Le lien territorial
Aux Etats Unis, la notion d’extraterritorialité du droit de la concurrence a été poussée très loin dans l’arrêt Alcoa. Dans cet arrêt, le juge Hand a estimé que tout comportement anticoncurrentiel par des entreprises localisées à l’extérieur du territoire des Etats Unis était régi par le droit américain, dans la mesure où un tel comportement avait pour objet d’affecter le commerce des Etats Unis et lui portait atteinte.
En réaction à cet arrêt qui suggérait que le droit américain s’appliquait à tout accord conclu à l’étranger entre étrangers restreignant la concurrence sur le marché américain « quelque indirects, lointains ou négligeables que puissent être tant les rapports de l’accord avec ledit marché, que ses conséquences dans celui-ci », différent pays ont adopté des « lois de blocage » interdisant à leurs entreprises de coopérer à une enquête antitrust étrangère.
Ces conflits ont poussé les Etats, d’une part, à développer la coopération internationale dans l’application du droit de la concurrence afin de limiter les conflits associés à l’application extraterritoriale unilatérale de ce droit et, d’autre part, à exercer une certaine retenue dans la mise en œuvre extraterritoriale de leur droit de la concurrence.
Parmi les moyens de coopération figurent les principes de courtoisie positive et négative. La courtoisie positive suppose qu’un pays examine la demande que lui adresse un autre pays en vue d’engager ou d’élargir une procédure d’application de ses réglementations afin de mettre un terme à une pratique gravement préjudiciable aux intérêts du pays requérant. La courtoisie négative suppose qu’un pays s’engage à tenir compte des intérêts importants d’un pays tiers dans l’application de ses propres règles concurrence. Par exemple, l’accord de coopération CE/EU de 1991 en matière de concurrence comprend en son article V des règles de courtoisie positives complétées par un accord de 1998.
Dans les années qui suivirent l’arrêt Alcoa, la jurisprudence américaine a témoigné d’une certaine hésitation quant à l’étendue des effets et la nature de l’objet nécessaires pour que le Sherman Act soit applicable à une pratique étrangère. Dans l’affaire Timberlane Lumber Co. v. Bank of America, la cour d’appel du 9ième circuit a estimé que le test de l’effet résultant de la jurisprudence Alcoa était incomplet car il ne prenait pas en compte les intérêts légitimes du pays tiers ou la nature globale des relations entre le pays tiers et les Etats Unis. La Cour d’appel a proposé un test incluant notamment la question de savoir si, au regard des principes de courtoisie et de loyauté, la pratique devrait être considérée comme tombant sous le coup du droit antitrust américain.
En 1982 le Foreign Trade Antitrust Improvements Act (FTAIA) a tenté d’unifier la jurisprudence tout en limitant la portée de l’extraterritorialité du droit antitrust américain. Il impose deux conditions pour l’applicabilité du Sherman Act à une pratique étrangère : la pratique doit avoir un effet direct, substantiel et raisonnablement prévisible sur le marché américain et cet effet doit « donner lieu à plainte » au titre du Sherman Act.
En Europe, dans son arrêt « Matières colorantes », la Cour de Justice a retenu que « Lorsqu’une société établie dans un État tiers, en se prévalant de son pouvoir de direction sur ses filiales établies dans la Communauté, fait appliquer par celles-ci une décision de hausse de prix dont la réalisation uniforme avec d’autres entreprises constitue une pratique interdite par l’article 85, paragraphe 1, du traité CEE, le comportement des filiales doit être imputé à la société mère ».
Dans l’arrêt « pâtes de bois », la Cour de Justice, sans se référer directement à la doctrine des effets a précisé : « (….) qu’une infraction à l’article 85, telle que la conclusion d’un accord qui a eu pour effet de restreindre la concurrence à l’intérieur du marché commun, implique deux éléments de comportement, à savoir la formation de l’entente et sa mise en œuvre. Faire dépendre l’applicabilité des interdictions édictées par le droit de la concurrence du lieu de la formation de l’entente aboutirait à l’évidence à fournir aux entreprises un moyen facile de se soustraire auxdites interdictions. Ce qui est déterminant est donc le lieu où l’entente est mise en œuvre ».
Cette distinction a permis à la Cour de Justice d’affirmer que l’application de l’article 85 du Traité de Rome en l’espèce dépendait nécessairement du lieu où l’entente avait été mise en œuvre par opposition au lieu où l’entente avait été conclue.
Les effets extraterritoriaux de la mise en œuvre d’un droit national
Pour illustrer les conséquences extraterritoriales de la mise en œuvre du droit de la concurrence par un Etat et les limites de la courtoisie positive on peut se référer à la décision de 2016 de l’Autorité de la concurrence Coréenne (KFTC) imposant des sanctions à la société Qualcomm pour abus de ses conditions de licence d’un brevet essentiel (BEN) dans le domaine de la téléphonie mobile et lui enjoignant de négocier des accords de licence avec des preneurs de licence Qualcomm disposés à respecter des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (FRAND). L’injonction de la KFTC s’appliquait au portefeuille mondial de brevets de Qualcomm, déposés en Corée ou dans d’autres pays, et couvrait l’ensemble des preneurs de licence disposés à accepter les conditions FRAND. La KFTC a retenu qu’ « étant donné qu’il est difficile et inefficace de différencier le marché coréen des marchés étrangers aux fins de l’application de l’injonction corrective imposant à Qualcomm de mettre fin aux effets anticoncurrentiels de son comportement, il est raisonnable de ne pas limiter l’injonction corrective et son champ d’application au seul territoire coréen et aux brevets déposés en Corée pour obtenir l’effet visé de mettre effectivement un terme aux effets anticoncurrentiels sur le marché coréen. » La KFTC a estimé que les considérations relatives à la courtoisie internationale n’avaient pas lieu d’être puisqu’aucune procédure d’application du droit n’avait été engagée par un pays étranger (interprétation restrictive de la notion de courtoisie positive) .