Imputabilité

 

Définition auteur

 

Premier aperçu

De façon générale, « imputer » consiste à rattacher un fait générateur de responsabilité à une ou des personnes ou entités qui auront à en répondre. Sans se confondre avec la responsabilité, l’imputabilité est nécessaire à son établissement. Plus spécifiquement dans cette étude en droit de la concurrence, le terme Imputabilité désigne la politique de mise en cause de la responsabilité de l’« entreprise » pour des pratiques anticoncurrentielles dont les auteurs matériels sont l’une ou plusieurs des entités qui la constituent.

Dans cette acception, l’imputabilité a été généralisée par la Commission européenne (la Commission) au début des années 2000 et repose sur l’affirmation, développée dès les années ’70 par la Cour de justice de l’UE (la « Cour »), que l’entreprise est le sujet du droit de la concurrence et qu’en considération de l’unité économique qui la caractérise, les pratiques de filiales peuvent, dans certains cas, être rattachés à la société mère. La Commission a ensuite appliqué ce principe dans des contextes toujours plus variés, en s’appuyant sur une présomption prétendument simple d’influence déterminante de la mère sur ses filiales. Validée par la Cour en 2009, cette politique a été consacrée dans la directive ECN+ du 11 décembre 2018, et est également mise en œuvre par les autorités nationales de concurrence.

Point d’orgue de ces évolutions guidées par la volonté de garantir l’effectivité du droit de la concurrence, cette politique d’imputabilité s’applique désormais tant dans les poursuites publiques que les actions en indemnisation du dommage concurrentiel. Enfin, la jurisprudence récente de la Cour retient le principe de la responsabilité « personnelle » des entreprises en raison de leur existence, sans que soit encore nécessaire la démonstration, éventuellement par présomption, d’une influence déterminante de la mère sur la filiale. Cette approche a permis à la Cour d’appliquer sa politique d’imputabilité non seulement dans un sens « ascendant » –imputation des pratiques d’une filiale à sa société mère– mais aussi dans un sens « descendant » –imputation des pratiques d’une société mère à ses filiales.

 

Pour aller plus loin

La notion d’entreprise en droit de la concurrence, fondement de l’imputabilité

En droit européen comme en droit français, c’est l’« entreprise » qui est le destinataire des règles de droit de la concurrence, énoncées respectivement aux articles 101 et suivants TFUE, et L.420-1 et suivants C. Com.

La plasticité de la notion d’entreprise est le fondement de la politique d’Imputabilité, qui n’existait qu’en germe dans les dernières décennies du 20ème siècle, mais qui a connu un développement soutenu à partir de l’année 2003. Dès 1972, la Cour a reconnu que lorsqu’une filiale « ne jouit pas d’une autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d’action sur le marché  », elle peut former une unité économique avec sa société mère, et qu’en considération cette unité, « les agissements des filiales peuvent, dans certaines circonstances, être rattachés à la société mère ». (ICI, 14 juillet 1972, aff. 48/69). En 1983, la Cour a établi en outre la présomption selon laquelle une filiale détenue à 100 % par une société mère applique nécessairement la politique déterminée par cette dernière.

Une construction évolutive : de la présomption d’influence déterminante de la mère sur la filiale, à l’affirmation de la responsabilité personnelle de l’entreprise pour les pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par les entités qui la constituent, découlant de son existence même.

Cette présomption d’influence déterminante de la mère sur ses filiales, déduite de la détention de la totalité ou quasi-totalité du capital (la « présomption capitalistique ») va être très largement invoquée par la Commission à partir de 2003-2004, dans des cas de détention de la totalité ou quasi-totalité du capital de la filiale. Après quelques hésitations initiales, la jurisprudence a validé cette approche, notamment dans un arrêt Akzo du 10 septembre 2009 (aff. C-97/08 P) où la Cour confirme que la présomption capitalistique se suffit à elle-même sans nécessiter de compléter la démonstration au moyen d’autres arguments (méthode dite de la « double base »). En outre, tout en réaffirmant la nature simple de la présomption, la Cour énonce qu’elle découle de l’« ensemble des liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent la filiale à la société mère ». Une telle formulation très générale a été reprise dans une abondante jurisprudence ultérieure et appliquée à une grande variété de situations, dont l’examen révèle que le renversement de la présomption capitalistique est de facto impossible, conduisant à des critiques nourries de la doctrine. Construction jurisprudentielle, l’imputabilité par ailleurs a reçu une consécration législative indirecte dans la directive dite « ECN+ », qui impose aux autorités nationales d’appliquer la notion d’entreprise telle qu’interprétée par la Cour « aux fins d’infliger des amendes aux sociétés mères et aux successeurs juridiques et économiques des entreprises  » (Directive n° 2019/1, art. 13 § 5 et attendu 46).

Enfin, la jurisprudence la plus récente de la Cour a consacré l’extension de l’imputabilité dans le champ de la responsabilité civile (CJUE, 14 mars 2019, Vantaan kaupunki, C-724/17) et surtout, elle semble délaisser le critère de l’influence déterminante comme facteur essentiel de l’imputabilité, au profit d’une affirmation de la responsabilité personnelle de l’entreprise découlant de son existence même. Dans un arrêt Sumal du 6 octobre 2021 (aff. C-882-19) où se posait la question de la responsabilité d’une filiale pour l’indemnisation du dommage résultant de pratiques d’une société mère, c’est bien l’existence d’une unité économique, auteur de l’infraction, qui est déterminante pour l’attribution de la responsabilité à l’une ou l’autre des entités constituant cette unité (Sumal, § 43). Mentionnons rapidement que cette tendance n’est pas limitée au droit de la concurrence (voy. p. ex. Cass. crim., Lafarge, 7 septembre 2021, no 19-87.367).

Les multiples conséquences de l’imputabilité : montant et paiement de l’amende, successions d’entreprises, responsabilité civile, atteinte à la réputation, etc.

Les conséquences concrètes de l’imputabilité sont multiples. Tout d’abord, dans la détermination du montant de l’amende, le plafond applicable à celui-ci est plus élevé dès lors qu’il est calculé par référence au chiffre d’affaires global de l’entreprise ; l’amende elle-même peut être en outre être majorée pour accroître son effet dissuasif à l’égard de grands groupes. De même, la mise en jeu de la responsabilité personnelle de l’entreprise accroît nécessairement les risques de récidive. S’agissant du paiement de l’amende, la règle est celle de la responsabilité solidaire de l’ensemble des sociétés constituant l’entreprise (TUE, Siemens, 3 mars 2011, aff. T-122 à T-124/07), étant précisé que cette responsabilité peut être modulée dans le temps en cas de cessions ou restructurations au sein de l’entreprise pendant la durée des pratiques. La même règle s’applique, on l’a vu, en matière de responsabilité civile et d’indemnisation du dommage concurrentiel, à la condition que la victime prouve l’existence d’un lien concret entre l’activité économique de l’entité assignée et l’objet de l’infraction. A ces conséquences directes, il convient enfin d’ajouter des conséquences moins aisément quantifiables, telles que des risques de l’atteinte à la réputation ou encore les contraintes liées à la mise en place de programmes de gestion du risque concurrentiel au sein des grands groupes.

 

Jurisprudences pertinentes

CJUE (gde ch.), 6 octobre 2021, SumalSL c/Mercedes Benz Trucks EspañaSL, aff. C-882/19

CJUE, 27 janvier 2021, Goldman Sachs, aff. C-595/18P

CJUE, 14 mars 2019, Vantaan Kaupunki, aff. C-724/17

CJUE, 29 septembre 2011, Elf Aquitaine, aff. C-521/09 P

CJCE, 10 septembre 2009, Akzo Nobel, aff. C-97/08

CJCE 23 avril 1991, Höfner et Elser, aff C-41/90 Recueil I, p. 1979

CJCE, 14 juillet 1972, Imperial Chemical Industries, aff. 48/69

 

Bibliographie

Thèses et ouvrages

OUASSINI SAHLIS, M., La responsabilité de la société mère du fait de ses filiales, Th. 2014

THEPOT, F., The Interaction Between Competition Law and Corporate Governance, Cambridge University Press, 2018

THOMAS, E., L’entreprise contrevenante en droit des pratiques anticoncurrentielles (Union européenne et France), Th. 2019

Articles

IDOT, Laurence, La notion d’entreprise en droit de la concurrence, révélateur de l’ordre concurrentiel, in Mélanges en l’honneur d’Antoine Pirovano, L’ordre concurrentiel, Éditions Frison-Roche, 2003, p. 523-545.

DEBROUX M., Sanction des Cartels en Droit Communautaire : définition et conséquences d’une ‘Responsabilité de Groupe’, Concurrences n° 1-2008, p. 42-51

IDOT L., La responsabilité pénale des personnes morales : Les leçons du droit européen de la concurrence, Concurrences n° 1-2012, p. 55-72

LEUPOLD, B., Effective enforcement of EU competition law gone too far ? Recent case law on the presumption of parental liability, European Competition Law Review (2013) 34, p. 570

BAILEY, D., ODUDU O., The single economic entity doctrine in EU competition law, Common Market Law Review, 2014, 51 : 1721–1758

IDOT L., Procédures quasi-répressives en droit de la concurrence, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2016, pp. 145-155

KALINTIRI A. Revisiting parental liability in EU competition law, European Law Review, February 2018, 43 (2)

WHELAN, P. Parental liability and the pressing issue of the legitimacy of EU competition law, Concurrences n° 2-2021

BOSCO D., BRUEGGEMANN N., PEDRAZ CALVO M., PROVOST M., THILL-TAYARA M., IDOT L., Private enforcement in Europe after Sumal, Concurrences n° 1-2022, p. 28-50

Auteur

  • Rizom Legal (Paris)

Citation

Michel Debroux, Imputabilité, Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, Art. N° 105920

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Éditeur Concurrences

Date 1er février 2023

Nombre de pages 842

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