La notion d’entreprise en droit de la concurrence, fondement de l’imputabilité
En droit européen comme en droit français, c’est l’« entreprise » qui est le destinataire des règles de droit de la concurrence, énoncées respectivement aux articles 101 et suivants TFUE, et L.420-1 et suivants C. Com.
La plasticité de la notion d’entreprise est le fondement de la politique d’Imputabilité, qui n’existait qu’en germe dans les dernières décennies du 20ème siècle, mais qui a connu un développement soutenu à partir de l’année 2003. Dès 1972, la Cour a reconnu que lorsqu’une filiale « ne jouit pas d’une autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d’action sur le marché », elle peut former une unité économique avec sa société mère, et qu’en considération cette unité, « les agissements des filiales peuvent, dans certaines circonstances, être rattachés à la société mère ». (ICI, 14 juillet 1972, aff. 48/69). En 1983, la Cour a établi en outre la présomption selon laquelle une filiale détenue à 100 % par une société mère applique nécessairement la politique déterminée par cette dernière.
Une construction évolutive : de la présomption d’influence déterminante de la mère sur la filiale, à l’affirmation de la responsabilité personnelle de l’entreprise pour les pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par les entités qui la constituent, découlant de son existence même.
Cette présomption d’influence déterminante de la mère sur ses filiales, déduite de la détention de la totalité ou quasi-totalité du capital (la « présomption capitalistique ») va être très largement invoquée par la Commission à partir de 2003-2004, dans des cas de détention de la totalité ou quasi-totalité du capital de la filiale. Après quelques hésitations initiales, la jurisprudence a validé cette approche, notamment dans un arrêt Akzo du 10 septembre 2009 (aff. C-97/08 P) où la Cour confirme que la présomption capitalistique se suffit à elle-même sans nécessiter de compléter la démonstration au moyen d’autres arguments (méthode dite de la « double base »). En outre, tout en réaffirmant la nature simple de la présomption, la Cour énonce qu’elle découle de l’« ensemble des liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent la filiale à la société mère ». Une telle formulation très générale a été reprise dans une abondante jurisprudence ultérieure et appliquée à une grande variété de situations, dont l’examen révèle que le renversement de la présomption capitalistique est de facto impossible, conduisant à des critiques nourries de la doctrine. Construction jurisprudentielle, l’imputabilité par ailleurs a reçu une consécration législative indirecte dans la directive dite « ECN+ », qui impose aux autorités nationales d’appliquer la notion d’entreprise telle qu’interprétée par la Cour « aux fins d’infliger des amendes aux sociétés mères et aux successeurs juridiques et économiques des entreprises » (Directive n° 2019/1, art. 13 § 5 et attendu 46).
Enfin, la jurisprudence la plus récente de la Cour a consacré l’extension de l’imputabilité dans le champ de la responsabilité civile (CJUE, 14 mars 2019, Vantaan kaupunki, C-724/17) et surtout, elle semble délaisser le critère de l’influence déterminante comme facteur essentiel de l’imputabilité, au profit d’une affirmation de la responsabilité personnelle de l’entreprise découlant de son existence même. Dans un arrêt Sumal du 6 octobre 2021 (aff. C-882-19) où se posait la question de la responsabilité d’une filiale pour l’indemnisation du dommage résultant de pratiques d’une société mère, c’est bien l’existence d’une unité économique, auteur de l’infraction, qui est déterminante pour l’attribution de la responsabilité à l’une ou l’autre des entités constituant cette unité (Sumal, § 43). Mentionnons rapidement que cette tendance n’est pas limitée au droit de la concurrence (voy. p. ex. Cass. crim., Lafarge, 7 septembre 2021, no 19-87.367).
Les multiples conséquences de l’imputabilité : montant et paiement de l’amende, successions d’entreprises, responsabilité civile, atteinte à la réputation, etc.
Les conséquences concrètes de l’imputabilité sont multiples. Tout d’abord, dans la détermination du montant de l’amende, le plafond applicable à celui-ci est plus élevé dès lors qu’il est calculé par référence au chiffre d’affaires global de l’entreprise ; l’amende elle-même peut être en outre être majorée pour accroître son effet dissuasif à l’égard de grands groupes. De même, la mise en jeu de la responsabilité personnelle de l’entreprise accroît nécessairement les risques de récidive. S’agissant du paiement de l’amende, la règle est celle de la responsabilité solidaire de l’ensemble des sociétés constituant l’entreprise (TUE, Siemens, 3 mars 2011, aff. T-122 à T-124/07), étant précisé que cette responsabilité peut être modulée dans le temps en cas de cessions ou restructurations au sein de l’entreprise pendant la durée des pratiques. La même règle s’applique, on l’a vu, en matière de responsabilité civile et d’indemnisation du dommage concurrentiel, à la condition que la victime prouve l’existence d’un lien concret entre l’activité économique de l’entité assignée et l’objet de l’infraction. A ces conséquences directes, il convient enfin d’ajouter des conséquences moins aisément quantifiables, telles que des risques de l’atteinte à la réputation ou encore les contraintes liées à la mise en place de programmes de gestion du risque concurrentiel au sein des grands groupes.