Cette période de suspension, ou obligation de standstill, vise à garantir l’exercice effectif par les autorités de concurrence de leur pouvoir de contrôle de l’opération notifiée mais permet également d’éviter toute modification structurelle des marchés dans l’hypothèse où les entreprises renonceraient à la transaction de leur propre fait ou en raison de la procédure de contrôle des concentrations. En imposant cette période de suspension, le but est dès lors « d’empêcher que les parties à l’opération cessent, avant la date d’autorisation, de se comporter comme des concurrents pour agir comme entité unique et que l’acquéreur exerce de manière anticipée un contrôle de droit ou de fait sur la cible ».
Cette période de suspension subit quelques exceptions. Les principales concernent les offres publiques ainsi que les difficultés financières rencontrées par les entreprises (v. les articles 7(2), 7(3) et 3(5) du règlement européen relatif au contrôle des concentrations). Ainsi, dans le cas de la reprise d’entreprises en difficulté (e.g. en liquidation ou redressement judiciaire), le potentiel acquéreur pourra au moment de la notification faire une demande de dérogation dûment justifiée, notamment au regard de l’urgence de la prise de contrôle et de la viabilité de l’entreprise. Une fois obtenue, l’acquéreur devra toutefois ne pas prendre de décisions susceptibles de modifier la structure de l’opération. De même, concernant les offres publiques, le transfert de propriété des titres peut être effectué sans avoir à respecter la période de suspension, dès lors que l’acquéreur n’exerce pas les droits de vote associés à ces titres avant l’autorisation de l’opération.
Par ailleurs, certaines situations échappent à l’obligation de standstill et de notification, et sont ainsi hors du champ du contrôle des concentrations. Il s’agit notamment des opérations étant inhérentes à l’activité de certaines institutions financières ou entreprises d’assurance (v. article 3(5)).
Pour caractériser un gun jumping, l’opération concernée doit, en tout ou en partie, contribuer au changement durable de contrôle de l’entreprise cible. Ainsi, tous les actes préparatoires accomplis unilatéralement par la cible, qui ne manifestent cependant aucune acquisition de contrôle de la part du tiers acquéreur, ne constituent pas une violation de l’obligation de standstill.
La forme la plus classique de gun jumping est le transfert de la propriété des actifs et des droits qui s’y rattachent. En dehors de cette hypothèse, le gun jumping peut être caractérisé dès lors que l’acquéreur exerce avant la date d’autorisation une influence déterminante sur la cible, influence qui peut découler d’éléments de droit ou de fait tels que (i) la prise de décisions stratégiques pour le compte de la cible, (ii) la mise en œuvre de relations commerciales qui correspond en réalité aux effets attendus de l’opération ou encore (iii) des échanges d’informations stratégiques qui permettent l’exercice d’une surveillance par l’acquéreur sur la cible. Ces échanges d’informations peuvent notamment avoir lieu lors de la préparation de l’intégration des groupes.
Aussi, lorsque les parties à une opération sont concurrentes sur un marché, certains comportements pendant la phase de pré-closing peuvent tomber sous le coup de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ou de ses équivalents nationaux, prohibant les accords, décisions et pratiques concertées restrictifs de concurrence. Après une période d’incertitude sur le fondement applicable, la Cour de Justice de l’Union européenne a clarifié dans son jugement Ernst & Young que toutes les actions de pré-autorisation contribuant à un changement durable dans le contrôle de la cible pouvaient être sanctionnées comme gun jumping, alors que tous autres comportements, qui ne contribueraient pas à un tel changement de contrôle, mais qui constitueraient des coordinations anticoncurrentielles entre les parties notifiantes, seraient sanctionnées au titre de l’article 101 TFUE.
Que ce soit au titre d’un gun jumping ou d’une violation de l’article 101 TFUE, la sanction peut prendre la forme d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 10% du chiffre d’affaire mondial de l’entreprise. Elle est applicable même si l’opération en cause ne posait aucune difficulté au regard du droit de la concurrence et peut également être prononcée après que l’opération ait été autorisée par les autorités de concurrence compétentes.
En l’absence de toute notification, l’autorité de concurrence peut cumuler les sanctions, au regard de l’obligation de notification et du respect de la période de suspension (CJUE, 4 mars 2020, aff. C-10/18P, Mowi ASA c. European Commission). A ce titre, la Cour de Justice a eu l’occasion de rappeler que le principe non bis in idem ne fait pas obstacle à ce cumul de sanctions, dès lors que l’un des textes prescrit une obligation de faire (de notifier) alors que l’autre impose une obligation de ne pas faire (ne pas mettre en œuvre la transaction). A l’inverse, une opération qui aurait été notifiée mais mise en œuvre avant l’autorisation des autorités de concurrence sera elle sanctionnée uniquement au regard de l’obligation de standstill.
Par ailleurs, en présence d’un gun jumping, les autorités de concurrence peuvent adopter des mesures provisoires ou définitives pour exiger le démantèlement de la concentration dans le cas où elle aurait été déclaré incompatible. Bien que cet outil n’ait jusqu’à présent jamais été utilisé, la commissaire Vestager n’a pas exclu son utilisation à l’avenir.
Afin d’éviter toute sanction au titre du gun jumping, particulièrement dans les actes accomplis pendant la phase de pré-closing, il est recommandé aux entreprises d’avoir recours à des clean teams ou des black box, permettant de s’assurer que les échanges d’informations rendus nécessaires par la préparation de l’opération ne permettent pas à l’acquéreur, ou plus généralement aux parties, de prendre part aux décisions stratégiques des autres parties, en cessant d’agir comme concurrents.
L’accent doit également être porté sur le contenu des SPAs et plus particulièrement des clauses dites covenants ayant pour but de protéger la valeur de la cible entre la signature et le closing. Certaines clauses peuvent notamment contenir une obligation de gestion selon « le cours normal des affaires » ou l’interdiction de réaliser des investissements au-delà d’un certain montant. Sur ce point, la jurisprudence (v. notamment la décision Altice) ne remet pas en cause le principe ou la rédaction de ce type de clauses, dès lors qu’elles traduisent la seule volonté de l’acheteur de préserver la valorisation de la cible et donc sont limitées et proportionnées aux décisions susceptibles d’avoir un impact significatif sur sa valeur (e.g. vigilance des autorités concernant les seuils utilisés pour approuver une cession, ou concernant les clauses permettant une « gestion courante » de la cible).