Il convient de partir du plus contraignant (hard law) pour aller vers le moins contraignant (soft law), puisque le comportement consistant pour chacun dans l’entreprise et pour chaque personne dont elle répond d’avoir conscience de la nécessité de ne pas méconnaître le droit de la concurrence, voire de concourir à la bonne effectivité de ses règles, voire d’agir pour que l’ordre public qui le sous-tend règne, est avant tout une question de « culture de compliance ». En effet, si l’on quitte la perspective procédurale du seul respect de la réglementation, ce à quoi renvoie parfois le terme « conformité », pour aller vers une culture qui jouxte l’éthique et la RSE des entreprises, ce à quoi renvoie le terme « compliance », l’on part du « droit dur » pour aller vers le « droit souple » et des façons de faire (best practices).
Dans une conception où ce sont les autorités de concurrence qui, par les sanctions, exigent la mise en place de programmes précis ou, par des incitations, conçoivent les programmes, ce sont encore les autorités publiques qui sont la source première. Dans une conception plus libérale, où chaque entreprise exprime son identité par un programme au-delà du calcul du risque, le rapport d’incitation sera moins direct.
La première façon « dure » est pour l’autorité de concurrence d’imposer un programme de compliance à l’occasion d’une sanction, à l’instar des « peines de conformité » qui peuvent être prononcées lorsque des faits de corruption ou de trafic d’influence sont sanctionnés, en application de la loi dite « Sapin 2 ». La seconde façon, plus incitative, consiste pour l’autorité à échanger le constat d’un programme de conformité effectif contre sa clémence. Cela demeure un droit très ferme, car dans un tel échange c’est encore l’autorité publique qui tient les cartes.
En ce qui concerne tout d’abord l’exigence d’un programme de mise en conformité dans le cadre d’une procédure de sanction, il peut s’agir d’une acceptation par l’Autorité d’engagements justifiant l’arrêt de cette procédure. Par ce moyen, l’Autorité peut obtenir un effet de régulation, comme la mise en place d’une politique tarifaire orientée vers les coûts (Aut. conc., déc. n° 17-D-06 du 21 mars 2017 et n° 17-D-16 du 7 septembre 2017, Engie) ou un espace favorable pour l’innovation des autres (Aut. conc., déc. n° 14-D-09 du 4 septembre 2014, Nespresso).
Le droit peut être plus dur, prenant la forme d’une injonction. Ainsi, par sa décision n° 19-D-26 du 19 décembre 2019, l’Autorité a non seulement sanctionné Google pour l’usage discrétionnaire de ses règles sur sa plateforme publicitaire, et donc abusif, l’obligeant à clarifier ses règles, mais encore lui a imposé de « mettre en place de[s] mesure de prévention, de détection et de traitement » des violations de son propre système normatif. C’est exactement un « plan de vigilance ».
La seconde façon juridiquement dure d’amener une entreprise à adopter un programme de compliance effectif est de lui garantir une réduction des sanctions lorsque, malgré tous ses efforts structurels, un comportement constitutif d’un manquement lui est pourtant ultérieurement imputé. Cette perspective d’une clémence avait été expressément admise. La question de la considération par l’Autorité de la concurrence de l’existence d’un programme de conformité comme pouvant justifier une réduction de la sanction a varié dans le temps. Dans son document-cadre du 10 février 2012 sur les programmes de conformité aux règles de concurrence, l’Autorité de la concurrence avait expressément lié existence d’un tel programme et clémence lorsque, malgré les efforts de l’entreprise, un manquement était advenu. Ce faisant l’entreprise obéit par avance à l’Autorité et se trouve récompensée de ces efforts.
Dans sa communication Compliance matters du 8 février 2013, la Commission européenne a adopté la même ligne consistant à exprimer une volonté d’obtenir des entreprises une attitude conforme au droit de la concurrence plutôt que d’avoir à sanctionner leurs manquements. Pour cela, lier l’adoption et le suivi d’un programme de compliance justifiait de sa part la réduction corrélative de la sanction des manquements pourtant advenus.
Mais l’Autorité de la concurrence dans son communiqué du 19 octobre 2017 relatif à la procédure de transaction et aux programmes de conformité, tout en insistant sur l’opportunité des programmes de conformité, n’explicite plus cette contrepartie. Plus encore, par sa décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017, Forbo e.a., elle affirme que « l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de conformité ont vocation à s’insérer dans la gestion courant des entreprises ». Dès lors que cela ne constitue plus un effort particulier, il ne devrait plus y avoir de récompense particulière. En effet, dans sa publication pratique du 29 juillet 2019 sur la clémence, l’Autorité de la concurrence ne lie programme de conformité et clémence qu’en ce que le premier permet de détecter plus vite le fait et permet à l’entreprise d’être la première à bénéficier du programme de clémence.
Cette neutralité vient en reflet de la position de la CJUE, qui ne veut pas prendre en considération l’existence de programmes de compliance, ni comme circonstance aggravante ni comme justifiant en soi une clémence.
L’Europe ne veut donc pas adopter la perspective américaine par laquelle les autorités entrent dans un échange entre la réduction ex post des sanctions et l’accroissement ex ante de la prévention et de la détection. L’idée est plutôt de convaincre et d’aider les entreprises à avoir conscience activement du bien-fondé de la prohibition des comportements dommageables pour la concurrence.
Dans cette seconde perspective tout en souplesse pédagogique, l’Autorité de la concurrence vient en appui. Ainsi, elle a publié en janvier 2020 un livre sur les « engagements comportementaux », lesquels peuvent figurer dans les programmes de conformité.
Dans ce travail de conviction, les autorités de concurrence de tous les pays – l’autorité française ne faisant pas exception – rappellent que toutes les entreprises ont intérêt à respecter le droit de la concurrence plutôt qu’à le méconnaître. Comme il s’agit de la même règle procédurale de calcul efficace du risque ou d’amour commun pour l’intérêt général, les diverses autorités de concurrence s’expriment d’une même voix en la matière. La voix du droit est alors non seulement mélodieuse mais en concert. C’est ainsi que l’on retrouve les mêmes louanges faites aux programmes de compliance de la part des autorités brésilienne, espagnole ou américaine de concurrence. Comme les entreprises sont globales, il n’est pas exclu que ce droit global de concurrence, tant souhaité par certains, prenne finalement forme par les programmes de compliance.