Pratiques anticoncurrentielles
En matière de pratiques anticoncurrentielles, la prise en compte des gains d’efficience prend la forme d’une exemption de la prohibition de certaines pratiques, prévue tant par le code de commerce et que par le TFUE.
En effet, l’article L. 420-4 du code de commerce dispose que les pratiques d’ententes et d’abus de position dominante ne sont pas prohibées si « les auteurs peuvent justifier qu’elles ont pour effet d’assurer un progrès économique, y compris par la création ou le maintien d’emplois, et qu’elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause. Ces pratiques (…) ne doivent imposer des restrictions à la concurrence, que dans la mesure où elles sont indispensables pour atteindre cet objectif de progrès. »
Quant au TFUE, pour les ententes, l’article 101 prévoit en son paragraphe 3 qu’elles sont autorisées si elles « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs ; b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence. » Le TFUE ne prévoit pas de disposition analogue concernant les abus de position dominante (article 102).
Bien que la prise en compte des gains d’efficience soit régulièrement invoquée par des entreprises mises en cause, cet argument prospère rarement car les éléments avancés arrivent rarement à répondre aux standards attendus.
Concentrations
Ceux qui initient une concentration, investisseurs ou dirigeants d’entreprise, la motivent le plus souvent par la création de valeur pour les entités concernées. Or cette valeur peut avoir pour origine soit la réduction de l’intensité concurrentielle, soit des gains d’efficience. Cette dimension de l’analyse d’une concentration a été formalisée dans la théorie économique par Williamson en 1968, qui avançait qu’il y a un arbitrage entre les gains d’efficience et la baisse du surplus des consommateurs (suite à la hausse du prix ou à la réduction de la qualité) issus de la concentration. Une opération de concentration doit alors être acceptée dès lors qu’elle a pour effet d’accroître le bien-être global, et rejetée dans le cas contraire. Cette approche, fondée sur le surplus global, permet de justifier une concentration qui pénaliserait les consommateurs (suite à la hausse du prix) mais entraînerait de forts gains d’efficience pour les entreprises. Elle ignore néanmoins les questions de distribution du bien-être, qui conduisent souvent à ne retenir que le surplus du consommateur.
Si la prise en compte des gains d’efficience issus des concentrations est bien mentionnée dans les textes qui fondent le contrôle des concentrations, cette prise en compte est limitée dans la pratique décisionnelle.
En droit français, la loi n° 77-806 du 19 juillet 1977 disposait en son article 4 qu’une concentration ne pouvait être interdite si elle apportait « au progrès économique et social une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence » qu’elle impliquait. L’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 reprenait ce principe d’analyse en des termes très similaires dans son article 41 : « le Conseil de la concurrence apprécie si le projet de concentration ou la concentration apporte au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence. » Depuis la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001, dans un contexte où le contrôle des concentrations s’est élargi en devenant préalable et obligatoire, la prise en compte des gains d’efficience n’est plus prévue que pour les opérations soumises à un examen approfondi. Ainsi l’article L. 430-6 du code de commerce dispose que l’Autorité de la concurrence « apprécie si l’opération apporte au progrès économique une contribution suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence. »
En droit de l’Union, l’efficience économique est mentionnée à l’article 2 du règlement n° 139/2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises parmi les éléments dont la Commission doit « tenir compte » afin d’apprécier la concentration : « (…) l’évolution du progrès technique et économique pour autant que celle-ci soit à l’avantage des consommateurs et ne constitue pas un obstacle à la concurrence. » La notion de « gains d’efficacité », utilisée de manière équivalente à celle de gains d’efficience, est développée dans les lignes directrices de la Commission, tant pour les opérations horizontales que non-horizontales. Ainsi les lignes directrices sur l’appréciation des concentrations horizontales présentent clairement l’analyse des concentrations comme un arbitrage : « Dans son appréciation globale d’une concentration, la Commission analyse les arguments tirés des gains d’efficacité, preuves à l’appui. Elle peut décider que, sur la base des gains d’efficacité que l’opération procurerait, il n’y a pas lieu de déclarer la concentration incompatible avec le marché commun en vertu de l’article 2, paragraphe 3, du règlement sur les concentrations. Tel sera le cas lorsque la Commission est en position de conclure, sur la base de preuves suffisantes, que les gains d’efficacité générés par l’opération seront à même d’accroître la capacité et l’incitation de l’entité issue de l’opération à adopter un comportement favorable à la concurrence au bénéfice des consommateurs et, par là même, de contrer les effets anticoncurrentiels que la concentration risquerait, dans le cas contraire, de produire. » (paragraphe 77). La prise en compte des gains d’efficacité est soumise à trois critères cumulatifs : les gains doivent être à l’avantage des consommateurs, être propres à la concentration et être vérifiables.
Les lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations de juillet 2020 consacrent de longs développements à l’efficience économique, dans une partie intitulée « contributions au progrès économique » (paragraphes 767 à 784). Dans le cadre d’un examen de phase II, le principe est qu’il incombe aux parties de construire un argumentaire étayé et quantifié démontrant que les gains d’efficacité économique de l’opération sont susceptibles de contrebalancer ses effets anticoncurrentiels et de fournir tous les éléments de preuve utiles pour soutenir cette démonstration (paragraphe 768). Le paragraphe 770 détaille les critères d’analyse, très proches de ceux dégagés en droit européen :
« La jurisprudence du Conseil d’État et la pratique décisionnelle de l’Autorité permettent de dégager trois critères applicables à la prise en compte des gains d’efficacité économique :
– ces gains doivent être quantifiables et vérifiables ;
– ils doivent être spécifiques à la concentration ;
– une part de ces gains doit être transférée aux consommateurs. »
Les lignes directrices détaillent ensuite différentes sources de gains d’efficience susceptibles d’être pris en compte (baisse des coûts, amélioration de la qualité des produits et services offerts aux consommateurs, amélioration des capacités d’innovation, etc.).
Le deuxième critère a par exemple été mentionné par le Conseil d’État dans l’affaire Wienerberger (CE, 3e et 8e sect., 5 novembre 2014, Société Wienerberger, n° 373065, au recueil). Le troisième critère exclut quant à lui les avantages ne bénéficiant qu’aux parties, comme l’a indiqué le Conseil d’État dans une décision de 1999 (CE, sect., 9 avril 1999, n° 201853, Société Coca-Cola Company, au recueil).
Les gains d’efficience allégués par les entreprises atteignent rarement le niveau de preuve imposé par cette jurisprudence et sont donc rarement intégralement retenus par l’Autorité de la concurrence. Ainsi, dans la décision n° 20-DCC-38 du 28 février 2020 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Hexagone Santé Méditerranée et de la SCI Bonnefon-Carnot par le groupe Elsan, la partie notifiante mettait en avant des économies (liées à de meilleures conditions d’achat et à des baisses de coûts fixes) et une amélioration de la qualité des soins. Au terme d’une analyse serrée, l’Autorité a retenu comme seul gain remplissant l’ensemble des critères de la jurisprudence l’amélioration de la qualité des soins obstétriques (paragraphe 329 de la décision). Si ces gains n’étaient pas en tant que tels suffisants pour compenser l’ensemble des risques concurrentiels identifiés (paragraphe 330), ils ont été pris en compte dans l’analyse de l’adéquation des remèdes proposés par la partie notifiante (voir notamment les paragraphes 357 et 386 de la décision), ce qui a permis au final à l’Autorité d’accepter l’opération.