I. L’expansion du cercle
1. Lorsque j’ai commencé ma carrière professionnelle au début des années 1980, le droit de la concurrence était perçu comme une discipline peu connue, voire obscure, dont l’étude et l’exercice étaient réservés à un cercle relativement restreint de juristes. Hormis les fonctionnaires européens et nationaux directement chargés de l’application de ce droit, ce cercle se limitait, dans la majorité des États membres, aux universitaires et praticiens spécialisés dans le droit européen ou le droit administratif économique. Dans mon pays, par exemple, ces quelques juristes, accompagnés d’un ou deux économistes, avaient pris l’habitude de se réunir mensuellement à l’université de Leyde pour discuter de la pratique décisionnelle de la Commission européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice, ainsi que des quelques rares cas d’application du droit néerlandais de la concurrence. Ce “kartelclub”, dont j’ai eu le plaisir et l’honneur d’assurer le secrétariat pendant quelques années, ne comptait pas plus d’une douzaine de membres, curieusement tous des hommes.
2. Lorsque le nombre des cas d’application des articles 85 et 86 CEE ne suffisait pas pour remplir l’ordre du jour, le professeur Piet Jan Slot et moi nous efforcions d’identifier des affaires connexes. Il s’agissait souvent d’affaires de libre circulation. Dans nos esprits, les règles de concurrence complétaient celles en matière de libre circulation, dans la mesure où les premières visaient à combattre les entraves privées qui pourraient se substituer aux entraves publiques interdites par les secondes. Grande était notre joie de pouvoir discuter, par exemple, des affaires Leclerc qui, dans le domaine du prix du livre, illustraient cette interaction, parfois compliquée, entre libre circulation et libre concurrence [1]. À l’époque, le droit de la concurrence était ancré dans le droit européen et servait la cause de la création du marché commun. Il en allait certes différemment pour l’Allemagne, qui connaissait son propre droit de la concurrence, appliqué avec rigueur par l’Office fédéral de lutte contre les cartels. Ce droit, qui trouvait ses sources dans une conception économique ordolibérale, développée par l’École de Fribourg, a contribué à façonner non seulement la politique économique de la nouvelle République fédérale, mais également celle de la Commission européenne et notamment de sa Direction générale IV, qui était traditionnellement dirigée par un directeur général allemand. Quand j’ai rejoint cette administration comme jeune fonctionnaire en 1987, cette influence était très concrète. Les notes de réflexion se rédigeaient encore en allemand et le courrier interne était acheminé par Begleitzettel.
3. Ce petit monde du droit de la concurrence de l’époque n’existe plus. Il s’agit dorénavant d’une discipline à part entière, exercée dans le monde entier et réunissant des milliers de praticiens et praticiennes, qui se retrouvent régulièrement dans de grands forums organisés sur tous les continents pour discuter, le plus souvent en anglais, de questions d’intérêt commun. Ces forums s’institutionnalisent graduellement au sein du Réseau international de la concurrence (“International Competition Network”). Si l’Union européenne et ses États membres, dont les autorités de concurrence se regroupent au sein du Réseau européen de la concurrence (“European Competition Network”), contribuent de façon importante à ces débats, ils ne sont qu’un groupe d’acteurs parmi d’autres. Bien que chaque juridiction reste souveraine et décide pour elle-même ce qu’elle veut en retenir, les rencontres internationales permettent l’émergence d’opinions consensuelles qui reflètent souvent la nécessité de limiter des approches divergentes dans une économie internationale de plus en plus interdépendante. Le monde de la concurrence est devenu un monde de confluences.
4. Une autre différence notable avec la situation d’antan réside dans le fait que, si la voix des juristes était prédominante autrefois, elle l’est nettement moins aujourd’hui. Ce sont aujourd’hui les théories et les analyses des économistes qui donnent le la. Cette influence est peu surprenante pour une discipline qui a pour vocation de réguler l’économie. Plus marquante est l’arrivée graduelle de nouveaux acteurs, tels que des philosophes, des psychologues et peut-être dans un avenir plus lointain des anthropologues, dont les contributions pourraient remettre en cause la notion de l’homo economicus ou, de façon encore plus radicale, celle de la rareté, sur laquelle se fonde la science économique.
5. Au cours de ma carrière professionnelle, qui a souvent été marquée par le droit de la concurrence, j’ai eu le privilège de côtoyer plusieurs personnalités qui ont fait évoluer cette discipline et qui ont ainsi participé à sa métamorphose. Je ne citerai pas leurs noms, à l’exception de celui de Laurence Idot. Sa carrière a également connu des transformations. Elle a débuté comme universitaire française avec un profil prédominant en droit économique européen, publiant des articles dans des revues comme la Revue trimestrielle de droit européen, qui m’ont permis en tant que jeune enseignant de me familiariser avec des matières ou de grands sujets complexes. Son parcours a ensuite suivi et influencé l’évolution du droit de la concurrence. À partir de l’ordonnance no 86-1243 du 1er décembre 1986 et l’alignement du droit français sur le modèle européen, Laurence Idot s’est dédiée, de façon quasi exclusive, à ce droit, tant sur la scène nationale et européenne qu’au niveau mondial, pour en devenir une des éminences internationalement reconnues.
6. Dans cette contribution en son honneur, je souhaiterais m’attarder, dans une première partie plutôt descriptive, sur quelques-uns des facteurs qui expliquent la mutation du droit de la concurrence. La seconde partie concerne le défi que cette transformation soulève pour l’administration de la justice par les juridictions européennes.
II. Les causes de la mutation
7. Bien que le droit de la concurrence ait ses particularités, il s’agit d’un droit comme les autres. Il régit les rapports humains selon des normes préexistantes, dont l’interprétation et le contenu s’adaptent graduellement, mais avec un certain décalage temporel, à l’évolution de la société. Cette adaptation ne s’explique que très rarement par une seule raison. Il s’agit plutôt d’une interaction de multiples et diverses causes. Il convient donc d’être prudent en tentant d’identifier les facteurs qui ont contribué au développement du droit de la concurrence en Europe et ailleurs. Je ne donnerai donc qu’une appréciation purement personnelle et subjective.
8. Dans mon esprit, le point de basculement dans l’évolution du droit européen de la concurrence coïncide avec la période de l’achèvement du marché intérieur au début des années 1990, comme prévu par l’Acte unique. La suppression des barrières à la libre circulation des biens, des services et, plus tard, des personnes a créé un grand espace dans lequel les forces économiques pouvaient se déployer librement. Graduellement, l’objectif visant à réaliser ce marché, notamment par le combat contre les restrictions territoriales dans les accords de distribution, a perdu en importance par rapport à un objectif plus communément poursuivi par toutes les autorités de concurrence, à savoir garantir le bon fonctionnement de ce marché, notamment par une lutte contre les restrictions caractérisées, telles que la réduction concertée de l’offre, les partages de marché et la collusion en matière de prix. La Commission a ainsi orienté davantage sa politique de concurrence sur les restrictions horizontales, comme en témoigne le nombre décroissant de décisions en matière de restrictions verticales. Dans la mesure où plusieurs de ces ententes horizontales avaient une dimension internationale, la Commission s’est vue accompagnée dans cet effort par les autorités de concurrence d’autres grandes économies internationales, telles que les États-Unis, le Canada, le Japon et la Corée du Sud, avec lesquelles elle a commencé à conclure des accords de coopération bilatéraux. Cette lutte commune a généré une communauté d’intérêts, qui s’est graduellement organisée, d’abord sous les auspices de l’OCDE puis via la création du Réseau international de la concurrence en 2001 par les autorités de quatorze grandes juridictions. Le droit de la concurrence devenait ainsi une question internationale.
9. Paradoxalement, cette internationalisation s’est accompagnée d’une tendance spontanée à l’harmonisation, notamment au sein de l’Union européenne, dans laquelle tous les États membres se sont graduellement dotés de règles antitrust comparables aux articles 101 et 102 TFUE. Par le jeu de l’article 3 du règlement (CE) no 1/2003 [2], les droits européen et nationaux de la concurrence ont lentement fusionné. Cette osmose, qui a débuté par le droit matériel, s’est également étendue au niveau institutionnel. Non seulement les autorités européennes se sont réunies dans un réseau de coopération, de coordination et d’entraide, le Réseau européen de la concurrence, mais elles se sont également alignées sur un modèle administratif pour la mise en œuvre de ces règles, comparable à celui de la Commission européenne. La directive visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur (“directive ECN +”) solidifiera cet édifice collectif [3]. Le droit de la concurrence n’est plus seulement une affaire bruxelloise.
10. En parallèle de son extension territoriale, le droit de la concurrence s’est également élargi ratione materiae. Si l’industrie européenne, réunie au sein de la European Round Table for Industry et de l’Union des Industries de la Communauté européenne (UNICE, le prédécesseur de l’association actuelle BusinessEurope), a activement soutenu le projet de marché intérieur porté par la Commission Delors, elle a également émis certains souhaits, notamment en ce qui concerne le droit de la concurrence. Elle a insisté entre autres sur la mise en place d’un contrôle unique des concentrations à l’échelle de ce nouveau grand marché. Le projet du marché intérieur de la Commission Delors a ainsi vu naître le règlement (CEE) no 4064/89 [4], remplacé depuis par le règlement (CE) no 139/2004 [5]. Avec l’érosion de la valeur de la monnaie, un nombre grandissant de concentrations a atteint la dimension européenne de 5 milliards d’euros, que ce règlement prévoit comme critère de compétence, et a donc dû être notifié à la Commission européenne. En outre, tout comme pour les articles 101 et 102 TFUE, le modèle de contrôle européen a été suivi par la plupart des États membres pour apprécier, dans leurs juridictions, les effets anticoncurrentiels des concentrations qui n’atteignent pas cette dimension. L’ensemble de ces contrôles de concentration nécessita à son tour une coopération internationale afin d’endiguer au maximum les effets négatifs de décisions contradictoires sur la faisabilité de grandes transactions internationales.
11. Si le projet de marché intérieur répondait en premier lieu à la nécessité de relancer l’intégration européenne, notamment dans le contexte de la réunification allemande, il correspondait également à l’air du temps, à savoir celui de la pensée néolibérale et de l’idée que les forces du marché peuvent faire avancer la société. Le fait que ce projet ait reçu le soutien de Mme Thatcher et qu’il soit concrétisé dans un livre blanc élaboré par le commissaire britannique de l’époque, Lord Cockfield, ne relève pas entièrement du hasard. La conception de la concurrence comme force motrice de l’économie s’est graduellement répandue dans l’ensemble de l’Union et a fortement contribué à l’harmonisation volontaire des règles de concurrence de ses États membres. Cette mise en valeur de la concurrence a influé non seulement sur les politiques macro-économiques suivies dans une grande partie du monde, mais également sur les cadres d’analyse, plus micro-économiques, utilisés par les autorités de concurrence. Sous l’impulsion des économistes et juristes de l’École de Chicago, l’approche structuraliste consistant à analyser le nombre d’acteurs et les conditions d’entrée a cédé une partie importante de sa place à une approche plus ciblée sur le processus de formation des prix et le bien-être des consommateurs, en cherchant notamment à protéger leur surplus au moment de l’allocation des ressources. En l’absence d’effets négatifs sur les prix, sur la qualité des produits et/ou sur la quantité produite, une concentration ou un comportement commercial ne devraient pas nécessairement être censurés, quand bien même ils affecteraient le nombre d’entreprises présentes sur le marché.
12. Cette “nouvelle” façon de penser a fortement impacté le petit monde du droit de la concurrence, par l’arrivée d’une nouvelle catégorie de participants, les économistes. Si l’approche structuraliste, telle qu’elle se trouve encore reflétée dans les sections 6 à 8 du formulaire CO utilisé pour la notification des concentrations, est relativement facile à suivre pour la plupart des juristes, les outils préconisés par les économistes de l’École de Chicago et par ceux qui leur ont succédé nécessitent des connaissances plus poussées en économie et en économétrie. Aucune autorité de concurrence ne saurait aujourd’hui se passer de son équipe d’économistes. Dans le domaine du droit de la concurrence, le débat n’est donc plus seulement juridique.
13. Il convient d’observer également que, depuis les années 1990, ce débat s’est intensifié et professionnalisé. Dans la mesure où le droit de la concurrence est devenu une discipline à part entière, le monde universitaire s’y est intéressé davantage. À partir de ces années, des chaires spécialisées se sont créées dans un grand nombre d’universités européennes. Une association académique, l’Academic Society for Competition Law (ASCOLA), réunit, depuis 2003, un grand nombre de chercheurs et d’universitaires intéressés dans le monde entier par la politique et le droit de la concurrence. Par ailleurs, il existe actuellement plus de revues spécialisées, telles que la revue Concurrences, dirigée brillamment par le professeur Idot, que d’articles sur le droit de la concurrence publiés jadis dans des publications à vocation plus généralistes. Au-delà du monde universitaire, s’est développée une presse quotidienne dédiée aux affaires de concurrence ainsi que toute une industrie d’organisateurs de conférences, de lobbyistes et de conseillers de toute sorte.
14. Ce développement ou, si l’on veut, cet essor du droit de la concurrence n’est cependant pas un phénomène unique. Ainsi qu’il a été observé ci-dessus, le droit de la concurrence ne se distingue pas fondamentalement des autres droits. Or, la plupart des disciplines juridiques se sont élargies, et complexifiées depuis ces trente dernières années. Avec la libéralisation et l’internationalisation des échanges, économiques et autres, l’effritement ou la disparition des formes d’organisation sociale traditionnelles et de leurs modes de gestion des conflits, le droit a pris une place prépondérante dans nos sociétés. Le citoyen moderne est devenu un justiciable de plus en plus exigeant. En parallèle, des textes de plus en plus longs et complexes s’efforcent de lui garantir davantage de droits et de le protéger contre les moindres risques, en tout cas dans le monde libre. Cette tendance sociétale influe sur l’enseignement du droit. Un nombre croissant d’universités offrent des cours dans de nouveaux domaines, tels que les droits de l’énergie, de la santé, de la consommation, de la protection des données, de l’environnement ou, encore, des marchés financiers, qui n’étaient jadis que des sous-branches du droit public, privé ou pénal, mais qui se veulent aujourd’hui des disciplines à part entière. L’on peut s’interroger sur les bienfaits de cet éclatement et de cette complexification de nos systèmes juridiques en autant de spécialités qu’il existe de problèmes sociétaux.
III. Le droit de la concurrence et les juridictions européennes
15. Tout comme le contrôle européen des concentrations, le Tribunal de l’Union européenne trouve ses origines dans le projet de marché unique des années 1980. L’industrie européenne insistait d’ailleurs sur la nécessité d’un contrôle juridictionnel plus poussé, à deux instances, si la Commission avait l’ambition de combattre et de sanctionner davantage les cartels internationaux. C’est ainsi que l’Acte unique à inséré un nouvel article 168 A dans le traité CEE permettant la création d’une nouvelle juridiction, ce que le Conseil a fait en adoptant la décision 88/591 prévoyant la création d’un tribunal de première instance [6]. Bien que cette juridiction n’ait jamais été spécialisée en droit de la concurrence, dans la mesure où elle était également chargée de l’application d’autres matières, telles que le droit de la fonction publique européenne, le Tribunal de première instance a fortement contribué, notamment dans les premières années de son existence, au développement du droit de la concurrence. L’on peut par exemple mentionner, sur le plan du droit matériel d’une part, la clarification de la notion d’infraction unique et continue (affaire Polypropylène) [7] ou encore celle de position dominante collective (affaires Irish Sugar, Gencor et Airtours) [8], et sur le plan procédural d’autre part, l’insistance sur le principe d’égalité des armes entre la Commission et les entreprises poursuivies (affaires ICI et Solvay) [9]. Si les affaires de concurrence continuent à représenter une partie importante du contentieux porté devant lui, le Tribunal a dorénavant une vocation plus généraliste. En effet, depuis le traité de Nice, il est devenu le juge administratif de premier ressort pour la quasi-totalité des recours directs introduits contre les institutions de l’Union. Il porte bien son nom en langues anglaise et espagnole, respectivement General Court et Tribunal General. Avec l’accroissement des compétences de l’Union, le Tribunal est saisi d’affaires de plus en plus diverses. Il en va naturellement encore davantage pour la Cour de justice qui, par le biais de la procédure préjudicielle, est dorénavant appelée à se prononcer sur les questions sociétales les plus diverses.
16. Cette tendance généraliste au niveau des juridictions de l’Union contraste avec celle de la communauté du droit de la concurrence, qui connaît une tendance à l’hyperspécialisation. Elle développe sa propre terminologie et ses propres notions, tout comme elle connaît ses propres modes et tendances. S’il y existe des divergences de vues, parfois importantes, un consensus international s’est dégagé autour du bien-être du consommateur comme objectif principal à poursuivre ainsi que sur les outils d’analyses économiques y relatifs. Ce consensus se fonderait sur le “mainstream antitrust economics”. Si ce consensus existe au sein de la communauté des spécialistes et en assure sa cohérence interne, il n’est pas nécessairement partagé en dehors de ce cercle. Grand est parfois l’étonnement lorsque la jurisprudence européenne rappelle les spécialistes aux origines du droit européen de la concurrence et à son ancrage dans les traités (affaire GSK) [10]. Le fait que le Tribunal et la Cour de justice ne sont pas nécessairement réceptifs aux demandes des parties d’entendre leurs conseillers économiques ou de désigner des experts peut également se heurter à un sentiment d’incompréhension ou de frustration de la part des spécialistes. Ces juridictions ne comprendraient pas ou plus le droit antitrust et devraient donc se spécialiser pour se familiariser davantage avec la pensée consensuelle.
17. Certes, la spécialisation a ses mérites, notamment dans des matières complexes dont la maîtrise implique un apprentissage initial considérable. Elle permet aux juges de réutiliser leurs connaissances et donc d’amortir les coûts d’entrée en traitant plusieurs affaires, de sorte qu’ils saisissent plus aisément et rapidement les enjeux des litiges qu’ils sont appelés à trancher. En s’insérant dans la communauté des spécialistes, les juges peuvent également mieux mesurer l’incidence de leurs décisions.
18. Toutefois, si la spécialisation est ainsi susceptible d’améliorer la qualité comme l’acceptabilité des décisions judiciaires par les spécialistes, ainsi que de contribuer à la cohérence interne de leur communauté, elle a également des inconvénients si elle n’est pas accompagnée d’une compréhension plus large du système juridique dans lequel elle s’insère.
19. Là encore, comme tous les autres droits, le droit de la concurrence a pour objet de régler les rapports sociétaux, en contribuant à la sécurité juridique des justiciables et en prévoyant des mécanismes pour régler leurs conflits. Il n’est pas là pour servir des spécialistes, mais la société et les personnes auxquelles il s’applique. En particulier, le droit doit également rester prévisible et compréhensible pour tous ceux qui y sont assujettis. Il n’est pas certain qu’une “atomisation” du droit serve cette cause. En effet, comment nul ne pourrait ignorer la loi si celle-ci se compose d’un amalgame de spécialisations évoluant chacune, sans cohérence d’ensemble, en fonction de ses propres particularités ? Ce risque n’est pas purement hypothétique. Même dans le domaine relativement étroit du droit européen, il existe déjà une tendance selon laquelle certaines notions essentielles peuvent varier d’une branche du droit à une autre. C’est ainsi que la notion d’entreprise au sens des articles 101 et 102 TFUE ne correspond pas nécessairement à celle développée dans le cadre de l’application de l’article 107 TFUE, alors qu’il s’agit du même chapitre du traité, ni d’ailleurs à celle utilisée en droit des marchés publics (affaire Teckal) [11] ou dans le domaine du maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprise. Si la spécialisation peut contribuer à la cohérence interne au domaine spécialisé, elle pose des risques pour la cohérence du droit dans son ensemble et peut parfois mener le spécialiste à des contresens regrettables.
20. Ceci étant, ce risque est maîtrisable au niveau juridictionnel, par exemple en assurant une rotation des juges entre les différents domaines spécialisés, afin de garantir qu’ils puissent, à la fois, rentabiliser leurs connaissances techniques acquises dans un domaine de spécialité et conserver une vision suffisamment large pour veiller à une évolution cohérente du droit dans son ensemble. Trouver ce point d’équilibre n’est cependant pas si simple dans une juridiction internationale, comme le Tribunal, dont la composition est constamment déstabilisée en raison de la pratique de certains États membres de ne désigner les juges que pour un seul mandat de six ans. Il n’est pas certain que les juges souhaitent ou puissent se spécialiser dans différentes matières pour une période aussi courte et, partant, que l’équilibre souhaité puisse être atteint entre la spécialisation des juges et la vocation généraliste du Tribunal.
21. Si la communauté internationale du droit de la concurrence souhaite que le Tribunal se spécialise davantage afin de pouvoir répondre plus adéquatement à ses exigences, elle pourrait attirer l’attention des États membres sur la nécessité de garantir davantage de stabilité dans la composition du Tribunal. Elle rendrait ainsi un service tant au droit de la concurrence qu’à la bonne administration de la justice.