L’Institut Montaigne est un laboratoire d’idées, un « think tank à la française » dont les travaux alimentent et enrichissent le débat public. Le rapport qui a retenu notre attention dresse un premier bilan de la stratégie économique et sociale globale définie par le Conseil européen de Lisbonne des 23 et 24 mars 2000. La « stratégie de Lisbonne » se définit avant tout par l’objectif de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » à l’horizon 2010. A cette fin, trois axes ont été fixés : la transition vers une société et une économie fondées sur la connaissance ; la modernisation du modèle social européen ; une évolution saine des équilibres macro-économiques.
Le rapport dresse d’abord un constat d’échec de la stratégie définie cinq ans auparavant. Si l’analyse de ce bilan négatif mérite toute notre attention, l’intérêt essentiel du rapport réside dans son volet prospectif. Les rapporteurs ne dissimulent pas le sens de leur démarche : favoriser l’émergence d’une véritable stratégie industrielle européenne. Dans cette perspective, le rapport formule plusieurs propositions, dont certaines s’inscrivent dans la relation problématique entre « politique industrielle » et « politique de concurrence ». Sans entrer dans le détail de ces propositions, celles-ci ont pour fil conducteur la volonté d’intégrer les logiques et les analyses macro-économiques dans l’application des règles communautaires de concurrence. Dès lors, le rapport reproche à la Commission européenne d’adopter une politique de concurrence n’hésitant pas à sacrifier les intérêts industriels nationaux et européens sur l’autel d’un certain dogmatisme. On reconnaît ici une critique récurrente faite à la Commission d’appliquer trop « mécaniquement » les règles de concurrence, sans prendre en considération les enjeux macro-économiques, politiques et sociaux. Ainsi, le rapport préconise de mieux « prendre en compte les ‘efficacités’ induites par les rapprochements industriels et, lorsque des enjeux industriels majeurs apparaissent, faire primer les considérations stratégiques sur l’application à la lettre des règles de la concurrence » (p. 42). A cette fin, des aménagements organisationnels et institutionnels sont prônés, avec notamment la création d’une autorité européenne indépendante de la concurrence qui fonctionnerait en réseau avec les autorités nationales. La mise en place d’une telle autorité européenne permettrait à la Commission d’assurer un rôle « politique », c’est-à-dire « défendre les priorités arrêtées par l’Union et, en cas de besoin, de les faire prévaloir sur les règles techniques du contrôle de la concurrence, en particulier dans le domaine des concentrations, des positions réputées dominantes ou des ententes présumées anticoncurrentielles » (p. 42).
L’accusation portée à l’endroit de la Commission européenne ne nous convainc pas entièrement. Mario Monti, alors Commissaire européen chargé de la concurrence, a déjà eu l’occasion d’y répondre : « je considère que, non seulement les règles européennes de la concurrence n’entravent pas l’émergence de champions industriels, mais que, au contraire, elles facilitent cette émergence. Ceci pour deux raisons. D’une part, en raison de la taille du marché européen. D’autre part, en raison du ‘guichet unique’ et de l’unité des règles de la concurrence au niveau européen » (audition par la Commission des affaires économiques du Sénat, in Rapport d’information n° 118, du 27 nov. 1997).
Il reste que cette contribution est particulièrement opportune. Le droit de la concurrence n’apparaît pas comme une fin en soi, mais comme un élément constitutif de la stratégie industrielle européenne ici envisagée. L’idée est séduisante et trouve son corollaire dans celle de « gouvernement économique européen ». Certes, le traité constitutionnel européen (on pense à sa troisième partie) ne fait aucune allusion à l’idée d’une stratégie industrielle européenne. Mais le rapport intervient alors que la révision de la « stratégie de Lisbonne » se dessine. Ainsi, un groupe de personnalités indépendantes, présidé par l’ancien Premier ministre néerlandais Wim Kok, a été chargé d’évaluer le bilan de cette stratégie et a rendu son rapport (novembre 2004) à la Commission. Celui-ci dépeint un bilan mitigé, mais ne s’attarde ni sur la présumée contradiction entre politique de concurrence et politique industrielle, ni sur l’idée d’une « stratégie industrielle européenne ». En ce sens, ce dernier rapport s’inscrit dans la lignée des deux communications de la Commission européenne, du 20 avril 2004 : l’une sur une « politique de concurrence proactive pour une Europe compétitive », l’autre sur « une politique industrielle pour l’Europe élargie ».
Même si le rapport de l’Institut Montaigne ne répond pas aux canons des études académiques, il réussit à allier rigueur du raisonnement théorique (d’ordre économique et juridique) et propositions opérationnelles. Surtout, l’étude nous rappelle que le droit de la concurrence, par les enjeux qu’il sous-tend, concerne la Cité et ne doit pas être l’apanage d’un cercle de purs spécialistes. Car, le caractère particulièrement technique du droit de la concurrence tend à masquer sa dimension foncièrement « politique ». En cela, nous ne pouvons que souscrire à et saluer l’initiative de l’Institut Montaigne.