Si la discrimination tarifaire est aussi ancienne que le commerce, on trouve trace de sa formalisation économique dans les travaux de Dupuit (1844) ou de Walras (1874), sous le vocable de « ruse du vendeur ». C’est à l’économiste Pigou (1920) que l’on doit la classification de la discrimination tarifaire en trois degrés.
Le premier degré de la discrimination consiste à pratiquer un prix différencié individuellement, « à la tête du client » en fonction de son élasticité. Aussi appelée « parfaite », cette forme de discrimination est assez difficile à mettre en œuvre dès lors que les prix sont affichés. C’est pourquoi, en pratique, elle n’est possible que via des remises individuelles accordées aux clients, ou via des offres ciblées. Les instruments numériques accroissent les possibilités en la matière. En effet, l’exploitation des données comportementales conduit les entreprises à mieux cerner les préférences individuelles de leurs clients. Et cette connaissance se conjugue avec la capacité de proposer des ristournes individualisées via les applications des smartphones, qui collectent les coupons et permettent leur usage individualisé le cas échéant.
Le deuxième degré de la discrimination consiste à proposer des menus ouverts à tous, jouant essentiellement sur des combinaisons différentes de prix, de qualité, de quantités, de modalités d’accès, et sur lesquels les acheteurs se positionnent en fonction des caractéristiques de leur demande individuelle. Ainsi en est-il des remises quantitatives par exemple, des soldes, des cartes d’abonnement permettant le bénéfice de tarifs unitaires plus modiques, des produits vendus en lot, des tarifs de dernière minute, des tarifs heures pleines/heures creuses. Cela englobe également la différenciation entre les gammes basiques ou plus luxueuses d’un même bien dont les écarts de prix ne sont pas justifiés par les seuls écarts de coûts. Le principe est celui de l’autosélection des clients, et le stratagème fonctionne si le barème attire effectivement les bons clients sur les bonnes offres, c’est-à-dire si les clients prêts à payer plus cher ne se rabattent pas sur les offres à moindre prix. On découvre par exemple dans la littérature du XIXe siècle que la dégradation des conditions de voyage en troisième classe est artificielle, et n’a pour but que de dissuader son usage à ceux qui peuvent l’éviter et voyager en seconde ou en première.
Le troisième degré de la discrimination consiste à segmenter le marché sur des caractéristiques exogènes basées par exemple sur le statut, l’âge ou le sexe. On classe dans le troisième degré les tarifs étudiants ou chômeurs au cinéma, les menus enfants au restaurant, les réductions seniors en croisière, ou encore la différenciation des tarifs pour les hommes ou pour les femmes chez le coiffeur. On peut également y ranger des modulations tarifaires basées sur la localisation géographique ou sur le canal de distribution. Cette forme de discrimination repose sur une analyse de la disposition à payer agrégée du segment de marché en question. Elle est moins efficace que les précédentes, car chaque segment peut comporter en son sein des acheteurs dont les dispositions à payer sont très différentes.
Ces trois degrés de discrimination, qui peuvent être pratiqués de manière conjuguée, ne sont possibles que si les trois conditions suivantes sont simultanément réunies :
- les demandes sur le marché doivent être hétérogènes – il est certes difficile de trouver des cas où cette condition ne serait pas remplie ;
- la possibilité de discriminer n’existe qu’en concurrence imparfaite, lorsqu’une entreprise détient suffisamment de pouvoir de marché pour être à même de moduler les écarts entre ses prix et ses coûts marginaux. L’intensité concurrentielle élimine en effet la capacité de discriminer puisqu’elle pousse les prix vers les coûts marginaux ;
- la discrimination est subordonnée à l’impossibilité ou à la difficulté de revente entre catégories de clients discriminés. En effet, si les étudiants peuvent facilement revendre leur place de cinéma aux non-étudiants, ou si un client disposant d’une remise quantitative peut revendre les dernières unités qu’il achète aux clients primo-accédants, la discrimination devient inopérante pour le vendeur.
Les autorités de concurrence conviennent que par rapport à une situation de prix unique, et à pouvoir de marché donné, la discrimination tarifaire peut être créatrice de valeur (sous forme de hausse du surplus collectif, évoqué supra), puisqu’elle augmente, via la demande, la taille du marché qui accède à l’échange. C’est pourquoi elles n’interdisent pas en tant que telle la discrimination, mais se préoccupent des effets anticoncurrentiels de celle-ci, et en particulier des effets d’éviction qu’elle peut présenter. L’Autorité de la concurrence a publié à ce titre une étude thématique dans son rapport annuel de 2004, et la profondeur de l’analyse montre à quel point le sujet est délicat à trancher.
De manière générale, les autorités de concurrence prohibent la discrimination sur les marchés amont, car elle tend à distordre le jeu concurrentiel sur l’aval. Des différences de prix doivent généralement être justifiées par une efficience basée sur les coûts, différences qui ne relèvent donc plus du champ de la discrimination.
Sur le marché aval, l’analyse est plus prudente. Par exemple, si certaines pratiques sont assez simples à détecter et à prohiber (les effets fidélisant de certaines remises, par exemple, ou la vente en dessous du coût incrémental sur des franges du marché), d’autres, comme les baisses sélectives de prix pratiquées par des entreprises en position dominante, et qui réduisent l’espace économique du concurrent, sont plus complexes à qualifier puisque le jeu concurrentiel a bien pour objectif de faire baisser les prix sur le marché final. Il s’agira donc de mener des analyses ad hoc sur les objectifs poursuivis par un barème discriminatoire, et des effets de long terme qu’il présente.
Enfin, s’il est établi qu’un barème discriminatoire crée généralement plus de valeur qu’un prix unique, il n’en demeure pas moins que le partage de cette valeur créée peut poser question, en dehors des préoccupations de concurrence. En effet, puisque la discrimination repose sur la captation d’une partie du surplus des consommateurs en le transformant en profit pour le vendeur, le bilan de la discrimination pour les consommateurs n’est pas toujours à leur avantage. S’agissant nécessairement d’entreprises en position dominante ou détenant un pouvoir de marché, la discrimination soulève non seulement des questions de concurrence, mais également des problématiques qui relèvent de la régulation, à qui il revient d’équilibrer d’éventuelles carences du marché en matière d’équité tarifaire.