En matière d’amende civile de nature à sanctionner les pratiques restrictives de concurrence, le ministre de l’Économie se montre assez actif, à grand renfort de communiqués et de publicités selon la procédure dite du « name and shame », à l’encontre en particulier des enseignes de la grande distribution, s’agissant principalement du déséquilibre significatif et de l’avantage sans contrepartie ou manifestement disproportionné, moins de rupture brutale des relations commerciales établies où les opérateurs agissent sans le secours d’un tiers, du fait d’une moindre crainte des représailles car ils n’ont, pour ainsi dire, plus grand-chose à perdre (sauf lorsque la rupture risque d’engendrer la disparition d’un agent économique, ce qui influence le marché de manière négative et trouble l’ordre public, not. CA Paris, 8 janv. 2020, n° 18/04493 ; V. plus gén. les bilans annuels de la jurisprudence civile, administrative et pénale établis par la DGCCRF).
L’amende civile prend place parmi un panel de sanctions prévues à l’art. L. 442-4, I C. com. – anc. art. L. 442-6, III –, avec lesquelles elle peut le cas échéant se cumuler, comme la restitution des avantages indûment perçus, la cessation des pratiques, ou la nullité des clauses ou contrats illicites. Mais elle prend une coloration toute particulière, qui s’observe surtout dans la détermination de son montant. En dépit néanmoins de toute indication dans le texte quant à ses critères d’évaluation mis à part l’édiction de plafonds, la dernière réforme par ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 n’ayant pas jugé bon de les préciser, c’est donc à la pratique juridictionnelle qu’il convient de se référer, laquelle opère une lecture de plus en plus « concurrentialiste » directement inspirée du droit des pratiques anticoncurrentielles qui dispose, pour sa part, de critères définis par la loi. Si l’appréciation du montant d’une telle amende relève alors du pouvoir souverain des juges du fond, la Cour de cassation veille malgré tout à ce qu’ils procèdent à une individualisation (not. en cas de condamnation in solidum, Cass. com., 4 oct. 2016, n° 14-28013, Carrefour ; T. com. Paris, 2 sept. 2019, n° 2017050625, Amazon ; 22 févr. 2021, n° 2016071676, Carrefour) et respectent une certaine proportionnalité, conformément aux principes répressifs évoqués plus haut (V. not. Cass. com., 18 oct. 2016, n° 15-13834).
Ceci étant précisé, moyennant une systématisation de la jurisprudence, au premier chef de la Cour d’appel de Paris, plusieurs critères d’évaluation du quantum de l’amende civile peuvent être dégagés. Ainsi celui-ci peut-il être modulé, à la hausse comme à la baisse, selon des facteurs aggravants et atténuants, en fonction :
– de la gravité de la pratique en cause et éventuellement de sa réitération ou de sa persistance (V. not. une société ne changeant pas son comportement ou ses clauses jugées illicites, T. com. Lille, 7 sept. 2011, n° 2009/05105 ; CA Paris, 2 févr. 2012, n° 09/22350 ; T. com. Paris, 13 oct. 2020, n° 2017005123 ; ou, à l’inverse, une société ayant fait preuve de loyauté ou de coopération en faisant évoluer ses pratiques contractuelles en cours de procédure, T. com. Lille, 6 janv. 2010, n° 2009 05184 ; Paris, 29 nov. 2016, n° 2014027403 ; 2 sept. 2019, n° 2017050625) ;
– de ses effets avérés ou non (par ex. CA Paris, 19 avr. 2017, n° 15/24221 ; 16 mai 2018, n° 17/11187, tenant compte de la rétrocession aux consommateurs d’avantages indûment perçus par un distributeur ou du caractère plus sporadique des pratiques qu’allégué au départ) ;
– du dommage causé à l’économie ou du trouble porté à l’ordre public économique résultant de ladite pratique, étant donné qu’étant sanctionnable per se, il n’est pas nécessaire de démontrer son objet ou effet anticoncurrentiel (à titre d’illustrations d’un tel trouble, l’application à un grand nombre de fournisseurs de clauses déséquilibrées insérées dans des contrats-type, la disparition de la société victime de la rupture, entraînant des effets négatifs sur la variété et l’importance de l’offre sur le marché concerné, la désorganisation et la restructuration sociale de celle-ci, la rupture à son tour de ses relations avec certains de ses clients ou fournisseurs, la réduction de sa marge entraînant des répercussions générales sur les tarifs qu’elle pratique, faussant le libre jeu de la concurrence, ou des prestations de coopération commerciales fictives ayant le même effet en créant des prix artificiellement élevés de nature à léser le consommateur, Cass. com., 15 mars 2017, n° 15/18381, ou encore la distorsion de concurrence créée par une pratique vis-à-vis tant des entreprises qui n’y seraient pas soumises que des concurrents de la société mise en cause qui ne la mettraient pas en œuvre ; à l’inverse, le trouble à l’ordre public économique peut être écarté par ex. en cas de crise économique justifiant la rupture des relations ou de faiblesse de l’activité réalisée par l’entreprise victime auprès de celle mise en cause) ;
– de la situation individuelle de l’entreprise mise en cause, notamment le montant des bénéfices réalisés grâce à la pratique ou l’importance de son chiffre d’affaires (V. par ex. CA Paris, 1er juil. 2015, n° 13/19251 ; 19 avr. 2017, n° 15/24221 ; 21 juin 2017, n° 15/18784 ; 16 mai 2018, n° 17/11187), le cas échéant pour évaluer sa capacité contributive.
– de « l’effet d’entraînement » que peut avoir le comportement de l’entreprise poursuivie d’une certaine taille et notoriété sur les autres opérateurs du secteur, lesquels seraient par là même tentés de recourir à des pratiques similaires, ou bien le « devoir d’exemplarité » d’un acteur majeur (not. CA Paris, 12 juin 2019, n° 18/20323), à l’image de « l’effet papillon », les agissements de l’un des acteurs du marché pouvant ainsi avoir des répercussions sur les autres.
La loi, pour sa part, se borne à enserrer le quantum de l’amende dans des plafonds qui n’ont cessé de croître au fil des réformes. Cette sanction a en effet été considérablement durcie pouvant atteindre le plus élevé des trois montants alternatifs suivants :
– cinq millions d’euros, depuis la loi Sapin II n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, ayant alourdi ce maximum de deux millions à cinq, inspirée par plusieurs affaires ayant révélé des rémunérations payées par des fournisseurs pour des services fictifs hors de proportion par rapport à ce montant antérieurement prévu ;
– 5 % du chiffre d’affaires réalisé en France par l’auteur de la pratique (par ex. le Ministre a pu demander une amende de 6 millions d’euros, soit 5 % du chiffre d’affaires, ramenée par les juges à 1,7 millions correspondant à 1,5 %, les différentes sociétés d’un groupe de distribution y étant condamnées in solidum, mais seul le chiffre d’affaires de la centrale de référencement étant pris comme assiette, T. com. Paris, 22 févr. 2021, n° 2016071676). En outre, a été formellement supprimée du texte la mention « de manière proportionnée aux avantages tirés du manquement », la charge probatoire ayant été considérée comme trop lourde pour le Ministre ;
– le triple du montant des avantages indûment perçus ou obtenus par l’auteur, les sommes pouvant alors être importantes si l’on prend l’exemple d’une affaire où des clauses déséquilibrées ont coûté 78 millions d’euros à des fournisseurs (CA Paris, 12 juin 2019, n° 18/20323), ce qui ferait potentiellement bondir l’amende à 234 millions d’euros.
En définitive, les opérateurs économiques sont passibles d’une amende civile dont le montant pèse de plus en plus lourd, auquel s’ajoute éventuellement une astreinte (art. L. 470-1, I, 1° C. com.) et, si elle ne revient certes pas aux victimes, ce qui évite un transfert injustifié de l’enrichissement du fautif vers celles-ci, elle est reversée au Trésor public dont les caisses se remplissent d’autant, par où l’on perçoit le caractère politique de cette sanction (pour le montant total des amendes prononcées chaque année, par ex. 3,9 millions d’euros en 2020, V. les bilans établis par la DGCCRF, préc.).