1) Effet direct des dispositions des traités constitutifs de l’Union européenne
C’est au sujet d’une règle du traité CEE que la Cour de justice a, pour la première fois, pris position à ce sujet. Interrogée sur la question de savoir « si l’article 12 du traité CEE a un effet interne, en d’autres termes, si les justiciables peuvent faire valoir, sur la base de cet article, des droits individuels que le juge doit sauvegarder », la Cour de justice a dégagé une théorie de l’effet direct tout en répondant à la question posée de manière affirmative (CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos, 26/62, Rec. p. 1).
Procédant à une interprétation téléologique et systémique du traité, la Cour de justice a constaté que la Communauté constituait « un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les peuples sont non seulement les Etats membres mais également leurs ressortissants ». Elle en a en tiré comme conséquence que « le droit communautaire, indépendant de la législation des Etats membres, de même qu’il crée des charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique ».
Une telle reconnaissance de l’effet direct devait être opérée non pas en fonction des titulaires de droits expressément visés mais du type d’obligation imposée aux Etats membres. Dans cette perspective, la Cour s’attache à la clarté et à l’inconditionnalité de l’obligation.
En droit de la concurrence, les dispositions du traité CEE, devenu traité CE et désormais traité FUE, qui imposent des obligations claires, précises et inconditionnelles ont été reconnues d’effet direct par la Cour de justice.
Ainsi en est-il de l’article 108, § 2, alinéa 3, dernière phrase, du traité FUE en matière d’aides d’Etat qui dispose que « L’Etat membre intéressé ne peut mettre à exécution les mesures projetées, avant que cette procédure ait abouti à une décision finale » (CJCE, 11 décembre 1973, Lorenz, 120/73, Rec. p. 1471, att. 8).
En revanche, les dispositions du traité qui laissent une marge d’appréciation discrétionnaire aux institutions européennes ou aux Etats membres ne peuvent pas être reconnues d’effet direct. L’article 108, § 1 et 2, du traité FUE ne crée ainsi pas de droits directement invocables par les entreprises (CJCE, 15 juillet 1964, Costa, 6/64, Rec. p. 1141, spéc. p. 1162).
L’effet direct des dispositions des traités constitutifs peut même être revendiqué et reconnu dans les litiges entre personnes privées, ce qui est fréquent dans le droit des pratiques anticoncurrentielles. Ainsi, la Cour de justice a considéré que les articles 85, § 1, et 86 du traité CEE, devenus 101, § 1, et 102 du traité FUE se prêtaient, par leur nature même, à produire des effets directs dans les relations entre particuliers (CJCE, 30 janvier 1974, BRT, 127/73, Rec. p. 51, point 16 ; CJUE, 12 décembre 2019, Otis Gesellschaft et a., C-435/18, EU:C:2019:1069, point 21).
La Cour de justice a précisé que l’article 101 du traité FUE constitue une disposition d’ordre public, indispensable à l’accomplissement des missions confiées à l’Union européenne, qui doit être appliquée d’office par les juridictions nationales (CJCE, 1er juin 1999, Eco Swiss, C-126/97, Rec. p. I 3055, points 36 et 39 ; CJCE, 4 juin 2009, T-Mobile Netherlands, C-8/08, Rec. p. 4529, point 49).
Une des conséquences de la reconnaissance de l’effet direct de telles dispositions du traité FUE, tirées de leur effet utile, consiste en une possibilité pour toute personne d’obtenir réparation du dommage que lui aurait causé un contrat ou un comportement faussant le jeu de la concurrence (CJCE, 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C 453/99, Rec. p. I 6297, point 26).
2) Effet direct des dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne impose des obligations non seulement aux institutions de l’Union européenne mais également aux Etats membres dès lors que, conformément à l’article 51 de la Charte, ceux-ci mettent en œuvre le droit de l’Union européenne.
Une distinction est à opérer entre les droits et les principes, ces derniers devant être mis en œuvre par des actes pris par les institutions européennes et par les Etats membres pour produire leurs effets. De tels principes ne sont pas suffisants, en tant que tels, pour être d’effet direct devant les juridictions nationales, leur invocation devant les juridictions n’étant admise, conformément à l’article 52, § 5, de la Charte, que « pour l’interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes ».
En revanche, les droits, considérés comme tels, sont invocables devant les juridictions nationales. Des entreprises peuvent ainsi agir contre une autorité nationale en raison d’une prétendue violation de droits fondamentaux consacrés par la Charte. Il est également possible que certaines dispositions de la Charte créatrices de droits fassent l’objet d’une invocation dans les litiges opposant plusieurs entreprises devant les juridictions nationales.] C-8/08, Rec. p. 4529, point 49).
3) Effet direct des dispositions des actes des institutions de l’Union européenne
Les actes des institutions de l’Union européenne prennent différentes formes : règlements, directives, décisions, recommandations, avis et divers actes atypiques telles que les communications.
S’agissant du règlement auquel l’article 288, alinéa 2, du traité FUE attribue une force obligatoire et une « portée générale » et précise qu’il est « directement applicable dans tout Etat membre », la Cour de justice lui a reconnu un effet direct en raison de sa nature même et de sa fonction dans le système (CJCE, 14 décembre 1971, Politi, 43/71, Rec. p. 1039, att. 9).
Sollicitée au sujet de l’effet direct de l’article 5 du règlement (CE) n° 1/2003, la Cour de justice a reconnu l’effet direct de cette disposition en se fondant sur la lettre du traité (CJUE, 3 mai 2011, Tele2 Polska, C-375/09, Rec. p. I-3055, point 34), sans examiner les critères de clarté, de précision et d’inconditionnalité.
S’agissant de la décision, l’article 288, alinéa 4, du traité FUE lui attribue un caractère obligatoire dans tous ses éléments. Lorsqu’elle désigne des destinataires, ce qui est le cas le plus fréquent, elle n’est obligatoire que pour eux. Il en résulte qu’elle crée alors des droits et des obligations à l’égard de leurs destinataires, sans préjudice de droits qu’elle pourrait créer au profit de tiers. La Cour de justice leur a reconnu un effet direct (CJCE, 6 octobre 1970, Grad, 9/70, Rec. p. 825, att. 5).
En droit de la concurrence, c’est par voie de décision que la Commission fait connaître sa position aux Etats membres au sujet des aides d’Etat envisagées et inflige des amendes aux entreprises qui ont eu des comportements anticoncurrentiels répréhensibles. De telles décisions adressées à leurs destinataires créent des droits et des obligations à l’égard de leurs destinataires qui seront en mesure de s’en prévaloir devant les juridictions nationales compétentes.
S’agissant de la directive qui, en vertu de l’article 288, alinéa 3, du traité FUE lie « tout Etat membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens », la question prend une tout autre ampleur. La Cour s’est fondée sur l’effet contraignant et « l’effet utile » de la directive pour reconnaître des effets directs à ses dispositions dès lors que la nature, l’économie et les termes de celles-ci s’y prêtent (CJCE, 4 décembre 1974, Van Duyn, 41/74, Rec. p. 1337, point 12).
Il convient d’appliquer la grille d’analyse fondée sur la clarté, la précision et l’inconditionnalité des dispositions invoquées afin de contester toute disposition nationale contraire ou de se faire appliquer les droits définis par la directive (CJCE, 19 janvier 1982, Becker, 8/81, Rec. p. 53, point 25). La Cour de justice a considéré plus tard que la directive n’avait pas un caractère contraignant à l’égard des personnes privées (CJCE, 14 juillet 1994, Faccini Dori, C-91/92, Rec. p. I-3325, points 22 à 25), ce qui a permis à la doctrine d’affirmer que la directive n’avait pas d’effet direct horizontal.
En droit de la concurrence, les directives n’ont pas été un instrument privilégié par les institutions de l’Union européenne compte tenu de la centralisation de la politique de la concurrence qui avait été décidée initialement. La modernisation du droit européen de la concurrence qui conduisit à la mise en place du réseau européen de la concurrence amena les institutions à repenser l’usage de leurs instruments normatifs et à adopter une importante directive 2014/104/UE relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l’Union européenne. La Cour de justice a été amenée à interpréter les articles 21 et 22 de cette directive en vue d’en déterminer l’applicabilité au litige mais n’a pas eu à se prononcer expressément sur leur effet direct (CJUE, 28 mars 2019, Cogeco Communications, C-637/17, EU:C:2019:263, point 24). Nul doute que des questions seront posées à l’avenir à ce sujet. La Cour de justice appréciera chacune des dispositions invoquées à l’aune de ses critères de clarté, de précision et d’inconditionnalité.
S’agissant enfin des avis et recommandations qui, aux termes de l’article 288, alinéa 5, du traité FUE ne lient pas, la Cour de justice leur dénie tout effet direct, les juges nationaux étant seulement tenus de les prendre « en considération » (CJCE, 13 décembre 1989, Grimaldi, C-322/88, Rec. p. 4407, point 19).
A ces actes unilatéraux des institutions, il convient d’ajouter les actes atypiques, en ce sens qu’ils ne sont pas visés par l’article 288 du traité FUE. Nombreux en droit de la concurrence, ces actes nés de la pratique des institutions visent le plus souvent à préciser une position exprimée dans un texte de droit dérivé ou dans le traité constitutif.
Les actes atypiques tels que les communications de la Commission peuvent servir de fondement à une revendication d’une entreprise dans un litige qui l’oppose à l’institution auteur de l’acte. Par une communication, son auteur s’auto-limite dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation et ne saurait dès lors se départir du contenu de la communication sans violer des principes généraux, en particulier celui de confiance légitime (CJUE, 28 juin 2015, Dansk Rorindustri et a. c/ Commission, C-189/02 P, C-202/02 P, C-205/02 P à C-208/02 P et C-213/02 P, Rec. p. 5425, point 211). En revanche, dans un litige opposant une entreprise à un Etat membre et a fortiori à une autre entreprise, il ne sera pas possible de faire produire des effets contraignants à de tels actes.
La Cour de justice a considéré que ni la communication sur la coopération ni la communication sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur les ententes ne sont contraignantes à l’égard des Etats membres (CJUE, 20 janvier 2016, DHL Express et DHL Global Forwarding, C-428/14, EU:C:2016:27, point 21), ce qui les prive d’effet direct. De même, elle a souligné que la communication de minimis n’avait pas vocation à lier les juridictions des Etats membres (CJUE, 13 décembre 2012, Expedia, C-226/11, EU:C:2012:795, point 27), ce qui n’empêche nullement les juridictions nationales d’en tenir compte conformément à l’interprétation qu’en donne la Cour de justice.
4) Effet direct des dispositions des accords internationaux liant l’Union européenne
L’Union européenne est liée par de multiples accords internationaux multilatéraux ou bilatéraux conclus avec des Etats tiers ou des organisations internationales.
Ce sont des dispositions d’un accord multilatéral, celles du GATT dans sa version initiale, qui ont donné lieu aux premières prises de position de la Cour de justice en termes d’invocabilité devant les juridictions nationales. A leur sujet, la Cour de justice a considéré qu’il fallait que la disposition de l’accord invoquée engendre « pour les justiciables de la Communauté le droit de s’en prévaloir en justice » (CJCE, 12 décembre 1972, International Fruit Co. et a., 21/72 à 24/72, att. 8). La Cour de justice a conclu que tel n’était pas le cas en raison de l’esprit, de l’économie et des termes de l’Accord général. Cette jurisprudence a été réaffirmée au sujet de l’OMC, en dépit de la création de l’Organe de règlement des différends (CJCE, 1er mars 2005, Léon Van Parys NV2, C-377/02, Rec. p. I-1465, points 38 et s)
La Cour de justice admet fréquemment l’effet direct de certaines dispositions des accords bilatéraux conclus avec des Etats tiers. Une disposition d’un tel accord doit être considérée d’effet direct lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu’à l’objet et à la nature de l’accord, elle comporte une obligation claire et précise qui n’est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’aucun acte ultérieur (CJCE, 27 septembre 2001, Gloszczuk, aff. C-63/99, EU:C:2001:488, point 30).
Les accords bilatéraux comportant des dispositions en matière de droit de la concurrence devraient donner à ce type de raisonnement.
5) Effet direct de la jurisprudence et des principes généraux du droit de l’Union européenne
La question de savoir si la jurisprudence des juridictions de l’Union européenne a ou non un caractère normatif a souvent été posée. La jurisprudence impose des obligations qui n’ont pas toujours été établies dans les textes et créent corrélativement des droits au profit des différents sujets de droit. Il suffit de faire référence à la jurisprudence concernant la compensation des charges de service public ou aux restrictions de concurrence « par objet » pour mesurer l’importance des apports jurisprudentiels qui devraient, en tant que tels, faire l’objet d’invocations devant les juridictions nationales (V. au sujet de la restriction par l’objet, CJUE, 26 novembre 2015, Maxima Latvija, C-345/14, EU:C:2015:784, points 16 à 24).
Dans le prolongement de la jurisprudence, parce qu’ils en sont issus, les principes généraux de droit dégagés par les juridictions de l’Union européenne ont un caractère normatif en ce qu’ils créent des droits (sécurité juridique, confiance légitime, égalité, etc.) et des obligations corrélatives qui s’imposent aux Etats membres agissant dans le champ du droit de l’Union européenne. La reconnaissance par cette voie de droits fondamentaux en est une illustration remarquable.