En pratique, l’expression « accord de report d’entrée » n’est pas exclusive. Elle cohabite avec d’autres expressions anglaises traduisant le même phénomène contractuel et concurrentiel. Pour nommer ces accords, parle-t-on volontiers dans la doctrine anglophone de pay-for-delay agreements ou encore de reverse payment patent settlements. Ces formules anglaises, au-delà d’être très euphoniques, sont bien plus évocatrices que la traduction retenue par la doctrine française. Elles expriment dès leur énoncé le dessein concurrentiel d’une des parties à l’accord : payer pour évincer ou écarter temporairement la concurrence. En outre, ces expressions anglaises trahissent grossièrement leur origine. En effet, avant d’avoir une vie juridique dans l’Union, les accords de report d’entrée sont d’abord apparus aux États-Unis. C’est à la fin des années 1980 qu’on assista outre-Atlantique à l’éclosion de ces pactes de non-agression dans le secteur pharmaceutique. Souhaitant dynamiser la concurrence sur ce marché, le législateur américain adopta une loi, le Hatch-Waxman Act, laquelle prévoyait des dispositions incitants les fabricants de génériques à contester les brevets pharmaceutiques détenues par les laboratoires princeps. Or, cette loi a fait l’objet d’une instrumentalisation par les laboratoires. Au lieu d’accroître la concurrence, la loi a contribué à scléroser les monopoles sur le marché assis parfois sur des brevets contestables. Forts de capacités financières hors-normes, les laboratoires princeps réussirent à éteindre les actions judiciaires des génériques tendant à contester la validité de leurs brevets pharmaceutiques. Pour ce faire, les laboratoires princeps ont eu l’ingénieuse idée de conclure des accords transactionnels. Aux termes de ces accords, les sommes d’argent proposées aux fabricants de génériques pour mettre un terme au contentieux de brevet couvrent très largement les coûts liés au procès et ceux liés à la non-commercialisation des médicaments génériques. Aussi, le prix payé par les laboratoires princeps leur permet-il de maintenir une barrière juridique à l’entrée, à savoir le brevet litigieux qui leur confère un monopole légal. Pour dire les choses autrement, la récompense privée – le paiement réalisé par les laboratoires princeps - est bien plus attractive que la récompense publique – celle du législateur. Car en contestant les brevets pharmaceutiques, la loi Hatch-Waxman offre un moindre avantage aux fabricants de génériques. Cette loi prévoit une exclusivité de marché de six mois. Concrètement, pendant cette période, le fabricant de génériques ayant remporté son contentieux de brevet est seul autorisé à commercialiser son médicament générique. De cette manière, la structure monopolistique du marché prend fin et laisse place à une structure duopolistique limitée dans le temps.
Dans l’Union, les accords de report d’entrée ont été découverts plus tardivement. C’est l’enquête sectorielle réalisée en 2009 dans le secteur pharmaceutique par la Commission européenne qui a permis de mettre au jour cette pratique. Bien que semblables en apparence, les accords de report d’entrée « unionistes » se distinguent sensiblement de leurs homologues « états-uniens ». En Europe, il n’y a guère d’équivalent au Hatch-Waxman Act. Aussi, les accords transactionnels conclus dans l’Union sont-ils plus suspects. Cette suspicion est exacerbée dans la mesure où le succès d’une contestation de brevet ne déclenchera aucune exclusivité pour le fabricant de génériques dans le marché intérieur. Obtenir l’invalidation ou l’annulation judiciaire d’un brevet permet d’ouvrir le marché à tous les fabricants de génériques, alors même que les autres fabricants n’ont pas participé à la bataille judiciaire. Aussi, l’intérêt de conclure un accord de report d’entrée dans l’Union paraît plus important car un succès judiciaire expose potentiellement davantage le fabricant de génériques à une concurrence féroce sur le marché.
Cette différence entre ces accords explique certainement en partie les approches opposées des autorités de contrôle des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, la Cour suprême a imposé une analyse substantielle. Il s’agit en pratique d’une analyse très économique. Dans son désormais fameux arrêt Actavis rendu en 2013, la plus haute juridiction américaine a estimé que le contexte brevetaire dans lequel se meuvent les accords de report d’entrée devait conduire à écarter l’application d’une règle per se. Elle a jugé que ces accords devaient bénéficier de l’application de la rule of reason. La Cour suprême a justifié son choix par le fait qu’en principe, en cas de doute sur le caractère anticoncurrentiel d’une pratique, la jurisprudence américaine impose l’application de la rule of reason. Elle a également ajouté que la rule of reason permettait de trouver un juste équilibre entre le droit des brevets et le droit antitrust car la règle de raison ne fait ni prévaloir le droit de la propriété intellectuelle sur le droit antitrust ni le droit antitrust sur le droit de la propriété intellectuelle.
En revanche, dans l’Union, la Commission européenne n’a guère tenu ces accords en respect. Celle-ci a privilégié l’adoption d’une analyse formelle. Pour l’institution bruxelloise, les accords de report d’entrée doivent être qualifiés d’accords de répartition des marchés et, en ce sens, doivent être considérés comme des accords restreignant la concurrence par leur objet. Pour l’heure, le Tribunal a confirmé son approche et considère également que les accords de report d’entrée, à tout le moins ceux comportant des contreparties financières substantielles, peuvent être qualifiés de restriction par l’objet. Autre différence avec les États-Unis, la Commission européenne a soutenu le raisonnement selon lequel la conclusion d’accords de report d’entrée pouvait alternativement être qualifiée d’abus de position dominante. Alors qu’outre-Atlantique les accords de report d’entrée sont essentiellement contrôlés sous l’angle de la section 1 du Sherman Act, l’affaire Servier a montré que l’article 102 TFUE pouvait aussi être une arme efficace pour dissuader les entreprises dominantes de conclure de tels accords. Cependant, les juridictions de contrôle exigent une grande rigueur de la part de la Commission. Pour preuve, le Tribunal n’a pas hésité à partiellement censurer la décision Servier jugeant dans cette affaire que la délimitation du marché pertinent était erronée. Est-ce à dire que le contentieux de l’abus de position dominante n’a aucun avenir dans l’Union ? Assurément non. Dans un arrêt préjudiciel dit Generics rendu en 2020, la Cour de justice a jugé que la conclusion d’une série d’accords de report d’entrée peut s’inscrire dans une stratégie d’ensemble ayant pour but de retarder l’entrée des génériques sur le marché. Dans cet arrêt, la Cour de justice a implicitement transposé à l’article 102 TFUE la théorie de l’effet cumulatif élaborée pour appréhender les accords verticaux à l’aune de l’article 101 TFUE. En définitive, l’heure du tarissement du contentieux des accords de report d’entrée est loin d’avoir sonné.