Dans un contexte économique caractérisé par un renchérissement majeur des prix et par une hausse constante des coûts de production, le recours aux centrales d’achat amplifie les enjeux concurrentiels. Dans un environnement qui était encore déflationniste, trois rapprochements à l’achat avaient été conclus en 2014 parmi les principaux distributeurs, entre Auchan et Système U, Intermarché et Casino, Carrefour et Provera. Ces alliances ont été redéfinies en 2018, conduisant à ce que les quatre principaux regroupements détiennent 92,2% de parts de marché.
L’appréciation de l’atteinte à la concurrence des centrales d’achat se réalise sous l’angle du droit des ententes. En 2015, l’Autorité a en effet considéré que les centrales ne peuvent être considérées comme une opération de concentration, du fait de « l’absence d’entreprise commune accomplissant de manière durable toutes les fonctions d’une entité économique autonome » (Avis n° 15 A 06 du 31 mars 2015, § 55). L’Autorité s’inscrit en cohérence avec la position du Conseil d’Etat, qui a considéré que la centrale d’achat Opéra n’avait pas les caractéristiques d’une entité économique autonome, notamment parce que les décisions d’achat continuaient à être prises par les maisons-mères et leurs filiales, qui restent présentes en tant qu’acheteurs sur le marché de l’approvisionnement en produits de grande distribution (CE, sect., 31 mai 2000, Société Cora, n° 213161).
Situé sur le terrain des ententes (article 101 TFUE, art. L-420-1 C. Comm), l’appréciation de l’atteinte concurrentielle des centrales d’achat pose des enjeux sous l’angle des effets d’accords de coopération horizontale. Suivant les lignes directrices sur l’applicabilité de l’article 101 TFUE aux accords de coopération horizontale (JOUE du 14.1.2011, C 11/1), « les accords d’achat groupé visent généralement à créer une puissance d’achat susceptible de conduire à une baisse des prix ou à une amélioration de la qualité des produits ou des services pour les consommateurs.Toutefois la puissance d’achat peut aussi poser des problèmes de concurrence » (Ibid, § 194). La Cour de justice n’a pas rendu d’arrêt de principe sur la qualification d’entente en présence de centrales d’achat et a essentiellement statué, hormis le contentieux spécifique des marchés publics, sur la pratique de la vente à perte par des centrales d’achat et sa conformité avec la directive 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales (CJUE, 19 octobre 2017, Europamur Alimentación SA, aff. C-295/16)
Eu égard à ces risques de déséquilibres, la loi "Egalim" du 30 octobre 2018 a octroyé à l’Autorité de la concurrence de nouvelles compétences en matière de rapprochement de centrales d’achat. L’article L. 462-10 C. Comm a introduit une procédure qui s’inspire du droit des concentrations, caractérisée par l’obligation d’informer, au moins quatre moins avant sa mise en œuvre, tout accord entre des entreprises ou des groupes de personnes physiques ou morales exploitant, directement ou indirectement, un ou plusieurs magasins de commerce de détail de produits de grande consommation, ou intervenant dans le secteur de la distribution comme centrale de référencement ou d’achat d’entreprises de commerce de détail, visant à négocier de manière groupée l’achat ou le référencement de produits ou la vente de services aux fournisseurs. L’Autorité réalise un bilan concurrentiel de la mise en œuvre de l’accord, de sa propre initiative ou à la demande du ministre de l’économie. Dans la réalisation de ce bilan concurrentiel, l’Autorité examine si l’accord est de nature à porter une atteinte sensible à la concurrence au sens des articles L. 420-1 et L. 420-2 C. Comm. Elle apprécie si l’accord apporte au progrès économique "une contribution suffisante pour compenser d’éventuelles atteintes à la concurrence, en prenant en compte son impact tant pour les producteurs, les transformateurs et les distributeurs que pour les consommateurs."
Ce dispositif de notification ex ante a donné lieu à deux décisions de l’Autorité, l’une relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la grande distribution à dominante alimentaire par les groupes Auchan, Casino, Metro et Schiever (Décision n° 20-D-13 du 22 octobre 2020), l’autre relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la grande distribution à dominante alimentaire par les groupes Carrefour et Tesco (17 décembre 2020). Des engagements ont été acceptés dans les deux décisions. Dans la première affaire, les enjeux portaient essentiellement sur le marché amont de l’approvisionnement en produits de marques de distributeurs (en raison de la diminution possible de la capacité des fournisseurs à investir et à innover sur le marché) et sur le marché aval de la distribution à dominante alimentaire, compte tenu de l’homogénéisation des produits de marques distributeurs et ces conséquences sur la baisse de la diversité de l’offre dont bénéficient les consommateurs (Ibid., § 113). Dans la seconde affaire, d’importants risques concurrentiels ont été relevés sur les marchés amont, l’Autorité soulignant (§77) des effets de déstabilisation : « en diminuant la marge des fournisseurs, les accords pourraient diminuer à court et à moyen terme leur capacité à investir et à innover, qu’il s’agisse de fournisseurs commercialisant exclusivement des produits marques distributeurs ou de fournisseurs plus diversifiés ».
L’effectivité de ces dispositifs demeure toutefois incertaine et la conduite de l’examen de l’atteinte concurrentiel devra sans doute évoluer avec les mutations du paysage économique. Tout d’abord, les risques de contournement de législation ne sont pas exclus : en localisant des centrales d’achat dans d’autres Etats membres de l’Union, sur le fondement de la liberté d’établissement, les distributeurs peuvent échapper à l’obligation d’examen ex ante. Cette situation rejoint le prononcé d’amendes administratives par la DGCCRF, peut être plus efficaces que le dispositif d’examen. Par exemple, le groupe Intermarché a reçu en février 2022 une amende de 19,2 millions d’euros pour manque de transparence dans des contrats avec ses fournisseurs, incluant une centrale d’achat située en Belgique. Ensuite, la hausse des prix conduit nécessairement à revoir le positionnement des centrales d’achat : dans un contexte où les fournisseurs répercutent très sensiblement les hausses de prix, les centrales d’achat seraient conduites à refuser ces évolutions et à accentuer le rapport de force avec les fournisseurs. Un rapport récent du Sénat met d’ailleurs en évidence la difficulté des centrales à faire face à ce nouveau contexte (Rapport d’information n° 799, 19 juillet 2022). Dans ce contexte, le mode de fonctionnement de ces intermédiaires pourrait sans doute évoluer à la faveur d’une évolution majeure des conditions de négociation et de fixation des prix.