Discrimination par les prix

 

Définition auteur

 

Premier aperçu

La discrimination tarifaire consiste pour un vendeur à pratiquer des prix différents pour un même bien. La modulation tarifaire s’appuie sur des dispositions (ou « propensions ») à payer différentes de la part des acheteurs. L’analyse s’applique également aux biens substituables, c’est-à-dire pas nécessairement strictement identiques : il y aura discrimination si les différences de prix entre ces biens substituables ne sont pas justifiées par des différences de coût, mais par des différences de disposition à payer du côté de la demande.

Sur quoi repose le principe de discrimination par les prix ? Chaque transaction sur le marché donne lieu à une création de valeur, appelée le « surplus collectif ». Cette valeur est partagée entre le vendeur (sous forme de profit) et l’acheteur (sous forme de surplus individuel). En effet, pour qu’une transaction ait lieu, la disposition à payer d’un acheteur, c’est-à-dire le prix limite au-dessus duquel il préfère ne pas consommer, doit être supérieure au prix de la transaction. La transaction dégage alors pour l’acheteur un « surplus individuel », qui est valorisé par l’écart entre sa propension à payer et le prix effectif de la transaction. De son côté, le vendeur dégage un profit, sans lequel il refuserait la transaction. La somme du profit du vendeur et du surplus individuel de l’acheteur forme le surplus collectif.

Dans la quasi-intégralité des cas, les acheteurs ont des propensions à payer différentes, parce qu’ils ont des goûts différents, des moyens financiers différents, ou encore des préférences différentes dans la manière dont ils dépensent leur budget. Un prix unique attirera dans l’échange tous les clients dont la disposition à payer est supérieure ou égale à ce prix, et découragera tous les autres clients.

En ce qui concerne le vendeur, tant que le prix est supérieur au coût marginal de production, il peut toujours baisser son prix, et attirer dans la transaction une frange supplémentaire de clients, ce qui lui crée ainsi une marge additionnelle. Mais c’est au prix d’un sacrifice sur toutes les unités qui auraient pu être vendues au prix initial, et qui dégagent moins de marge à ce nouveau prix. Le prix « unique » d’équilibre est obtenu lorsque tout changement de prix, à la hausse comme à la baisse, diminue le profit total du vendeur.

La discrimination tarifaire consiste pour le vendeur à établir plusieurs prix pour « coller » autant que possible à la fonction de demande, afin de capter le surplus individuel des acheteurs et le transformer en profit pour son propre compte. Dans le cas qui précède, si le vendeur réussit à écouler des unités supplémentaires en baissant son prix à la frange marginale des clients qui ne sont pas entrés dans la transaction au prix initial, il peut augmenter son profit, Pourvu que cette baisse soit exclusivement réservée à ces clients marginaux, et ne profite pas aux clients initiaux. C’est précisément l’objet de la discrimination.

 

Pour aller plus loin

Si la discrimination tarifaire est aussi ancienne que le commerce, on trouve trace de sa formalisation économique dans les travaux de Dupuit (1844) ou de Walras (1874), sous le vocable de « ruse du vendeur ». C’est à l’économiste Pigou (1920) que l’on doit la classification de la discrimination tarifaire en trois degrés.

Le premier degré de la discrimination consiste à pratiquer un prix différencié individuellement, « à la tête du client » en fonction de son élasticité. Aussi appelée « parfaite », cette forme de discrimination est assez difficile à mettre en œuvre dès lors que les prix sont affichés. C’est pourquoi, en pratique, elle n’est possible que via des remises individuelles accordées aux clients, ou via des offres ciblées. Les instruments numériques accroissent les possibilités en la matière. En effet, l’exploitation des données comportementales conduit les entreprises à mieux cerner les préférences individuelles de leurs clients. Et cette connaissance se conjugue avec la capacité de proposer des ristournes individualisées via les applications des smartphones, qui collectent les coupons et permettent leur usage individualisé le cas échéant.

Le deuxième degré de la discrimination consiste à proposer des menus ouverts à tous, jouant essentiellement sur des combinaisons différentes de prix, de qualité, de quantités, de modalités d’accès, et sur lesquels les acheteurs se positionnent en fonction des caractéristiques de leur demande individuelle. Ainsi en est-il des remises quantitatives par exemple, des soldes, des cartes d’abonnement permettant le bénéfice de tarifs unitaires plus modiques, des produits vendus en lot, des tarifs de dernière minute, des tarifs heures pleines/heures creuses. Cela englobe également la différenciation entre les gammes basiques ou plus luxueuses d’un même bien dont les écarts de prix ne sont pas justifiés par les seuls écarts de coûts. Le principe est celui de l’autosélection des clients, et le stratagème fonctionne si le barème attire effectivement les bons clients sur les bonnes offres, c’est-à-dire si les clients prêts à payer plus cher ne se rabattent pas sur les offres à moindre prix. On découvre par exemple dans la littérature du XIXe siècle que la dégradation des conditions de voyage en troisième classe est artificielle, et n’a pour but que de dissuader son usage à ceux qui peuvent l’éviter et voyager en seconde ou en première.

Le troisième degré de la discrimination consiste à segmenter le marché sur des caractéristiques exogènes basées par exemple sur le statut, l’âge ou le sexe. On classe dans le troisième degré les tarifs étudiants ou chômeurs au cinéma, les menus enfants au restaurant, les réductions seniors en croisière, ou encore la différenciation des tarifs pour les hommes ou pour les femmes chez le coiffeur. On peut également y ranger des modulations tarifaires basées sur la localisation géographique ou sur le canal de distribution. Cette forme de discrimination repose sur une analyse de la disposition à payer agrégée du segment de marché en question. Elle est moins efficace que les précédentes, car chaque segment peut comporter en son sein des acheteurs dont les dispositions à payer sont très différentes.

Ces trois degrés de discrimination, qui peuvent être pratiqués de manière conjuguée, ne sont possibles que si les trois conditions suivantes sont simultanément réunies :

  • les demandes sur le marché doivent être hétérogènes – il est certes difficile de trouver des cas où cette condition ne serait pas remplie ;
  • la possibilité de discriminer n’existe qu’en concurrence imparfaite, lorsqu’une entreprise détient suffisamment de pouvoir de marché pour être à même de moduler les écarts entre ses prix et ses coûts marginaux. L’intensité concurrentielle élimine en effet la capacité de discriminer puisqu’elle pousse les prix vers les coûts marginaux ;
  • la discrimination est subordonnée à l’impossibilité ou à la difficulté de revente entre catégories de clients discriminés. En effet, si les étudiants peuvent facilement revendre leur place de cinéma aux non-étudiants, ou si un client disposant d’une remise quantitative peut revendre les dernières unités qu’il achète aux clients primo-accédants, la discrimination devient inopérante pour le vendeur.

Les autorités de concurrence conviennent que par rapport à une situation de prix unique, et à pouvoir de marché donné, la discrimination tarifaire peut être créatrice de valeur (sous forme de hausse du surplus collectif, évoqué supra), puisqu’elle augmente, via la demande, la taille du marché qui accède à l’échange. C’est pourquoi elles n’interdisent pas en tant que telle la discrimination, mais se préoccupent des effets anticoncurrentiels de celle-ci, et en particulier des effets d’éviction qu’elle peut présenter. L’Autorité de la concurrence a publié à ce titre une étude thématique dans son rapport annuel de 2004, et la profondeur de l’analyse montre à quel point le sujet est délicat à trancher.

De manière générale, les autorités de concurrence prohibent la discrimination sur les marchés amont, car elle tend à distordre le jeu concurrentiel sur l’aval. Des différences de prix doivent généralement être justifiées par une efficience basée sur les coûts, différences qui ne relèvent donc plus du champ de la discrimination.

Sur le marché aval, l’analyse est plus prudente. Par exemple, si certaines pratiques sont assez simples à détecter et à prohiber (les effets fidélisant de certaines remises, par exemple, ou la vente en dessous du coût incrémental sur des franges du marché), d’autres, comme les baisses sélectives de prix pratiquées par des entreprises en position dominante, et qui réduisent l’espace économique du concurrent, sont plus complexes à qualifier puisque le jeu concurrentiel a bien pour objectif de faire baisser les prix sur le marché final. Il s’agira donc de mener des analyses ad hoc sur les objectifs poursuivis par un barème discriminatoire, et des effets de long terme qu’il présente.

Enfin, s’il est établi qu’un barème discriminatoire crée généralement plus de valeur qu’un prix unique, il n’en demeure pas moins que le partage de cette valeur créée peut poser question, en dehors des préoccupations de concurrence. En effet, puisque la discrimination repose sur la captation d’une partie du surplus des consommateurs en le transformant en profit pour le vendeur, le bilan de la discrimination pour les consommateurs n’est pas toujours à leur avantage. S’agissant nécessairement d’entreprises en position dominante ou détenant un pouvoir de marché, la discrimination soulève non seulement des questions de concurrence, mais également des problématiques qui relèvent de la régulation, à qui il revient d’équilibrer d’éventuelles carences du marché en matière d’équité tarifaire.

 

Jurisprudences pertinentes

Union européenne

CJUE, 16 mars 2000, Compagnie maritime belge transports c/ Commission, aff. C-395/96, EU:C:2000:132

CJCE, 3 juillet 1991, AKZO c/ Commission, aff. C-62/86, EU:C:1991:286

CJCE, 9 novembre 1983, Michelin c/ Commission, aff. C-322/81, EU:C:1983:313

Trib. UE, 12 juin 2014, Intel c/ Commission, aff. T-286/09, EU:T:2014:547

France

Aut. conc., déc. n° 10-D-38 du 22 décembre 2010 relative à une demande de mesures conservatoires concernant des pratiques mises en œuvre par la société PagesJaunes SA

Cons. conc., avis n° 07-A-17 du 20 décembre 2007 relatif à une demande d’avis de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) sur le dispositif de remises commerciales de La Poste

 

Bibliographie

Cons. conc., « Les remises, rabais et ristournes en droit de la concurrence », in Rapport annuel 2004, Paris, La Documentation française, 2005, p. 85

DUPUIT (J.), « De l’Utilité et sa Mesure », Journal des Économistes, 1853

PIGOU (A. C.), The Economics of Welfare, London, McMillan, 1920 (réimprimé en 1962)

TIROLE (J.), The Theory of Industrial Organization, Cambridge, The MIT Press, 1988 – trad. française, Théorie de l’organisation industrielle, Paris, Economica, tome I, 1993, tome II, 1995.

VARIAN (H. R), « Price discrimination », in Handbook of Industrial Organization, vol. 1, R. Schmalensee et R. Willig (dir.), Amsterdam, North-Holland, 1989, chap. 10

WALRAS (L)., Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale, 1874, œuvre réimprimée et augmentée de la traduction des notes de W. Jaffé, dans le volume VIII des Œuvres économiques complètes, A. et L. Walras, Paris, Economica, 1988

Auteur

  • MAPP-KPMG (Paris)

Citation

Bernard Roy, Discrimination par les prix, Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, Art. N° 86388

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Éditeur Concurrences

Date 1er février 2023

Nombre de pages 842

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Définition institution

Il y a discrimination par les prix lorsque, sur différents segments du marché, la clientèle ne se voit pas appliquer un même prix pour un même bien ou service, alors même que cette différence de prix n’est pas liée à des différences de coûts. La discrimination par les prix n’est efficace que si les clients ne peuvent pas revendre avec profit les biens ou services à d’autres clients. Elle peut prendre de nombreuses formes, parmi lesquelles la modulation des prix en fonction du groupe d’âge, de l’implantation géographique et du type d’utilisateur (par exemple, différenciation des tarifs de l’électricité selon qu’il s’agit d’un particulier ou d’une entreprise). Quand il est possible d’identifier des sous-marchés et de segmenter le marché en consequence, on peut démontrer qu’il est rentable pour l’entreprise de fixer des prix plus élevés pour les marchés sur lesquels la demande est moins élastique. Le résultat peut être un accroissement de la production totale et peut donc avoir un effet proconcurrentiel. La discrimination par les prix peut également être nocive pour la concurrence. Ainsi, une entreprise dominante pourra abaisser ses prix sur certains marchés pour éliminer des concurrents locaux particulièrement dynamiques. Cependant, la discrimination par les prix est-elle véritablement un moyen de restreindre la concurrence ? Cette question est extrêmement controversée. La discrimination par les prix s’observe également dans les industries réglementées par les pouvoirs publics où il est fréquent de pratiquer des prix différents selon la période horaire (tarification des heures de pointe) ou de faire bénéficier de tarifs plus faibles les gros utilisateurs (tarification dégressive). © OCDE

Voir Pratiques discriminatoires

 
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