Enjeux concurrentiels et éthiques
Le coût de développement et de mise en œuvre des algorithmes peut être élevé dans certains secteurs d’activité et créer des barrières à l’entrée. Certains acteurs ont obtenu des positions dominantes grâce à leur maîtrise des algorithmes comme Google sur les moteurs de recherche ou Amazon sur les places de marché. Comme pour toutes les technologies numériques, il est important pour ces acteurs de toujours investir intensivement en recherche et développement pour maintenir leur avantage sur leurs services algorithmiques. Une entreprise comme Uber a dépensé des centaines de millions de dollars pour améliorer son algorithme de mise en relation et de tarification et renforcer sa position de leader sur le marché. Cette course à l’innovation sur les algorithmes évince du marché tous les acteurs qui n’ont pas les moyens financiers de développer leur propre algorithme. Les barrières à l’entrée peuvent même devenir insurmontables lorsque le ou les acteurs dominants du marché sont en mesure de collecter et de contrôler les données clés pour alimenter ces algorithmes. Les nouveaux entrants peuvent dans certains cas acquérir des données auprès de tiers (par exemple auprès de data brokers), mais ce n’est pas toujours possible.
Un autre enjeu porte sur l’utilisation de ces algorithmes à des fins anticoncurrentielles, que ce soit pour évincer des concurrents, tromper les consommateurs ou créer une entente. Par exemple, un moteur de recherche peut fausser les résultats associés à une requête d’internaute pour mettre en avant ses propres services et déclasser les services concurrents. C’est pour ce motif que Google a été condamné par la Commission européenne à 2,4 milliards d’euros pour abus de position dominante pour avoir favorisé son service de comparaison de prix (Comm. eur., communiqué IP/17/1784 du 27 juin 2017, Google Shopping). Outre cette amende, Google a été contraint de modifier ses algorithmes pour appliquer aux services de comparaison de prix concurrents les mêmes règles de placement et d’affichage qu’à son propre service de comparaison de prix.
Des griefs similaires ont été adressés par la Commission européenne à Amazon. Ce dernier est soupçonné de favoriser artificiellement ses propres offres de vente au détail et les offres des vendeurs de sa place de marché qui utilisent les services logistiques et de livraison d’Amazon. La question est de savoir si les algorithmes qui gèrent le classement des offres et l’attribution de l’emplacement Buy Box (qui permet aux clients d’ajouter directement des articles d’un détaillant spécifique dans leur panier) sont l’objet de manipulation ou non (Comm. eur., communiqué IP/20/2077 du 10 novembre 2020). Le référencement des applications sur l’App Store, le magasin d’application d’Apple, est aussi dans le viseur des autorités, à la suite de plaintes d’entreprises proposant des services concurrents d’Apple.
Pour répondre à ces préoccupations concurrentielles, les pays de l’Union européenne se sont entendus sur un nouveau cadre réglementaire, le Digital Markets Act, qui permet de mieux encadrer les services algorithmiques des plateformes dominantes. Ces dernières, dès lors qu’elles occupent une position d’intermédiaire forte et durable, seraient soumises à une série d’obligations à respecter sous peine d’amendes et d’astreinte. Parmi ces obligations, les plateformes dominantes n’auraient plus le droit de traiter de manière préférentielle leurs services et produits (en termes de visibilité ou de classement) par rapport à des services et produits similaires offerts par des tiers. De même, les entreprises utilisatrices de ces plateformes devraient pouvoir accéder aux données générées par leurs activités sur ces plateformes. L’accès à ces données pourrait ainsi leur permettre de développer des services algorithmiques de meilleure qualité et de mieux rivaliser avec les plateformes qui offrent des services similaires. Il est trop tôt pour dire si le Digital Markets Act sera efficace pour discipliner les plateformes systémiques et apporter plus de concurrence sur les services algorithmiques, mais c’est un signal fort qui témoigne de la volonté des pouvoirs publics de rendre les algorithmes plus transparents et plus justes lorsqu’ils conditionnent l’accès à des services ou à des consommateurs.
Les enjeux ne sont pas seulement concurrentiels, ils sont aussi éthiques (Balagué, 2017). Les entreprises peuvent utiliser leurs algorithmes pour discriminer ou manipuler les utilisateurs, en exploitant certains biais cognitifs, afin qu’ils consomment plus ou divulguent plus de données. Il ne faut pas non plus oublier que derrière chaque algorithme, il y a toujours des personnes qui ont développé le programme et qui peuvent être influencées par leurs propres préjugés ou préférences. Ces dernières années, des anciens salariés de Facebook et de Google ont alerté les régulateurs et le grand public sur l’opacité et les biais des algorithmes au cœur des services numériques. Ces algorithmes filtrent l’accès à l’information et peuvent enfermer les utilisateurs dans des bulles informationnelles. En réponse à ces accusations et afin de conserver la confiance de leurs utilisateurs, les grands acteurs du numérique déclarent désormais intégrer les questions éthiques dès la conception des services. De leur côté, les gouvernements poussent à plus de transparence et de responsabilités des algorithmes, surtout lorsque les traitements algorithmiques peuvent avoir de fortes conséquences sur les individus comme dans le cas de l’obtention d’un crédit, d’un emploi ou l’affectation dans une école. La loi pour la République numérique de 2016 en France et le Digital Services Act en Europe témoignent de cette volonté d’aller vers plus de loyauté, de transparence et de responsabilité dans les services algorithmiques.
Focus sur les algorithmes de tarification
Parmi les catégories d’algorithmes existants, les algorithmes de tarification suscitent un très fort intérêt (Ezrachi et Stucke (2015), Marty (2017), Mehra (2015) Sokol et Comerford (2016), OCDE (2017)), en lien avec l’essor du commerce électronique. En effet, de plus en plus d’entreprises utilisent des algorithmes pour établir leurs prix en temps réel.
La tarification algorithmique est l’utilisation de programmes informatiques pour fixer les prix d’un produit ou d’un service de manière automatique et dynamique, sur la base d’informations collectées sur le marché comme, par exemple, des changements de tarifs de la part des concurrents ou les achats passés du consommateur. Ce n’est pas en soi un phénomène nouveau : les compagnies aériennes utilisent des logiciels depuis très longtemps afin d’optimiser leurs revenus. Les prix des sièges varient dans le temps en fonction de l’état des réservations. Si le taux de remplissage est plus élevé que prévu, les prix sont revus à la hausse, et inversement. D’autres facteurs sont pris en compte, comme la date de départ, les prix pratiqués par les concurrents ou des évènements affectant la demande. Mais la montée en puissance du commerce électronique et des plateformes numériques a donné une nouvelle dimension à la tarification automatique. Les sites de vente en ligne ont compris l’intérêt d’automatiser la fixation et la révision des prix lorsqu’ils offrent des milliers de références (voire des centaines de milliers pour les acteurs majeurs). Ils peuvent ainsi économiser des coûts salariaux par rapport à une solution manuelle. Par ailleurs, ils peuvent mettre en œuvre des stratégies sophistiquées consistant à ajuster les prix en fonction des ventes, des prix affichés par les concurrents, des heures ou des jours de la semaine, dans l’objectif d’améliorer leur référencement sur les places de marché ou comparateurs de prix, et d’optimiser leurs profits. Les algorithmes de tarification sont donc devenus des outils d’aide à la décision et d’innovation économique pour des entreprises qui souhaitent accroître leurs revenus et être mieux référencées sur les places de marché et les comparateurs de prix. Ces algorithmes peuvent aussi améliorer le fonctionnement des plateformes de services à la demande, où toute attente dégrade la qualité. C’est le cas de l’algorithme d’Uber, qui est conçu pour afficher des prix prenant en compte le nombre de chauffeurs disponibles et le nombre de courses demandées. En cas d’excès de demande, les prix des courses augmentent (« surge pricing »), ce qui a pour effet d’accroître le nombre de chauffeurs et dans le même temps de réduire la demande.
Le troisième intérêt est de pouvoir discriminer entre les consommateurs en affichant des prix personnalisés, sur la base des clics ou des achats passés qui sont enregistrés dans les cookies du client, ou en fonction de l’adresse IP de l’ordinateur, de son système d’exploitation (iOS, Android ou Windows), de sa géolocalisation ou de son appartenance à des réseaux sociaux et des préférences qu’il dévoile sur ces réseaux. Toutes ces traces numériques permettent d’inférer plus ou moins précisément une disposition à payer pour un produit ou un service donné. Le vendeur peut alors décider d’envoyer une offre promotionnelle à tel individu ou au contraire d’afficher un prix sans réduction à tel autre individu.
Si ces formes de tarification peuvent être efficaces et même redistributives, elles peuvent aussi se révéler intrusives et parfois non éthiques lorsque la discrimination algorithmique repose par exemple sur des critères ethniques, d’orientation sexuelle ou sur des données très personnelles.
Cette forme de tarification n’est pas sans soulever des questions sur ses effets concurrentiels. Récemment, les autorités de concurrence américaines ont condamné plusieurs entreprises vendant des posters sur Amazon Marketplace pour s’être entendues sur les prix entre septembre 2013 et janvier 2014 (United States v. David Topkins). L’entente avait été facilitée par l’utilisation concertée d’algorithmes de tarification programmés par l’un des conspirateurs, David Topkins.
Les gains d’efficacité que les vendeurs retirent des algorithmes profitent-ils aussi aux consommateurs ? Rappelons que les algorithmes ont la capacité de collecter et de traiter des masses d’information en temps réel, et de répondre rapidement à une variation de la demande ou du prix des concurrents. Ces propriétés contribuent à rendre le marché plus transparent et à renforcer les interdépendances stratégiques entre vendeurs. L’effet attendu est une amélioration de l’efficacité économique des marchés sous trois formes. Premièrement, les algorithmes permettent de réduire les coûts des entreprises grâce à l’automatisation de la fixation des prix (plus grande efficacité productive). Deuxièmement, ils servent à optimiser les stocks et les revenus grâce à une tarification dynamique et personnalisée (plus grande efficacité allocative). Enfin, ils s’accompagnent d’innovation dans les services offerts et les modèles économiques (efficacité dynamique). Ces trois arguments en faveur des algorithmes sont à mettre en balance avec les effets potentiellement anticoncurrentiels de ces mêmes algorithmes.
Dans le cas où ces algorithmes sont coûteux à développer et nécessitent de disposer de masse de données d’utilisateurs, ils peuvent constituer une barrière à l’entrée et renforcer la position dominante des acteurs en place. Le deuxième effet anticoncurrentiel présumé est un accroissement des possibilités de coordination en prix entre vendeurs. La question est de savoir si les algorithmes facilitent des ententes en prix stables et durables. Comme dans le cas Topkins, les algorithmes peuvent être au cœur d’accords formels, mais ils peuvent aussi être des facilitateurs de collusion tacite par leurs interactions continuelles. Dans le cas où les interactions entre algorithmes donneraient des prix collusifs, comment savoir si c’est le résultat d’un accord intentionnel entre vendeurs (et d’une programmation concertée des algorithmes) ou bien le résultat d’un apprentissage des algorithmes, qui comprendraient avec le temps qu’ils peuvent optimiser leurs gains en affichant les mêmes prix ? Dans le premier scénario, les autorités de concurrence sont tout à fait équipées pour traiter ce type d’entente. Les programmes de clémence peuvent inciter certains vendeurs à révéler l’accord secret et les réunions à l’origine de cette entente. Dans le second scénario, les autorités de concurrence sont devant des pratiques plus complexes à apprécier (Mehra, 2015). Faut-il interdire certains types d’algorithmes, ou mettre en place une régulation spécifique ? Faut-il obliger les entreprises en position dominante à ouvrir les codes de leurs algorithmes ? Le sujet est sensible, car il s’agit souvent pour ces entreprises d’actifs stratégiques sur lesquels elles ont construit leur modèle économique. Une obligation de transparence pourrait remettre en cause leur avantage concurrentiel. Les autorités doivent tout à la fois concilier l’incitation des entreprises à investir dans des algorithmes plus performants d’une part et la préservation d’une concurrence bénéfique aux consommateurs d’autre part.
À ce jour, aucune preuve n’est apportée que le déploiement des algorithmes de tarification a plus d’effets anticoncurrentiels que proconcurrentiels. Il faut attendre de disposer d’études microéconomiques sérieuses avant éventuellement d’envisager de nouveaux instruments de régulation sur les marchés numériques. Mais, les autorités de concurrence peuvent, elles aussi, utiliser des algorithmes afin de collecter automatiquement de l’information sur les marchés et détecter des « anomalies » de prix, susceptibles de relever d’une entente.