Le Tribunal de l’Union européenne, dans son arrêt Qualcomm de 2022, a considéré en s’appuyant notamment sur d’autres jurisprudences de la Cour de justice (not. CJCE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche c/ Commission, aff. 85/76) que le « destinataire d’une décision constatant qu’il a commis une infraction aux règles de la concurrence doit avoir été mis en mesure, au cours de la procédure administrative, de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits et des circonstances qui lui sont reprochés ainsi que sur les documents retenus par la Commission à l’appui de son allégation de l’existence d’une telle infraction » (Trib. UE, 15 juin 2022, Qualcomm c/ Commission, aff. T-235/18, pt 159, s’appuyant sur CJUE, 25 octobre 2011, Solvay c/ Commission, aff. C-109/10 P, pt 53). Le droit européen de la concurrence considère ainsi que la garantie des droits de la défense requiert que l’entreprise mise en cause ait eu accès au dossier et ait pu faire connaître son point de vue dans le cadre de la procédure contradictoire.
En effet, le respect des droits de la défense dans toute procédure susceptible d’aboutir à des sanctions constitue un principe fondamental du droit européen, qui doit être observé, même s’il s’agit d’une procédure de caractère administratif (Hoffmann-La Roche, préc.). Le respect des droits de la défense fait dès lors partie des éléments sur lesquels porte le contrôle juridictionnel exercé par le Tribunal et la Cour permettant d’annuler toute décision ou procédure qui porterait atteinte auxdits droits (il y a violation des droits de la défense lorsqu’il existe une possibilité que, en raison d’une irrégularité procédurale commise par la Commission, la procédure administrative menée par elle ait pu aboutir à un résultat différent ; Qualcomm, préc., pt 160).
Le standard applicable est d’autant plus exigeant que le droit de la concurrence de l’UE revêt une nature quasi pénale. La présomption d’innocence, qui est un principe général du droit de l’Union et qui est énoncée à l’article 48, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux, s’applique aux procédures de concurrence dans la mesure où celles-ci sont susceptibles d’aboutir à la prononciation d’amendes ou d’astreintes (CJUE, 22 novembre 2012, E.ON c/ Commission, aff. C-89/11 P, pt 73).
Les droits de la défense ont pour les entreprises des traductions pratiques en termes d’information : notification des griefs, communication des pièces, échanges avec les autorités nationales ou européennes et surtout respect du principe du contradictoire dans la mesure où la notion d’information est consubstantielle au contradictoire.
Le principe du contradictoire s’applique ainsi en droit interne de la concurrence dès l’ouverture de la procédure d’instruction, par la notification des griefs aux parties, mises en cause par le rapporteur général. La procédure s’avère en pratique très protectrice des droits de la défense en ce qu’elle concerne la notification des griefs, les observations sur celle-ci, l’envoi d’un rapport aux parties, qui peuvent à ce stade présenter encore des observations aux services d’instruction. Tout au long de la procédure, les auditions et les demandes de renseignements ou de communication de documents sont encadrées et un débat est aussi engagé lors de la séance devant le collège.
Ainsi, les juges européens ont pu affirmer que le « droit d’accès au dossier dans les affaires de concurrence a pour objet de permettre aux destinataires d’une communication des griefs de prendre connaissance des éléments de preuve figurant dans le dossier de la Commission, afin qu’ils puissent se prononcer utilement sur les conclusions auxquelles elle est parvenue, dans sa communication des griefs, sur la base de ces éléments » (TPICE, 30 septembre 2003, Atlantic Container Line e.a. c/ Commission, aff. jtes T-191/98, T-212/98 à T-214/98, pt 334). De plus, si les griefs communiqués évoluent, les parties doivent en être informées. Il est indispensable que l’entreprise mise en cause soit informée des griefs ajoutés ou modifiés de façon qu’elle ait pu y répondre (Trib. UE, 27 juin 2012, Microsoft c/ Commission, aff. T-167/08, pt 184). « [L]a communication aux intéressés d’un complément de griefs n’est nécessaire que dans le cas où le résultat des vérifications amène la Commission à mettre à la charge des entreprises des actes nouveaux ou à modifier sensiblement les éléments de preuve des infractions contestées et non lorsque la Commission remplit son devoir d’abandonner des griefs qui, au vu des réponses à la communication de griefs, se sont révélé[s] mal fondés » (Microsoft, préc., pt 191). Les droits de la défense reposent aussi, sur la base du principe du contradictoire, sur la nécessité d’échanges et sur le droit à être entendu. Ainsi, en cours de procédure, l’autorité chargée de l’application des règles de concurrence doit examiner les éléments de preuve fournis par l’entreprise visant à démontrer que son comportement n’a pas eu les effets allégués (CJUE, 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale, aff. C-377/20, pt 51). Dès lors, l’autorité chargée de l’application des règles de concurrence doit entendre l’entreprise, ce qui implique qu’elle examine, « avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et, notamment, les preuves soumises par cette entreprise » (ibid., pt 52). Cette dernière notion d’impartialité justifie ainsi, par exemple, la séparation fonctionnelle des activités d’enquête et d’instruction de la décision elle-même en matière de sanction des pratiques anticoncurrentielles (Cass. com., 5 octobre 1999, n° 97-15.617 e.a., D. 1999, p. 44, obs. M.-L. Niboyet ; RTD civ. 2000, p. 618, obs. J. Normand ; RTD com. 2000, p. 249, obs. S. Poillot-Peruzzetto).
Il est nécessaire de trouver une position d’équilibre entre d’une part les règles de concurrence fondées sur la protection de l’ordre public économique et l’efficacité et d’autre part la protection des droits de la défense (Arcelin, 2007).
Comme l’affirme la jurisprudence, le droit de la concurrence vise à réprimer les atteintes à la concurrence et ainsi à dissuader les opérateurs économiques de déployer des stratégies de nature à susciter de telles atteintes (CA Paris, 9 avril 2002, Géodis Overseas France, RG 2001/19855, RSC 2003, p. 578, obs. J.-C. Fourgoux ; CEDH, 27 septembre 2011, A. Menarini Diagnostics S.r.l. c/ Italie, n° 43509/08). La judiciarisation de l’application du droit européen de la concurrence par l’intermédiaire du contrôle juridictionnel a contribué à renforcer les droits de la défense. Cependant, cette évolution a également procédé en droit européen de textes internes à la Commission (v. la communication de la Commission concernant les bonnes pratiques relatives aux procédures d’application des articles 101 et 102 du TFUE) et de l’application de la Charte des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette évolution était nécessaire au regard de la nature quasi pénale de la sanction concurrentielle et de la concentration dans les mains des autorités de concurrence des fonctions d’instruction et de jugement.
La mise en avant des droits de la défense au sein des procédures en droit de la concurrence contribue ainsi à renforcer la sécurité juridique (v. CE, Rapport public 2006 – Sécurité juridique et complexité du droit), qui passe donc par la compréhension de la norme, mais surtout par sa stabilité et sa prévisibilité, éléments essentiels de la qualité et de l’acceptabilité de la règle de droit. Cependant, l’activation des arguments reliés au respect des droits de la défense peut également jouer un rôle important dans les stratégies contentieuses mises en œuvre par les défendeurs dans le cadre des contentieux et contribuer à accroître les risques d’annulation de décisions dans des affaires particulièrement complexes. L’adoption de l’approche par les effets et le renforcement des droits de la défense peuvent à ce titre converger pour renforcer la position des entreprises dans les contentieux concurrentiels.