Accord de report d’entrée

 

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Premier aperçu

Les accords de report d’entrée sont des accords ayant pour objet ou pour effet de retarder l’entrée d’entreprises concurrentes sur le marché en contrepartie d’un transfert de valeur. Ce transfert de valeur prend le plus souvent la forme d’une somme d’argent très significative (des millions d’euros), mais peut également dans certains cas se présenter sous des formes plus subtiles, notamment sous des formes d’incitations non-monétaires. En somme, l’objectif de ces accords est de repousser la guerre économique dans le temps et de convaincre les entreprises actuellement rivales (ou potentiellement rivales) d’une trêve concurrentielle en leur offrant de gigantesques sommes d’argent. Ainsi, ces sommes d’argent récompensent-elles les entreprises concurrentes pour les années où elles se sont engagées à s’abstenir de commercialiser leurs produits sur le marché. En termes juridiques, ces accords révèlent une obligation bien connue des contractualistes, la célèbre obligation de ne pas faire. Dans le cas des accords de report d’entrée, il s’agit précisément d’obligation « de ne pas faire concurrence ».

 

Pour aller plus loin

En pratique, l’expression « accord de report d’entrée » n’est pas exclusive. Elle cohabite avec d’autres expressions anglaises traduisant le même phénomène contractuel et concurrentiel. Pour nommer ces accords, parle-t-on volontiers dans la doctrine anglophone de pay-for-delay agreements ou encore de reverse payment patent settlements. Ces formules anglaises, au-delà d’être très euphoniques, sont bien plus évocatrices que la traduction retenue par la doctrine française. Elles expriment dès leur énoncé le dessein concurrentiel d’une des parties à l’accord : payer pour évincer ou écarter temporairement la concurrence. En outre, ces expressions anglaises trahissent grossièrement leur origine. En effet, avant d’avoir une vie juridique dans l’Union, les accords de report d’entrée sont d’abord apparus aux États-Unis. C’est à la fin des années 1980 qu’on assista outre-Atlantique à l’éclosion de ces pactes de non-agression dans le secteur pharmaceutique. Souhaitant dynamiser la concurrence sur ce marché, le législateur américain adopta une loi, le Hatch-Waxman Act, laquelle prévoyait des dispositions incitants les fabricants de génériques à contester les brevets pharmaceutiques détenues par les laboratoires princeps. Or, cette loi a fait l’objet d’une instrumentalisation par les laboratoires. Au lieu d’accroître la concurrence, la loi a contribué à scléroser les monopoles sur le marché assis parfois sur des brevets contestables. Forts de capacités financières hors-normes, les laboratoires princeps réussirent à éteindre les actions judiciaires des génériques tendant à contester la validité de leurs brevets pharmaceutiques. Pour ce faire, les laboratoires princeps ont eu l’ingénieuse idée de conclure des accords transactionnels. Aux termes de ces accords, les sommes d’argent proposées aux fabricants de génériques pour mettre un terme au contentieux de brevet couvrent très largement les coûts liés au procès et ceux liés à la non-commercialisation des médicaments génériques. Aussi, le prix payé par les laboratoires princeps leur permet-il de maintenir une barrière juridique à l’entrée, à savoir le brevet litigieux qui leur confère un monopole légal. Pour dire les choses autrement, la récompense privée – le paiement réalisé par les laboratoires princeps - est bien plus attractive que la récompense publique – celle du législateur. Car en contestant les brevets pharmaceutiques, la loi Hatch-Waxman offre un moindre avantage aux fabricants de génériques. Cette loi prévoit une exclusivité de marché de six mois. Concrètement, pendant cette période, le fabricant de génériques ayant remporté son contentieux de brevet est seul autorisé à commercialiser son médicament générique. De cette manière, la structure monopolistique du marché prend fin et laisse place à une structure duopolistique limitée dans le temps.

Dans l’Union, les accords de report d’entrée ont été découverts plus tardivement. C’est l’enquête sectorielle réalisée en 2009 dans le secteur pharmaceutique par la Commission européenne qui a permis de mettre au jour cette pratique. Bien que semblables en apparence, les accords de report d’entrée « unionistes » se distinguent sensiblement de leurs homologues « états-uniens ». En Europe, il n’y a guère d’équivalent au Hatch-Waxman Act. Aussi, les accords transactionnels conclus dans l’Union sont-ils plus suspects. Cette suspicion est exacerbée dans la mesure où le succès d’une contestation de brevet ne déclenchera aucune exclusivité pour le fabricant de génériques dans le marché intérieur. Obtenir l’invalidation ou l’annulation judiciaire d’un brevet permet d’ouvrir le marché à tous les fabricants de génériques, alors même que les autres fabricants n’ont pas participé à la bataille judiciaire. Aussi, l’intérêt de conclure un accord de report d’entrée dans l’Union paraît plus important car un succès judiciaire expose potentiellement davantage le fabricant de génériques à une concurrence féroce sur le marché.

Cette différence entre ces accords explique certainement en partie les approches opposées des autorités de contrôle des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, la Cour suprême a imposé une analyse substantielle. Il s’agit en pratique d’une analyse très économique. Dans son désormais fameux arrêt Actavis rendu en 2013, la plus haute juridiction américaine a estimé que le contexte brevetaire dans lequel se meuvent les accords de report d’entrée devait conduire à écarter l’application d’une règle per se. Elle a jugé que ces accords devaient bénéficier de l’application de la rule of reason. La Cour suprême a justifié son choix par le fait qu’en principe, en cas de doute sur le caractère anticoncurrentiel d’une pratique, la jurisprudence américaine impose l’application de la rule of reason. Elle a également ajouté que la rule of reason permettait de trouver un juste équilibre entre le droit des brevets et le droit antitrust car la règle de raison ne fait ni prévaloir le droit de la propriété intellectuelle sur le droit antitrust ni le droit antitrust sur le droit de la propriété intellectuelle.

En revanche, dans l’Union, la Commission européenne n’a guère tenu ces accords en respect. Celle-ci a privilégié l’adoption d’une analyse formelle. Pour l’institution bruxelloise, les accords de report d’entrée doivent être qualifiés d’accords de répartition des marchés et, en ce sens, doivent être considérés comme des accords restreignant la concurrence par leur objet. Pour l’heure, le Tribunal a confirmé son approche et considère également que les accords de report d’entrée, à tout le moins ceux comportant des contreparties financières substantielles, peuvent être qualifiés de restriction par l’objet. Autre différence avec les États-Unis, la Commission européenne a soutenu le raisonnement selon lequel la conclusion d’accords de report d’entrée pouvait alternativement être qualifiée d’abus de position dominante. Alors qu’outre-Atlantique les accords de report d’entrée sont essentiellement contrôlés sous l’angle de la section 1 du Sherman Act, l’affaire Servier a montré que l’article 102 TFUE pouvait aussi être une arme efficace pour dissuader les entreprises dominantes de conclure de tels accords. Cependant, les juridictions de contrôle exigent une grande rigueur de la part de la Commission. Pour preuve, le Tribunal n’a pas hésité à partiellement censurer la décision Servier jugeant dans cette affaire que la délimitation du marché pertinent était erronée. Est-ce à dire que le contentieux de l’abus de position dominante n’a aucun avenir dans l’Union ? Assurément non. Dans un arrêt préjudiciel dit Generics rendu en 2020, la Cour de justice a jugé que la conclusion d’une série d’accords de report d’entrée peut s’inscrire dans une stratégie d’ensemble ayant pour but de retarder l’entrée des génériques sur le marché. Dans cet arrêt, la Cour de justice a implicitement transposé à l’article 102 TFUE la théorie de l’effet cumulatif élaborée pour appréhender les accords verticaux à l’aune de l’article 101 TFUE. En définitive, l’heure du tarissement du contentieux des accords de report d’entrée est loin d’avoir sonné.

 

Bibliographie

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Auteur

  • University of Perpignan

Citation

Walid Chaiehloudj, Accords de report d’entrée, Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, Art. N° 88852

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Éditeur Concurrences

Date 1er février 2023

Nombre de pages 842

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Définition institution

Les accords de report d’entrée peuvent être définis comme des accords ayant pour objet ou pour effet de retarder l’entrée d’un concurrent sur le marché. En substance, un breveté paye une indemnité à une entreprise concurrente – ou potentiellement concurrente – en contrepartie d’un report temporel de la mise sur le marché de son produit. Ainsi, pour encourager le report d’entrée, le modus operandi apparaît assez rudimentaire. Les brevetés vont tout simplement « payer » le désintérêt de leurs concurrents en déboursant des millions d’euros. Le paiement de ces sommes colossales incite les entreprises rivales à se détourner pendant un temps du marché, ce qui permet in fine aux entreprises innovantes de préserver leur monopole chèrement acquis au moyen de brevets. Étant donné que ces accords s’épanouissent principalement dans le secteur pharmaceutique, les concurrents dont il s’agit sont des génériqueurs. Remarquons ici que l’expression américaine de « pay-for-delay » est bien plus évocatrice que sa traduction française, car elle exprime l’idée d’un « achat » de la concurrence. Littéralement, « pay-for-delay » signifie « payer pour retarder ». La locution « report d’entrée », bien que commode et stylisée, manque quant à elle de consistance. Un élément important lui échappe : le paiement. À sa mention, le non-spécialiste ne sait ni ce que recouvre cette expression ni quel est l’objet de ces accords. En s’arrêtant à la définition usuelle du verbe « reporter », il comprendra toutefois que ces accords autorisent à renvoyer « l’entrée » à plus tard. Néanmoins, il lui sera toujours difficile de savoir de quelle entrée il est question.

Les accords de report d’entrée prennent principalement deux formes. Premièrement, ils peuvent constituer une transaction et ainsi revêtir les habits d’un règlement amiable mettant un terme à un litige de brevet. Dans cette hypothèse, le règlement amiable clôture un litige portant sur la violation d’un ou de plusieurs brevets. En pratique, le breveté poursuit en contrefaçon le fabricant de génériques afin de dénoncer une violation de ses droits de propriété intellectuelle. Le contexte de ces contentieux est souvent identique : le brevet protégeant le médicament princeps approche de sa date d’expiration tandis que le génériqueur est sur le point d’obtenir, ou a obtenu, une autorisation de mise sur le marché (AAM). Dans ce cadre, l’accord peut avoir deux ambitions. Soit il servira à retarder l’entrée du fabricant de génériques pendant la période couverte par le brevet. Soit il servira à retarder l’entrée du fabricant de génériques au-delà de la période couverte par le brevet. Secondement, les accords de report d’entrée peuvent constituer un accord de coopération industrielle et commerciale conclu en marge de tout contentieux intellectuel. Dans cette hypothèse, en contrepartie d’un report de l’entrée du générique, le laboratoire innovant peut entre autres choses s’engager à racheter les stocks de médicaments du génériqueur, l’autoriser à pénétrer un autre marché ou l’autoriser à user de la marque du médicament princeps. Qu’ils prennent la forme d’un règlement amiable ou d’un accord de coopération, l’objectif pour le laboratoire princeps reste toujours le même : maintenir son statut de monopoleur le plus longtemps possible en intégrant un transfert de valeur suffisamment incitatif pour que les génériqueurs acceptent de retarder leur entrée sur le marché. Étant donné les risques de condamnation extrêmement élevés à l’égard des accords de report d’entrée comportant un transfert de valeur sous forme monétaire, on a pu voir émerger de nouvelles formes contractuelles. Les brevetés ont fait preuve d’habileté, voire d’ingéniosité, en façonnant de nouveaux accords pay-for-delay. Contrairement aux accords de « première génération », ces accords de « seconde génération » dissimulent le transfert de valeur, c’est-à-dire l’indemnité versée au concurrent. En d’autres termes, les accords de report d’entrée intègrent de moins en moins des paiements monétaires. Pour autant, ces accords demeurent tout aussi préoccupants que les accords de « première génération », car ils peuvent protéger des brevets hautement contestables et extrêmement faibles.

Extrait de la thèse de Walid Chaiehloudj (Prix Concurrences 2018)

 
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