l’article 1er du règlement précité, située en-dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne en application de l’article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité nationale de concurrence comme constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE, au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale ?”. Ainsi que nous le verrons ci-après, la Cour de justice répond par la négative à cette question, ressuscitant par là même le concept d’abus de structure et ouvrant ainsi la voie au contrôle ex post des concentrations sur le fondement de l’article 102 du Traité.
Sur la résurgence de la jurisprudence Continental Can
La clarification relative du champ d’application matériel de l’article 102 du Traité
Comme l’avait à juste titre observé in limine l’avocate générale Kokott dans ses conclusions présentées devant la Cour, la question posée par la juridiction de renvoi conduisait à s’interroger sur l’articulation entre les règles de contrôle ex ante des concentrations et les règles de contrôle ex post des abus de position dominante au titre de l’article 102 du Traité. Autrement dit, la Cour était invitée à clarifier le champ d’application matériel de l’article 102 du Traité, en tranchant la question de savoir si cette disposition avait vocation à réguler, parallèlement au règlement n° 139/2004, les abus de structure.
À cette question fondamentale se rattachant à la problématique plus large des frontières du droit de la concurrence, la Cour répond, en substance, qu’un acte de droit dérivé tel que le règlement n° 139/2004 ne saurait écarter l’applicabilité directe d’une disposition de droit primaire telle que l’article 102 du Traité. Plus précisément, la Cour juge que “le règlement n° 139/2004 ne saurait s’opposer à ce qu’une opération de concentration de dimension non communautaire, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, puisse faire l’objet d’un contrôle par les autorités nationales de concurrence et par les juridictions nationales au titre de l’effet direct de l’article 102 TFUE en recourant à leurs propres règles procédurales” (paragraphe 50).
En pratique, donc, les autorités nationales de concurrence peuvent, dès lors que sont réunies les conditions prévues à l’article 102 du Traité aux fins d’établir l’existence d’un abus de position dominante, décider qu’une opération de concentration n’atteignant pas les seuils de contrôle préalable prévus respectivement par le règlement n° 139/2004 et par le droit national applicable constitue un abus de structure. Pour ce faire, conformément à la jurisprudence Continental Can, l’autorité saisie doit démontrer que l’acquéreur en position dominante sur un marché donné a, en prenant le contrôle d’une autre entreprise sur ce marché, “entravé substantiellement la concurrence” en “ne [laissant] subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante” sur ledit marché (arrêt de la Cour du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can, aff. 6/72, paragraphe 26).
Indiquons d’emblée que, ce faisant, la Cour ouvre, selon le propos d’un auteur, “la voie à toutes les interventions” et ne respecte pas les frontières du droit de la concurrence (L. Idot, Europe n° 11, Novembre 2022, alerte 76). Pour preuve, quelques jours seulement après le prononcé en audience publique de l’arrêt sous analyse, l’Auditeur général de l’Autorité belge de la Concurrence publiait un communiqué de presse dans lequel il déclarait ouvrir une instruction “concernant un possible abus de position dominante de Proximus du fait de l’acquisition d’edpnet”, en application de l’arrêt Towercast de la Cour (communiqué de presse N° 10/2023 du 22 mars 2023). Cet arrêt vient ainsi renforcer l’arsenal juridique des autorités nationales de concurrence pour lutter contre le phénomène désormais bien connu des killer acquisitions, en confirmant sans ambiguïté leur compétence pour analyser ex post de telles opérations non-notifiables au titre du contrôle des concentrations sur le fondement de l’article 102 du Traité.
Il est toutefois regrettable que cette clarification du champ d’application matériel de l’article 102 du Traité ne soit que relative. En effet, dans ses conclusions présentées devant la Cour, l’avocate générale Kokott s’était interrogée sur l’éventualité d’un “double contrôle” parallèle ou successif d’une opération au regard tant du contrôle des concentrations que de l’article 102 du Traité. Or, tel n’est pas le cas de la Cour dans cet arrêt qui, en dépit de son caractère essentiel, ignore purement et simplement cette hypothèse pourtant longuement envisagée par l’avocate générale Kokott.
Prenant appui sur le principe de sécurité juridique, cette dernière proposait d’exclure du champ d’application matériel de l’article 102 du Traité les opérations soumises à un contrôle ex ante au regard du contrôle des concentrations. Cette proposition, solidement raisonnée, reposait sur la réflexion logique selon laquelle “une autorisation de l’opération de concentration sous le régime du contrôle des concentrations et la modification corrélative de la structure du marché et des conditions de concurrence excluent nécessairement l’existence des éléments constitutifs d’un abus au sens de l’article 102 TFUE” (paragraphe 62). Pour cette raison, nonobstant le silence gardé par la Cour sur ce point, il nous semble – comme le soutient avec bon sens l’avocate générale Kokott – qu’une opération autorisée selon les règles du contrôle des concentrations ne pourrait pas, en tant que telle, être qualifiée d’abus de position dominante au sens de l’article 102 du Traité.
Si cette analyse semble s’imposer comme l’unique solution conforme à l’exigence fondamentale de sécurité juridique, il aurait été avisé pour la Cour de dissiper tout doute dans l’esprit des justiciables sur ce point.
Au reste, ainsi que nous le verrons ci-après, la clarification apportée par la Cour quant au champ d’application temporel de l’article 102 du Traité aux concentrations n’est pas moins critiquable.
La clarification critiquable du champ d’application temporel de l’article 102 du Traité
Dans leurs observations écrites et orales, les requérantes avaient demandé à la Cour de limiter dans le temps les effets de son arrêt, si celle-ci devait répondre par la négative à la question préjudicielle qui lui était soumise. Rappelant la règle selon laquelle “Ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique de l’Union, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi”, la Cour a jugé que ses conditions d’application n’étaient pas réunies. Il nous semble que la motivation de la Cour sur ce point, peu convaincante, mérite que l’on s’y attarde.
D’une part, en ce qui concerne le critère relatif à la bonne foi des milieux intéressés, la Cour a jugé que l’interprétation du droit de l’Union formulée dans l’arrêt sous analyse s’inscrivait dans le prolongement d’une jurisprudence bien établie sur l’effet direct de l’article 102 du Traité ainsi que les conséquences qui s’y attachent. À rebours de cette analyse, il n’est pas interdit de se demander si la simple formulation d’une demande de décision préjudicielle portant sur le champ d’application de l’article 102 du Traité ne démontre pas, en tant que telle, que “le droit positif [n’était] pas si clair” (formule empruntée à D. Bosco, in Contrats Concurrence Consommation n° 8-9, Août 2021, comm. 138). Au-delà, le constat de l’ “application hétérogène du droit de l’Union” par les autorités et juridictions nationales, opéré par la juridiction de renvoi, confirmait à tout le moins l’existence d’un débat quant au champ d’application matériel de l’article 102 du Traité (arrêt de la Cour d’appel de Paris du 1er juillet 2021, n° 20/04300, Towercast / Autorité de la concurrence, paragraphes 92 et suivants).
D’autre part, pour ce qui concerne le critère relatif au risque de troubles graves, la Cour a jugé que les requérantes n’avaient pas établi l’existence d’un tel risque, faute d’indiquer le nombre précis de rapports juridiques susceptibles d’être remis en cause en application de l’arrêt sous analyse. Une telle motivation a de quoi étonner, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, compte tenu de l’enjeu juridique de la demande, l’inconsistance de la motivation de la Cour ne peut que déconcerter. Sur le fond, la motivation de la Cour confine à la probatio diabolica. En effet, comment les requérantes auraient-elles matériellement pu mesurer avec précision, à l’échelle de l’Union européenne, le nombre de concentrations susceptibles d’être remises en cause ex post sur le fondement de l’article 102 du Traité ? Le simple examen de l’opération en cause suffit en fait à constater l’existence d’un risque de troubles graves, en ce que la prise de contrôle de la société Itas par TDF est susceptible, en application de l’arrêt Towercast, d’être remise en cause plus de six ans après sa réalisation.
Il résulte de ce qui précède que les autorités de concurrence et juridictions nationales peuvent désormais, en application de l’arrêt sous analyse, infliger une sanction pécuniaire lorsqu’une entreprise dominante en acquiert abusivement une autre voire, en fonction de leurs propres règles procédurales, lui enjoindre de “défaire” l’opération constitutive d’un abus de structure plusieurs années après sa réalisation. Pour mémoire, en droit français, l’article L. 430-9 C. com. prévoit à ce titre que “L’Autorité de la concurrence peut, en cas d’exploitation abusive d’une position dominante ou d’un état de dépendance économique, enjoindre, par décision motivée, à l’entreprise ou au groupe d’entreprises en cause de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé, tous accords et tous actes par lesquels s’est réalisée la concentration de la puissance économique qui a permis les abus (…)”. Cette disposition n’a toutefois été appliquée qu’une seule fois dans l’affaire dite “de l’eau potable et de l’assainissement” (Cons. conc., déc. n° 02-D-44 du 11 juillet 2002), l’imposition de mesures correctives de nature structurelle demeurant pour l’heure l’exception dans les procédures relatives aux abus de position de dominante. Gageons que l’arrêt sous analyse n’inversera pas cette tendance, et que les autorités et juridictions nationales seront sensibles aux principes généraux de sécurité juridique et de proportionnalité.
Sur la critique de la position de la Cour
La méconnaissance du principe général de sécurité juridique
Dans l’arrêt sous analyse, la Cour tente de ménager un juste équilibre entre protection effective de la concurrence sur le marché et sécurité juridique, en jugeant que “Si le fonctionnement et l’économie de la protection offerte par le droit de l’Union contre les distorsions de concurrence éventuellement induites par les opérations de concentration vont, pour des raisons de sécurité juridique, dans le sens d’une application prioritaire du mécanisme de contrôle préalable des concentrations telles que définies à l’article 3 du règlement n° 139/2004, cela ne saurait pour autant exclure la possibilité pour une autorité de la concurrence d’appréhender, dans certaines circonstances, une opération de concentration sous l’angle de l’article 102 TFUE” (paragraphe 40). Aux yeux de la Cour, une telle solution trouve sa justification dans la nécessité de “combler les lacunes du système de protection contre les distorsions de concurrence qui peuvent résulter des restructurations des entreprises” (ibid.).
Comme le remarque toutefois un auteur, “la fin ne peut justifier tous les moyens” et la solution retenue par la Cour ne respecte pas les frontières du droit de la concurrence (L. Idot, op. cit.). En effet, ainsi que nous l’avions exposé dans d’autres colonnes, la solution retenue par la Cour revient à brouiller les frontières entre contrôle des concentrations et droit des pratiques anticoncurrentielles, et aboutit à un éclatement de l’ossature du droit de la concurrence. Celui-ci perd dès lors sa cohérence, et devient par voie de conséquence incertain et imprévisible pour les entreprises (O. Billard, Q. Colombier, RLC Nº 109, 1er octobre 2021).
Pour preuve, en rupture avec la thèse défendue par l’avocate générale Kokott selon laquelle il n’existe pas de risque de double contrôle parallèle ou successif d’une concentration au regard tant du contrôle des concentrations que de l’article 102 du Traité, un tel risque existe bel et bien s’agissant des concentrations autorisées par la Commission en application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement n° 139/2004. En effet, conformément à la communication sur le renvoi des affaires en matière de concentrations, la Commission “n’examinera pas [les] effets [de l’opération] sur le territoire des États membres qui ne se sont pas joints à la demande [de renvoi], à moins que cet examen ne soit nécessaire pour en apprécier les effets à l’intérieur du territoire des États membres requérants (par exemple lorsque le marché géographique s’étend au-delà du territoire de ces États membres)” (note de bas de page 45). En d’autres termes, dans l’hypothèse où le marché pertinent est de dimension nationale, les États membres qui ne se sont pas joints à la demande de renvoi peuvent toujours appliquer l’article 102 du Traité à une opération autorisée par la Commission en application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement n° 139/2004.
Une telle solution, en ce qu’elle conduit à un inextricable enchevêtrement des règles du droit de la concurrence, fait de cette branche du droit un corpus normatif imprévisible, en franche contradiction avec le principe général de sécurité juridique tel qu’interprété par la Cour, qui exige que “la législation communautaire [soit] certaine et son application prévisible pour les justiciables” (arrêt de la Cour du 15 décembre 1987, Irlande c/ Commission, affaire 325/85, paragraphe 18). Cette méconnaissance du principe général de sécurité juridique se double d’une méconnaissance du principe général de proportionnalité, pourtant expressément visé au considérant 6 du règlement n° 139/2004.
La méconnaissance du principe général de proportionnalité
Dans l’arrêt sous analyse, la Cour ne traite pas l’épineuse question des rapports entre l’article 22 du règlement n° 139/2004 et l’article 102 du Traité. Cette question d’articulation juridique avait néanmoins été étudiée par l’avocate générale Kokott, qui avait sommairement considéré, par application de la règle lex superior derogat legi inferiori, que l’article 22 du règlement ne pouvait, en tant que norme de droit dérivé, limiter l’applicabilité directe de l’article 102 du Traité.
Sans revenir sur l’erreur commise quant à l’application mécanique de ce principe de conflit de lois à un “conflit” qui n’est qu’apparent (v., sur ce point, R. Saint-Esteben, 23 février 2023, Concurrences N° 4-2022, Art. N° 111085, paragraphe 12 et O. Billard, Q. Colombier, op. cit., paragraphe 5), le raisonnement développé par l’avocate générale – auquel la Cour semble implicitement adhérer – relativement à la question plus fondamentale de la proportionnalité de l’action de l’Union laisse sceptique. À cette question substantielle apparaissant en filigrane de la question purement technique d’articulation normative, l’avocate générale proposait de répondre frustement que “l’application complémentaire de l’article 102 TFUE, comme celle de l’article 22 du règlement CE sur les concentrations, est de nature à contribuer à la protection effective de la concurrence dans le marché intérieur” (paragraphe 48).
Or, pour mémoire, le mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement donne le moyen aux autorités de concurrence de contrôler toutes les concentrations susceptibles de restreindre la concurrence dans le marché commun et, partant, permet à lui seul d’atteindre l’objectif de concurrence non faussée visé par le Traité. En effet, dans l’affaire Illumina, le Tribunal de l’Union a jugé que l’article 22 “assure cet objectif en ce qu’il apporte la flexibilité nécessaire pour faire examiner, au niveau de l’Union, des opérations de concentration susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur qui, autrement, échapperaient, en raison de l’absence de dépassement des seuils de chiffres d’affaires, à un contrôle en vertu des régimes de contrôle des concentrations tant de l’Union que des États membres” (arrêt du Tribunal du 13 juillet 2022, Illumina, aff. T-227/21, paragraphe 143).
Ainsi que l’observe un auteur, le mécanisme de renvoi établi à l’article 22 suffit donc à combler “les trous de la raquette” du contrôle des concentrations et, par conséquent, “le cumul des solutions ne s’impose pas” (L. Idot, op. cit.). Par suite, il n’existe pas, comme le soutenait l’avocate générale Kokott, de “vide dans l’application du droit de la concurrence et le contrôle des acquisitions de jeunes pousses innovantes” (paragraphe 48). L’application “complémentaire” de l’article 102 du Traité d’abord revendiquée par l’avocate générale puis confirmée par la Cour dans l’arrêt sous analyse apparaît dès lors excessive par rapport à l’objectif déclaré, au mépris du principe de proportionnalité inhérent aux principes généraux du droit communautaire.
Comme le souligne le même auteur, la voie de l’article 22 paraît encore “la moins mauvaise des solutions” (ibid.), pour des raisons tant institutionnelles (conformité au système dit “du guichet unique”) que procédurales et substantielles (la Commission ayant précisé les champs d’application temporel et matériel de cette disposition dans le cadre d’ “orientations”, v. à ce sujet O. Billard, Q. Colombier, 26 mars 2021, Concurrences N° 2-2021, Art. N° 100435). En tout état de cause, il n’est pas interdit de se demander si la solution idoine, permettant d’organiser un contrôle effectif de toutes les concentrations dans le respect des exigences de sécurité juridique et de proportionnalité ne résiderait pas, tout simplement, dans une réforme du règlement n° 139/2004 adoptée non par la Commission mais par le Législateur de l’Union (v., not., D. Bosco, novembre 2022, Concurrences N° 4-2022, Art. N° 109076). De lege lata, gageons que les autorités et juridictions nationales privilégieront la voie de l’article 22 à celle de l’article 102 du Traité…
Conclusion
Peut-on véritablement parler, comme l’a écrit un auteur, de “renaissance” de la jurisprudence Continental Can (D. Bosco, Contrats Concurrence Consommation n° 8-9, Août 2021, comm. 138) ? Pour répondre à cette question, il n’est pas inutile de rappeler que l’article 102 du Traité, tel qu’interprété dans l’arrêt Continental Can, a vocation à réguler les seules concentrations réalisées par une entreprise en position dominante. En outre, ainsi que l’a très clairement rappelé la Cour dans l’arrêt sous analyse, “le seul constat du renforcement de la position d’une entreprise ne suffit pas pour retenir la qualification d’un abus, puisqu’il faut établir que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c’est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante” (paragraphe 52). Le test d’appréciation défini dans l’arrêt Continental Can est ainsi rigoureux, et le standard de preuve requis élevé. Par conséquent, il est probable que les autorités et juridictions nationales appliqueront en priorité le mécanisme de contrôle ex ante prévu par le règlement n° 139/2004, en recourant au besoin à la voie plus souple de l’article 22 pour appréhender les killer acquisitions. En définitive, il semble davantage s’agir d’un modeste dépoussiérage que d’une révolutionnaire palingénésie du fossile Continental Can, selon toute probabilité appelé à demeurer enfermé dans les vitrines du musée du droit de la concurrence. L’on n’hésitera donc pas à qualifier, avec d’autres, une telle “renaissance” de fallacieuse (v., évoquant un “vrai-faux retour de l’arrêt Continental Can”, R. Saint-Esteben, op. cit.). En tout état de cause, à supposer que les autorités et juridictions nationales choisissent contre toute attente de recourir pleinement à la voie de l’article 102 du Traité aux fins de contrôler les concentrations, plusieurs stratégies à même de limiter les risques d’un tel contrôle ex post existent. À titre d’exemple, dans l’hypothèse où une concentration de dimension infra-communautaire serait notifiable en vertu du droit national de la concurrence d’au moins trois États membres, il pourrait être envisagé de demander le renvoi de l’affaire à la Commission sur le fondement de l’article 4, paragraphe 5 du règlement n° 139/2004. Dans un tel scénario, si aucun État membre ne s’oppose à la demande de renvoi, la concentration est renvoyée à la Commission qui a compétence exclusive pour l’examiner. Dans ce cas, une décision d’autorisation de la Commission devrait en principe prévenir, conformément à la thèse soutenue par l’avocate générale Kokott, tout contrôle successif de l’opération par un État membre sur le fondement de l’article 102 du Traité. Il pourrait également être envisagé, dans l’alternative, de solliciter le confort des autorités de concurrence nationales susceptibles de remettre en cause l’opération envisagée sur le fondement de l’article 102 du Traité. Il s’agit de solutions parmi d’autres qui, loin de constituer des remèdes universels, méritent d’être discutées avec un conseil expérimenté afin de sécuriser au maximum toute future opération de fusion-acquisition. (voir aussi, Marie Cartapanis, La Cour de justice de l’Union européenne restaure la jurisprudence Continental Can et juge que l’article 102 TFUE est susceptible de s’appliquer à une concentration non notifiable, Concurrences 2-2023, pp. xxx).