Les prix prédateurs sont justiciables de l’article 102 TFUE et de l’article L. 420-2 du code de commerce. Il s’agit d’une stratégie d’éviction mise en place par une entreprise dominante aux fins d’éliminer des concurrents potentiels ou actuels du marché. Précisément, l’entreprise en position dominante accepte délibérément de supporter des pertes ou de renoncer à des bénéfices à court terme de façon à évincer ses concurrents réels ou potentiels. Aussi, mettre en place une stratégie de prix prédateurs, est-ce parier sur un avenir concurrentiel paisible, c’est-à-dire sans concurrents. Ici, le dessein de l’entreprise dominante est clair : maintenir son monopole à long terme tantôt en dissuadant l’entrée d’un rival sur le marché en lui adressant un signal faussé ; tantôt en asphyxiant les entreprises d’ores et déjà présentent sur le marché. Partant, les prix prédateurs apparaissent redoutables tant dans leur dimension préventive que dans leur dimension curative.
Pour comprendre l’essence de cette pratique, revenir à la définition du mot « prédateur » ne semble pas inutile. Étymologiquement, il vient du latin praedator, qui signifie « pillard, voleur », lequel dérive du terme praeda, qui veut dire « proie prise à la chasse ou à la pêche ». Autrement dit, est prédateur celui qui s’approprie le bien d’autrui de façon illicite. Ainsi, les prix prédateurs ne sont-ils rien d’autre que des prix scélérats, déconnectés de la réalité des coûts supportés par l’entreprise dominante. Le résultat de la manœuvre ressemble à s’y méprendre à un vol, mais à un vol fort singulier, puisqu’il s’agit de voler des... consommateurs et de les tromper. En somme, les prix prédateurs portent une injure flagrante à la concurrence par les mérites, les consommateurs étant attirés par les prix bas de l’entreprise dominante que les concurrents ne peuvent pas pratiquer sous peine de tomber dans les limbes de la cessation des paiements. Mais comment identifier un prix prédateur ? Et existe-t-il différentes « espèces » de prix prédateurs ?
L’identification des prix prédateurs
L’identification d’un prix prédateur n’est guère évidente. La principale difficulté tient au fait que cette stratégie produit des effets paradoxaux pour le consommateur. En effet, en apparence, un prix prédateur contribue grandement à son bien-être, du moins lorsque l’on observe les effets de la pratique à court terme. Profitant de prix très faibles, le consommateur voit son « surplus » s’accroître, si bien que le solde entre la somme qu’il est prêt à débourser et le prix effectivement payé apparaît outrageusement positif. Or, il ne s’agit que d’une apparence trompeuse. Car à long terme, le bien-être du consommateur est puissamment affecté, notamment lorsque la stratégie conduit à sortir une entreprise efficace du marché ou à la décourager d’y entrer. Quoi qu’il en soit, il a fallu bâtir un test économique pour déterminer dans quelles circonstances objectives un prix doit être qualifié de prédateur. Historiquement, on doit la paternité de ce test à deux économistes américains : les professeurs Areeda et Turner. Selon ces auteurs, lorsque les prix fixés par une entreprise dominante sont inférieurs aux coûts moyens totaux, mais supérieurs aux coûts moyens variables, il existe une présomption simple selon laquelle le prix n’est pas prédateur. En revanche, si le prix est inférieur aux coûts moyens variables, son caractère prédateur doit être présumé, si bien que la stratégie mise en œuvre se révèle anticoncurrentielle. En ce cas, le produit ou le service est proposé à un prix inférieur à son coût de production. Aussi, s’agit-il d’une vente… à perte ! Or, en principe, il n’est pas rationnel pour une entreprise de choisir de perdre de l’argent pour chaque unité vendue. En effet, pourquoi une entreprise adopterait-elle un comportement qui ne peut que la conduire à une mort économique ?
Nonobstant la grande controverse doctrinale que provoqua outre-Atlantique l’article d’Areeda et Turner, leur test convainquit la Cour de justice. Celle-ci s’en est grandement inspirée pour contrôler la licéité des prix prédateurs. Dans son célèbre arrêt Akzo, où la Cour a pour la première fois eu affaire à une pratique de prix prédateur, elle a jugé que les « prix inférieurs à la moyenne des coûts variables (c’est-à-dire de ceux qui varient en fonction des quantités produites) par lesquels une entreprise dominante cherche à éliminer un concurrent doivent être considérés comme abusifs » (CJCE, 3 juillet 1991, aff. C-62/86, pt 71). Concrètement, avec cette décision, la Cour a posé une présomption d’illicéité de la pratique, présomption qui englobe également « l’intention » prédatrice de l’entreprise dominante. Aussi, n’est-il pas nécessaire de démontrer que l’entreprise poursuivie avait eu l’intention d’évincer un concurrent du marché. En elle-même, la pratique doit être considérée comme contraire à l’article 102 TFUE. Cependant, la Cour n’a pas jeté l’anathème sur toutes les formes de prix bas. Influencée par l’école de Chicago, elle a ajouté dans la même affaire que « des prix inférieurs à la moyenne des coûts totaux, qui comprennent les coûts fixes et les coûts variables, mais supérieurs à la moyenne des coûts variables doivent être considérés comme abusifs [uniquement] lorsqu’ils sont fixés dans le cadre d’un plan ayant pour but d’éliminer un concurrent » (ibid., pt 72). Autrement dit, dans une telle hypothèse, le demandeur voit sa charge probatoire s’alourdir puisqu’il devra apporter des preuves tangibles montrant l’intention de l’entreprise dominante d’évincer ses concurrents du marché. Quoique stable dans ces principes, la jurisprudence de la Cour s’est vue contestée. Il faut dire que le test Areeda-Turner n’emporta guère l’adhésion de toute la doctrine, une partie estimant qu’un prix prédateur ne devrait être illicite que lorsqu’il est constaté qu’après avoir évincé ses concurrents l’entreprise dominante a augmenté ses prix pour récupérer les pertes subies. Partant, cette doctrine poussa-t-elle à l’application d’un test plus souple, imposant la démonstration de la récupération des pertes subies postérieurement à la mise en œuvre de la pratique. Cette défense des prix prédateurs a, semble-t-il, séduit les plaideurs. Certains d’entre eux essayèrent dans leur pourvoi de renverser la jurisprudence Akzo. La première tentative pour faire adopter le test « de la récupération des pertes » s’est donnée à voir dans l’affaire Tetra Pak II. Elle fut ostensiblement infructueuse. Dans son arrêt, la Cour ferma quasiment la porte à un revirement en énonçant que « dans les circonstances de [l’]espèce, il ne serait pas opportun d’exiger en outre, à titre de preuve supplémentaire, qu’il soit démontré que Tetra Pak avait une chance réelle de récupérer ses pertes » (CJCE, 14 novembre 1996, aff. C-333/94 P, pt 44). Cependant, on put penser en lisant la lettre de l’arrêt que la Cour n’était pas entièrement rétive à la consécration du test de la récupération des pertes. Certains d’ailleurs ne se privèrent pas d’interpréter l’arrêt comme une décision dont la portée était strictement limitée à l’espèce. Dans la seconde tentative, la Cour mit définitivement fin à toute spéculation. Dans l’affaire dite « Wanadoo », elle refusa sèchement de suivre son avocat général qui, dans ses conclusions, plaidait pour conditionner la caractérisation de l’abus à la preuve de la récupération des pertes. Or, pour la juridiction luxembourgeoise, « il ne ressort pas de la jurisprudence de la Cour que la preuve de la possibilité de récupération des pertes subies du fait de l’application, par une entreprise en position dominante, de prix inférieurs à un certain niveau de coûts constitue une condition nécessaire afin d’établir le caractère abusif d’une telle politique de prix » (CJCE, 2 avril 2009, aff. C-202/07 P, pt 110).
En somme, la jurisprudence européenne permet d’établir une grille d’analyse au terme de laquelle il est possible de déterminer si un prix prédateur constitue ou non une stratégie d’éviction contraire à l’article 102 TFUE. Trois scénarios sont envisageables :
- lorsque les prix pratiqués par l’entreprise dominante sont supérieurs aux coûts totaux moyens, la pratique est licite et ne sera pas qualifiée d’abus de position dominante (zone blanche) ;
- lorsque les prix sont inférieurs à la moyenne des coûts totaux et supérieurs aux coûts moyens variables, il faut démontrer que les prix ont été fixés pour éliminer un concurrent. L’absence de cette preuve conduit à écarter l’illicéité de la pratique (zone grise) ;
- lorsque les prix sont inférieurs à la moyenne des coûts variables, la pratique est illicite. La stratégie est présumée enfreindre l’article 102 TFUE, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’apporter la preuve de l’intention de l’entreprise (zone noire). Autrement dit, la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence n’ont pas à démontrer les effets concrets de la pratique sur le marché.
Les différentes espèces de prix prédateurs
Les prix prédateurs peuvent prendre plusieurs formes. Aussi est-il possible d’ériger une petite taxinomie des différentes espèces de prix prédateurs. Trois formes méritent une attention particulière :
- tout d’abord, la « prédation par signal » : dans ce scénario, l’entreprise prédatrice adresse un faux signal à sa proie aux fins qu’elle renonce à entrer sur le marché. Pour ce faire, l’entreprise dominante accepte de supporter des pertes colossales dans le dessein de biaiser l’information des potentiels entrants. En pratique, l’entreprise cherche à envoyer un message négatif de non-rentabilité du marché. Si l’information est considérée comme crédible et sérieuse, la stratégie sera redoutable ;
- ensuite, la « prédation financière » : très efficace, cette stratégie ne fonctionne que dans les hypothèses où le nouvel entrant est dépendant d’un financement externe. L’idée est de fragiliser la confiance des établissements de crédit, réputés moins tolérants à l’égard des nouveaux entrants. Ici, l’entreprise dominante pratiquera des prix extrêmement bas pour tarir les sources de financement de ses concurrents. Obligées de suivre les prix pratiqués par le prédateur, les proies accusent des mauvais résultats et peu à peu les robinets du financement leur seront fermés. Privées d’argent, elles ne peuvent plus investir dans des équipements, dans la recherche et le développement, et finissent par sortir du marché. Une mort lente donc, mais inéluctable ;
- enfin, la stratégie dite « d’innovation prédatrice » : dans ce scénario, l’entreprise dominante évince le nouvel entrant en commercialisant à un prix très faible une innovation. Pour réussir, cette stratégie exige du prédateur d’agir avec célérité. Il doit mettre sur le marché son nouveau produit afin que les consommateurs achètent prioritairement son produit, si bien que la demande pour le produit du nouvel entrant sera quasi nulle.