En droit de la concurrence, l’applicabilité du privilège contre l’auto-incrimination a été invoquée pour la première fois devant la Cour de justice (ci-après la « Cour ») dans l’affaire Orkem (CJCE, 18 octobre 1989, Orkem c/ Commission, aff. C-374/87). Dans cette affaire, la Cour a examiné si les entreprises pouvaient refuser de répondre à certaines questions dans le cadre d’une demande de renseignements de la Commission dans une situation où elles s’auto-incrimineraient. Elle a constaté que le règlement n° 17 (remplacé par le règlement (CE) n° 1/2003) ne contient aucun droit exprès au silence et que la Commission est en droit de contraindre une entreprise à fournir toutes les informations nécessaires concernant les faits dont elle peut avoir connaissance. Toutefois, afin de sauvegarder les droits de la défense, principe fondamental de l’ordre juridique communautaire, la Cour a considéré qu’il était nécessaire de limiter les pouvoirs d’investigation de la Commission et a distingué deux catégories de questions : les questions autorisées (questions factuelles) et les questions non autorisées (questions à charge). Les questions factuelles sont des questions relatives à l’objet et à la mise en œuvre des mesures d’exécution de l’infraction de concurrence alléguée. L’exception à l’obligation de fournir des informations ne s’étend pas aux questions purement factuelles, à la lumière de l’obligation de coopération avec la Commission. Cette obligation comprend la production de tous les documents préexistants, ainsi, même si les documents en possession de l’entreprise peuvent être utilisés pour établir l’existence d’un comportement anticoncurrentiel, cela ne porte pas atteinte aux droits de la défense de l’entreprise concernée. Par conséquent, une entreprise ne peut pas refuser une demande de production de documents déjà existants, même si les informations qu’ils contiennent sont utilisées contre elle ultérieurement.
En ce qui concerne les questions à charge, la Cour a ajouté que la Commission ne peut pas contraindre une entreprise à lui fournir des réponses qui pourraient impliquer l’admission d’une infraction aux règles de concurrence de la part de l’entreprise, en ce qu’il incombe toujours à la Commission de prouver l’existence de l’infraction. À cet égard, la Cour a déclaré que des questions qui visent à vérifier chaque démarche ou mesure concertée qui a pu être envisagée ou adoptée pour soutenir de telles initiatives en matière de prix pourraient être considérées comme obligeant la requérante à reconnaître sa participation à l’accord de fixation de prix interdit et susceptible de restreindre la concurrence. Répondre à ce type de question obligerait en effet l’entreprise à admettre son rôle dans la prétendue infraction à la concurrence.
Quatre ans après le prononcé initial dans l’affaire Orkem, la CEDH, dans le célèbre arrêt Funke (CEDH, 25 février 1993, Funke c/ France, n° 10828/84), a pour la première fois lié expressément l’application du droit au silence à l’article 6 de la Convention, estimant que ce droit découle directement du « sens autonome » dudit article. Deuxièmement, elle a reconnu que ce droit était applicable aux procédures administratives. Troisièmement, elle a estimé que ce droit pouvait être invoqué pendant la phase d’enquête préliminaire en l’absence de preuve d’une infraction, et qu’il pouvait s’appliquer non seulement aux informations directement incriminantes, mais aussi aux remarques à décharge et aux informations factuelles.
Successivement à cet arrêt, la Cour de justice a tenu compte de l’évolution de la jurisprudence de la CEDH lors de l’interprétation des droits fondamentaux.
Dans l’affaire SGL Carbon (CJCE, 29 juin 2006, Commission c/ SGL Carbon AG, aff. C-301/04 P), la Commission a demandé à SGL de décrire l’objectif d’un certain nombre de réunions auxquelles elle a participé, ce qui s’est passé lors de ces réunions et quels en ont été les résultats/conclusions. Les plaignants ont fait appel avec succès devant le Tribunal de l’Union européenne, qui a estimé qu’une demande de cette nature était de nature à obliger l’entreprise à admettre sa participation à une infraction au droit de la concurrence. Cette décision a, ensuite, été annulée par la Cour sur pourvoi au motif que l’arrêt Orkem impose une obligation de coopération active, y compris celle de mettre à la disposition de la Commission toute information relative à l’objet de l’enquête, même si elle sert à établir la preuve d’un comportement anticoncurrentiel, et qu’une entreprise ne peut se soustraire à des demandes similaires au motif qu’en s’y conformant, elle serait tenue de fournir des preuves contre elle-même. De même, dans l’affaire Amann & Söhne (Trib. UE, 28 avril 2010, Amann & Söhne et Cousin Filterie c/ Commission, aff. T-446/05), la Commission a recherché des informations sous la forme de demandes concernant des réunions avec des concurrents (date, lieu, liste des participants, objet, comportement) et non par l’adoption de décisions. Le Tribunal a souligné que les entreprises n’étaient pas obligées de répondre aux questions si leurs réponses les conduisaient à admettre qu’elles avaient participé à l’infraction alléguée. Toutefois, comme elles ont répondu volontairement, le droit de ne pas s’incriminer n’a pas été violé.