La conformité au droit de la concurrence fait ici l’objet d’une approche pluridisciplinaire. Il est acquis que les programmes de conformité ne reposent pas sur un modèle unique, mais doivent au contraire épouser les spécificités de chaque secteur et même de chaque entreprise. Le mot d’ordre des directeurs de cette recherche collective est donc d’appréhender la diversité. Certes, dans la première partie, des éléments de base sont rappelés : l’implication au plus haut niveau de l’entreprise (tone at the top) ; la prise en charge par des cadres de grande expérience ; une bonne évaluation des risques anticoncurrentiels pour déployer les ressources dans les bonnes directions ; développer un savoir-faire de compliance ; favoriser la prise de parole interne (speak-up options) ; donner des incitations internes pour une bonne appropriation des objectifs et des outils de compliance (promotions, primes) ; contrôle de suivi sur le caractère adéquat et robuste du programme. Mais on ne saurait se contenter d’une approche formelle pour constituer une bonne gouvernance d’entreprise et une citoyenneté entrepreneuriale. L’approche doit être en permanence adaptée et non stéréotypée, dynamique et non statique.
La deuxième partie présente des idées iconoclastes et, partant, très intéressantes. Au premier chef, il faut mentionner la remise en cause des enseignements classiques dans le domaine de la gestion en termes de stratégies. Sean Ennis analyse trois types de stratégies habituellement recommandées : la sélection de concurrents ; la différenciation de produits ; les stratégies de défense. Or, elles introduisent de sérieux risques de dérives anticoncurrentielles. La sélection des concurrents revient à identifier et à décourager des “mauvais” concurrents” qui sont précisément des “bons” concurrents au regard du droit de la concurrence. Les défenses stratégiques consistent alors à cibler ces “mauvais” concurrents pour dresser devant eux des barrières artificielles. De même, les différenciations de produits visent souvent à organiser des subventions croisées pour financer des prix bas par la vente des prix plus élevés sur des zones géographiques différentes, sur des profils différents de clientèle ou sur des produits complémentaires. Rosa Abrantes-Metz et Albert Metz insistent ensuite sur l’exploitation des données, qui peut être un puissant instrument de compliance, alors que leur utilisation par des algorithmes est pourtant connue pour faciliter la collusion. En effet, c’est bien l’analyse des données qui a permis de détecter en interne les dérives d’ententes sur les marchés de la Bourse, notamment dans les affaires du Libor.
Après cela, il nous est offert d’entrer de plain-pied dans le champ d’influence de l’économie comportementale. Mary Gentile et Anny Tubbs abordent la mise en avant des valeurs éthiques. Le mot d’ordre est le suivant : Giving Voice to Values (GVV). Les employés seront plus aisément mobilisés si cette dimension est expliquée. Cela devrait leur permettre de dépasser les réticences à devenir lanceur d’alerte. Sheheryar Banuri insiste sur la nécessité de bien cadrer les programmes de protection des donneurs d’alerte. Les valeurs sociétales et la sécurité sont des éléments clés, de même que l’écoute générale des employés à propos de leurs attentes au sein de l’entreprise.
Dans la troisième partie, les représentants des autorités de concurrence tendent à confirmer ce qui précède. Emmanuel Combe et Constance Monnier soulignent combien les programmes de compliance doivent tirer toutes les conséquences des points de divergence et de convergence entre les intérêts des actionnaires et ceux des dirigeants. Ils insistent sur l’opportunité d’exposer les dirigeants ou employés à des peines d’interdiction professionnelle, largement préférables à des peines d’emprisonnement dans l’opinion publique. Il est vrai que ces peines d’interdiction peuvent constituer une incitation aussi forte ou presque à demander un programme de clémence tant au nom de l’entreprise qu’au nom de la personne physique. Ils concluent sur l’idée qu’il serait vraisemblablement judicieux de combiner la diffusion d’une vraie culture de concurrence grâce aux programmes de compliance et une dissuasion classique par un montant d’amendes suffisamment élevé pour confisquer les profits illicites. Les représentants des autorités de concurrence du Canada, du Brésil et de Hong Kong conviennent de l’importance des plaidoyers en faveur de la concurrence (advocacy) pour donner encore plus de légitimité aux programmes de compliance.
Quant aux représentants des juristes d’entreprise, Dina Kallay et Kirstie Nicholson confirment l’investissement en temps et en ressources que requièrent les programmes de compliance. Néanmoins, Fabrizio di Benedetto rappelle qu’il est trop facile pour l’entreprise de se défausser sur la prétendue existence d’employés malhonnêtes. Il incombe aux dirigeants de diffuser l’exigence de conformité à l’ordre public. Ils font également valoir la nécessaire implication d’acteurs extérieurs, notamment des avocats, dans la mesure où ceux-ci sont aptes à partager les bonnes pratiques de compliance et les échecs. Samantha Mobley et Grant Murray attestent de cette complémentarité entre avocats et juristes d’entreprise. Ian Giles et Mark Daniels évoquent toutes les incitations pour donner plus de crédibilité et de force aux programmes de compliance.
Intégrer une véritable culture de concurrence suppose de comprendre les marges de manœuvre qui existent dans certaines coopérations nécessaires pour relever les défis de notre temps : le changement climatique, les pénuries de médicaments et de produits sanitaires (Amelia Miazad et Sergio Napolitano). Amelia Miazad considère que cela peut permettre de rompre avec ce cliché du néolibéralisme qui “colle” au droit de la concurrence. Dirk Middelschulte renchérit en indiquant que les programmes de compliance peuvent même renforcer les industries en les incitant à explorer, voire à inventer un management plus en phase avec les exigences du temps présent. Quant à Gemma Aiolfi et Cecilia Müller Torbrand, elles promeuvent le rapprochement entre la lutte contre la corruption et la défense du droit de la concurrence dans l’élaboration des programmes de compliance. Il en va de même d’Andrew McBride, Jane Shvets et Timothy McIver, qui démontrent l’interaction entre les programmes de compliance de ces deux domaines.