Frédérique Berrod était naguère connue pour ses travaux sur la “systématique des voies de droit communautaires” (F. Berrod, La systématique des voies de droit communautaires, Nouvelle bibliothèque de thèses, vol. 21, Paris, Dalloz, 2003). C’est elle qui a introduit, avec Dominique Ritleng (D. Ritleng, Pour une systématique des contentieux au profit d’une protection juridictionnelle effective, in Mélanges en hommage à Guy Isaac, 50 ans de droit communautaire, Tome 2, Toulouse, Presses de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 2004), ce terme un peu curieux, mais désormais fort répandu, de “systématique” des voies de recours en droit de l’Union, qui désigne en réalité leur complémentarité. Il revenait en effet à la jurisprudence de la Cour de justice et à la doctrine de préciser les rapports que devaient entretenir les différentes voies de recours entre elles, dans le silence des traités.
Après avoir contribué à une avancée majeure du droit de l’Union sur son versant processuel, en plaidant pour une complémentarité entre les voies de recours, parallèlement à l’évolution de la jurisprudence en ce sens, Frédérique Berrod se penche désormais, avec Antoine Ullestad (doctorant au Centre d’études internationales et européennes de l’Université de Strasbourg), sur un autre sujet qui permet de questionner derechef les fondements des projets de Communautés et d’Union(s) européennes, à savoir l’espace européen de l’énergie.
L’ouvrage recensé est constitué de trois parties, consacrées respectivement aux interconnexions juridiques dans l’espace européen de l’énergie, à la réinitialisation de ce dernier par la solidarité entre les États membres et à son internationalisation. Les auteurs concluent sur l’idée que la matérialisation de la solidarité énergétique entre les États de l’Union ne peut pas faire l’économie d’une gouvernance renforcée, en expliquant que l’énergie a une incidence majeure sur la structure politico-institutionnelle des États, de même que sur la gouvernance de l’Union (p. 362).
Frédérique Berrod et Antoine Ullestad rappellent à quel point la politique énergétique est indissociable de la souveraineté nationale. À ce titre, “l’énergie constitue, à n’en pas douter, une condition du ré-enchantement de l’intégration européenne” (p. 16). Il s’agit là d’une vision optimiste. On pourrait au contraire penser que le projet d’Union européenne aurait dû commencer par la constitution progressive d’une culture commune allant au-delà du patrimoine historique et des solidarités de fait, ce qui eût été parfaitement compatible avec le respect du multilinguisme et des spécificités régionales. (On pourrait par exemple songer à une européanisation des médias, dont il suffirait d’assurer la diffusion en plusieurs langues, mais avec un contenu identique – à l’exception des médias locaux ou régionaux. Une seule chaîne de télévision de ce type existe à ce jour [Euronews], de même qu’une seule autre chaîne binationale dans l’ensemble de l’Union [Arte]. Par ailleurs, on pourrait proscrire le protectionnisme culturel intraeuropéen, par exemple en ce qui concerne la diffusion des œuvres littéraires et artistiques. Les aides à la traduction devraient être octroyées, quant à elles, en application du principe de non-discrimination [par exemple, en octroyant un nombre sensiblement égal d’aides pour traduire à partir du français ou bien vers le français].) Certes, “l’énergie se détache presque automatiquement de tout ancrage national et de toute attache territoriale” (p. 38), toujours est-il que les “solidarités de fait” évoquées par Robert Schuman dans sa déclaration du 9 mai 1950 ont déjà montré leurs limites en fait de ré-enchantement, d’adhésion populaire. Or, c’est toujours la technique des petites avancées sectorielles que l’Union de l’énergie (et, encore plus récemment, l’Union de la sécurité), qui s’appuie sur les traités existants, entend pérenniser.
L’ouvrage présente l’espace européen de l’énergie comme un “espace interconnecté, c’est-à-dire relié juridiquement par des normes compatibles ou équivalentes qui permettent la prise de décision et la coordination des actions nationales” (p. 39). Les sources majoritairement utilisées sont, outre la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, la soft law adoptée par la Commission européenne. Une source fort utile n’a pas été utilisée, à savoir les questions parlementaires, alors que celles-ci font elles aussi en quelque sorte partie de la soft law. C’est ainsi que, dans la question parlementaire E-015866-15, le député européen néerlandais Auke Zijlstra du groupe Europe des Nations et des Libertés demande, au sujet de l’article 194 TFEU (qui énonce “le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique” et constitue la base juridique quant à la détermination de ce qu’on appelle le “bouquet” ou le “mix” énergétique) : “At the European Parliament’s plenary sitting on 15 December 2015, a vote was taken on the report, ‘Towards a European Energy Union.’ The report proposes that the EU’s energy policy should be conducted by an Energy Union. Prime concerns expressed in it are combating warming of the climate and promoting the use of sustainable energy carriers. To what extent is determination of the energy mix (sustainable energy carriers) by the Energy Union compatible with Article 194 TFEU, which reserves for the Member States the power to determine the energy mix ? To what extent is the Energy Union’s climate objective compatible with its second objective of ensuring a reliable and affordable (competitive) energy supply for members of the public and industry in the EU ? Can the Commission supply financial figures demonstrating that, under the Energy Union regime, energy costs will be less for each EU citizen than in the present situation, in which Member States themselves determine their energy policies ?”
Il obtient la réponse suivante le 9 mars 2016 (il n’existe pas de traduction française) :
“1. The European Parliament’s Energy Union report recalls the Commission’s Framework Strategy on the Energy Union which sets out how its five dimensions (energy security, internal energy market, energy efficiency, decarbonising the economy and research, innovation and competitiveness) can be more rapidly and efficiently attained by cooperation across the EU through common and better coordinated policies. The implementation of the Energy Union is fully compatible with Article 194 TFEU. Article 194 (2) TFEU has to be understood in the context of the objectives enshrined in the first paragraph of that article, which establishes the duty of the EU to develop policies and establish measures enshrined in the five dimensions of the Energy Union.
2. The Commission refers to its proposal for the 2030 Framework for energy and climate (COM(2014)0015 final) and the accompanying Impact Assessment (SWD(2014)0015 final), both of which assess the interaction between energy and climate objectives and the implications of various levels of emission reductions for competitiveness and security of supply.
3. The completion of the internal energy market is at the core of the Energy Union. The benefits of a European integrated energy market could be rather significant. A study commissioned by the EC estimated that the net benefits stemming from a fully integrated energy market up to 2030 would be of EUR 30 billion per year in the gas market and from EUR 12.5 billion to EUR 40 billion per year in the electricity market.”
Ces éléments sont au cœur de l’analyse proposée dans l’ouvrage recensé, qui constitue une excellente introduction en la matière. En effet, ni le grand public ni même les juristes européens ne se sont encore familiarisés, dans leur vaste majorité, avec le projet d’Union de l’énergie. Il s’agit d’une série d’orientations générales pour le législateur de l’Union qui ont d’ores et déjà des conséquences sur l’ensemble du droit de la concurrence.
Certains éléments de l’analyse sont discutables. C’est ainsi que les auteurs écrivent : “Il est communément entendu que le marché intérieur de l’énergie concerne le gaz et l’électricité, les autres matières premières étant déjà soumises aux dispositions prévues par différents autres traités. L’énergie nucléaire répond aux règles prévues par l’article 53 du traité Euratom, le pétrole est soumis au tarif douanier commun, alors que l’importation de charbon obéit aux règles de l’article 72 du traité CECA avant que celui-ci ne soit englobé, lors de son expiration en 2002, dans les dispositions générales de l’Union relatives à la libre circulation des marchandises” (p. 46).
L’article 53 du traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) porte sur le rôle de l’Agence d’approvisionnement d’Euratom. Celle-ci dispose d’un droit d’option sur les minerais, matières brutes et matières fissiles spéciales produits sur les territoires des États membres, ainsi que du droit exclusif de conclure des contrats de fournitures de minerais, matières brutes ou matières fissiles spéciales en provenance de l’intérieur ou de l’extérieur de la Communauté (art. 52, § 2, du traité Euratom). Par conséquent, à l’intérieur de la Communauté Euratom, l’Agence d’approvisionnement ne dispose que d’un droit d’option. Il n’est pas certain que la fourniture d’énergie nucléaire soit exclusivement régie par les dispositions sur l’Agence d’approvisionnement en raison de l’application subsidiaire de certaines dispositions des autres traités à la Communauté Euratom. C’est ainsi que, selon l’analyse dominante, les règles relatives au contrôle des aides d’État dans le secteur nucléaire sont, dans le silence du traité Euratom, celles qu’édicte le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
L’Union de l’énergie “est un vocable qui recouvre des priorités politiques plus affirmées, et plus transversales, que celles connues par l’Union jusque-là” (p. 198). C’est donc un vaste champ d’analyse qui s’ouvre aux praticiens du droit de l’Union et aux chercheurs.
[Les opinions exprimées dans cette recension sont personnelles et n’engagent pas l’institution à laquelle appartient son auteur.]