Mesures provisoires structurelles et comportementales
Huit décisions enjoignant des mesures conservatoires ont été prononcées par l’Autorité de la concurrence depuis 2009, alors qu’une seule décision de la Commission européenne a imposé des mesures provisoires depuis l’adoption du règlement du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002 (Commission européenne, 16 oct. 2019, aff. AT.40608, Broadcom).
La Cour d’appel de Paris a rappelé qu’une mesure conservatoire doit être de nature à prévenir une situation économique déviante, ne peut être qualifiée de structurelle, et ne peut imposer un modèle commercial à une entreprise (CA Paris, 8 oct. 2020, n° 20/08071). Dans son étude thématique de 2007, le Conseil de la concurrence rappelait déjà que dû à la nature temporaire des mesures, il ne pouvait prononcer des mesures irréversibles, et l’Autorité a retenu qu’une proposition de mesures structurelles ne remplissait pas le critère de proportionnalité (Aut. conc., n° 16-MC-01, 2 mai 2016, Engie, pt. 332).
Les mesures adoptées peuvent en revanche être comportementales, c’est-à-dire qu’elles tendent à la modification du comportement d’une ou des entreprises en cause. En France, l’Autorité de la concurrence a déjà enjoint à Google de négocier avec les éditeurs et agences de presse qui en font la demande afin d’aboutir à une proposition de rémunération effective (Aut. conc., n° 20-MC-01, 9 avr. 2020 et n° 21-D-17, 12 juil. 2021, Google) ; à Engie de fixer les prix de ses offres de marché individualisées en tenant compte de tous les coûts qu’elle doit supporter à court terme pour la commercialisation de ces offres (Aut. conc., n° 16-MC-01, 2 mai 2016, Engie) ; à la Ligue nationale de rugby et le Groupe Canal Plus de suspendre l’accord de distribution exclusive des matchs de rugby conclu entre elles pour cinq ans et à la Ligue nationale de rugby de procéder à un nouvel appel d’offre (Aut. conc., n° 14-MC-01, 30 juil. 2014, Groupe Canal Plus) ; ou encore à GDF Suez de donner accès à ses concurrents à certaines données de son fichier historique des clients aux TRV gaz (Aut.conc., n° 14-MC-02, 9 sept. 2014, GDF Suez).
Au niveau européen, la Commission a ordonné à Broadcom de cesser d’appliquer certaines clauses figurant dans les contrats conclus avec six de ses principaux clients, de s’abstenir de convenir de clauses identiques ou ayant un objet ou un effet équivalent dans d’autres contrats conclus avec ses clients, et de s’abstenir de recourir à des pratiques punitives ou de représailles ayant un objet ou un effet équivalent (Commission européenne, 16 oct. 2019, aff. AT.40608, Broadcom). En matière d’opérations de concentration, la Commission européenne a adopté, pour la première fois à la suite de réalisation anticipée d’une concentration (dont elle s’était saisie dans les circonstances particulières d’un renvoi au titre de l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004 du 20 janvier 2004), des mesures provisoires dans l’affaire Illumina/GRAIL. Elle enjoignait que GRAIL demeure distincte d’Illumina, qu’Illumina apporte les fonds nécessaires à l’exploitation et au développement de GRAIL, qu’elles ne s’échangent pas des informations commerciales confidentielles, qu’elles interagissent dans des conditions de concurrence normales et sans qu’Illumina favorise GRAIL, et que GRAIL recherche d’autres solutions que l’opération en cause en vue d’une potentielle annulation de la concentration (Commission européenne, 29 oct. 2021, aff. M.10493, GRAIL/Illumina, décision faisant actuellement l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’UE – aff. T-755/21).
Recours possible contre les décisions de mesures conservatoires
Les décisions prononçant des mesures conservatoires de l’Autorité peuvent faire l’objet d’un recours en annulation ou en réformation devant la Cour d’appel de Paris dans un délai de dix jours suivant la notification de la décision, ce recours n’étant pas suspensif (art. L. 464-7 du C.com). Toutefois, un sursis à l’exécution des mesures conservatoires est possible, lorsqu’elles sont susceptibles d’entraîner des conséquences manifestement excessives ou que des faits nouveaux d’une exceptionnelle gravité sont intervenus postérieurement à leur notification (CA Paris, 8 oct. 2014, n° 2014/19405, GDF Suez).
Sanctions en cas de non-respect des mesures provisoires
Les parties qui contreviennent à une décision ordonnant des mesures provisoires encourent des
sanctions :
– en matière de pratiques anticoncurrentielles au niveau européen, la Commission peut leur
infliger des amendes et/ou des astreintes (art. 23§2 et 24§1 du règlement (CE) n° 1/2003 du
16 déc. 2002) ;
– en matière d’opérations de concentration au niveau européen, la Commission peut infliger
des amendes pouvant atteindre jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires total (art. 14§2, c) du
règlement (CE) n° 139/2004 du 20 janvier 2004) ;
– en matière de pratiques anticoncurrentielles au niveau français, l’Autorité peut infliger une
sanction pécuniaire respectant les plafonds de l’article L. 464-2, I du C.com. (art. L. 464-3 et
R. 464-9 du C.com.) et/ou des astreintes pour contraindre au respect des mesures dans la
limite de 5 % du chiffre d’affaires mondial total journalier moyen, par jour de retard à
compter de la date qu’elle fixe (art. L. 464-2, II, b) du C.com.). À titre d’illustration, l’Autorité
a sanctionné une entreprise pour avoir méconnu plusieurs injonctions prononcées dans le
cadre d’une décision de mesures conservatoires et lui a enjoint de se conformer aux
injonctions sous astreintes (Aut. conc., n° 21-D-17, 12 juil. 2021).
Les mesures conservatoires dans le cadre des accords de regroupement à l’achat
Depuis 2015, l’Autorité de la concurrence s’est vu confier de nouveaux pouvoirs d’examen des accords de regroupement à l’achat avant leur mise en œuvre. Dans ce cadre, elle peut prendre d’office des mesures conservatoires dans le cas où un accord de regroupement à l’achat occasionne ou est susceptible d’occasionner des atteintes à la concurrence présentant un caractère suffisant de gravité (art. L. 462-10, III, du C.com). Aucune décision de mesures conservatoires n’a à ce jour été rendue sur ce fondement, toutefois les services d’instruction ont proposé à deux reprises de prononcer des mesures conservatoires qui n’ont pas été adoptées en raison de propositions d’engagements des entreprises en cause (Aut. conc., n° 20-D-13, 20 oct. 2020, Auchan et Aut. conc., n° 20-D-22, 17 déc. 2020, Carrefour).
Conséquences procédurales du rejet d’une décision au fond sur la demande de mesure conservatoire En droit français, les services d’instruction sont tenus dans un premier temps d’examiner si les faits visés par l’instruction au fond apparaissent susceptibles de constituer une pratique anticoncurrentielle, et, si tel est le cas, ils peuvent dans un second temps examiner les mesures conservatoires envisagées. Lors de ce second temps, une phase contradictoire peut être menée en vue du prononcé d’une mesure conservatoire et la personne visée est entendue. En cas de rejet de la saisine au fond, et par voie de conséquence de la mesure conservatoire accessoire, le fait d’avoir été entendu lors de cette phase ne confère pas la qualité de partie en cause (CA Paris, 3 nov. 2022, n° 22/03703, EDF). Rapprochement avec l’article 809 du code de procédure civile
Enfin, toujours en droit français, la possibilité octroyée à l’Autorité de prononcer des mesures conservatoires peut être comparée à l’article 809 du code de procédure civile qui permet au juge des référés de prendre des mesures conservatoires en cas soit de dommage imminent, soit de trouble manifestement illicite. Ces conditions alternatives ressortent également en matière de droit de la concurrence puisque la Cour de cassation a déjà considéré qu’en cas d’atteinte grave et immédiate, l’Autorité n’est pas tenue de constater des pratiques manifestement illicites (Cass. com., 18 avr. 2000, n° 99-13.627, Numéricâble).