Abus de dépendance économique

 

Définition auteur

 

Premier aperçu

L’abus de dépendance économique est un abus de domination au même titre que l’abus de position dominante. Néanmoins, si l’abus de position dominante incarne une domination absolue (art. 102 TFUE et L. 420-2 C. com.), l’abus de dépendance économique est, lui, un abus de domination relatif qui ne s’applique qu’aux relations verticales se situant donc au croisement du droit des obligations et du droit de la concurrence (art. L. 420-2, al. 2 C. com). Il a été intégré en droit interne par l’ordonnance du 1 décembre 1986 en suivant le modèle allemand et faisant suite à l’avis de la commission de la concurrence de 1985 relatif aux centrales et super-centrales d’achat et de référencement. Si la notion d’abus de dépendance économique n’apparaît pas dans le droit originaire de l’Union européenne depuis le traité de Rome, il constitue une disposition propre aux droits internes des États membres de l’UE (not. en droit allemand, para. 26, al. 2 de la loi du 27 juillet 1957 ; en droit belge, depuis la loi du 4 avril 2019, art. IV.2/ 2 du code de droit économique ; ou encore en droit italien, en vertu de l’art. 9 de la loi 18 juin 1998 no 192).

Prévu initialement pour appréhender les abus de la grande distribution dans ses relations contractuelles avec ses fournisseurs grâce à sa puissance d’achat, il permet aussi d’appréhender la puissance de vente et s’applique ainsi à toutes les relations contractuelles dites « business-to-business » (BtoB).

L’abus de dépendance économique n’a cependant pas permis d’appréhender les abus de la grande distribution à l’égard des fournisseurs (Cons. conc., déc. no 93-D-21 du 8 juin 1993, Cora (affaire de la corbeille de la mariée), approuvée par CA Paris, 25 mai 1994, BOCC 24 juin 1994, p. 236 et Cass. com., 10 octobre 1996, no 94-16.192 ; Cons. conc., déc. no 94-D-60 du 13 février 1994, affaire des lessives ou Aut. conc., déc. no 10-D-08 du 3 mars 2010, Carrefour). En revanche, il a été utilisé avec succès pour appréhender des abus de puissance de vente à l’égard d’acheteurs professionnels (Aut. conc., déc. no 20-D-04 du 16 mars 2020, Apple). En dépit d’interventions législatives visant à assouplir les conditions de mise en œuvre de cette disposition (suppression de la condition de solution alternative à l’art. L. 420-2, al. 2 par la loi NRE du 15 mai 2001) afin d’en assurer une plus grande effectivité, la jurisprudence n’a pas donné à cette disposition la place qu’elle aurait méritée, notamment en précisant qu’il est bien nécessaire de démontrer que l’entreprise qui se dit dépendante ne dispose d’aucune solution équivalente et que le fait de réaliser une part importante de son chiffre d’affaires avec son fournisseur ne suffit pas à établir cette preuve (Cass. com., 3 mars 2004, SA Concurrence c/ Sony, no 02-14.529 ; Contrats, conc, consom. 2004, no 108, note M. Malaurie-Vignal ; LPA 18 novembre 2004, p. 11/12, note P. Arhel ; RTD com. 2004, p. 463, note E. Claudel). Cette interprétation restrictive a justifié, à partir de la loi du 1 juillet 1996 sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales, des réformes multiples du droit des pratiques restrictives de concurrence afin de pouvoir sanctionner civilement des pratiques qui incarnent en réalité un abus de dépendance économique.

Application dans la jurisprudence L’utilisation récente de l’abus de dépendance économique par l’Autorité de la concurrence dans l’affaire Apple du 16 mars 2020 illustre la volonté des autorités de traiter les abus de puissance de vente dont la problématique est renouvelée par les effets de silo des écosystèmes numériques où opèrent des pouvoirs privés économiques tels que les GAFAM. En effet, ces acteurs à la fois verrouillent l’accès à leurs écosystèmes respectifs et exercent sur ces derniers un pouvoir de régulation d’ordre privé. Leurs partenaires contractuels sont très souvent placés dans des situations de dépendance économique. Ainsi dans le cas d’Apple, l’Autorité rappelle que pour sanctionner l’abus de dépendance économique, il faut prouver tout d’abord l’existence d’une situation de dépendance économique, ensuite un abus et enfin une incidence actuelle ou potentielle sur la concurrence.

 

Pour aller plus loin

Dépendance économique

L’abus de dépendance économique suppose tout d’abord la preuve de la dépendance économique : sans cette preuve, même s’il y a pratique abusive, il n’y aura aucune sanction, comme l’a illustré l’affaire Cora dite « de la corbeille » de la mariée. La preuve de la dépendance économique suppose la réunion de quatre conditions cumulatives dans les deux hypothèses de dépendance que sont la puissance de vente et la puissance d’achat.

Dans l’hypothèse de la dépendance d’un distributeur – l’acheteur professionnel – envers un fournisseur – le vendeur professionnel –, comme c’est le cas dans les affaires Sony ou Apple, les autorités de concurrence considèrent que cette dépendance «  s’apprécie en tenant compte de la notoriété de la marque du fournisseur, de l’importance de sa part dans le marché considéré, de l’importance de sa part dans le chiffre d’obtenir, d’autres fournisseurs, des produits équivalents », cette dernière condition étant dénommée solution alternative (Cons. conc., déc. no 90-D-23 du 3 juillet 1990, société JVC Vidéo France).

Dans l’hypothèse inverse de dépendance d’un fournisseur envers un distributeur, visant ainsi la puissance d’achat, les autorités de concurrence considèrent que cette dépendance « s’apprécie en tenant compte de l’importance du chiffre d’affaires réalisé par ce fournisseur avec le distributeur, de l’importance du distributeur dans la commercialisation du produit concerné, dans les facteurs ayant conduit le fournisseur à concentrer ses ventes auprès du distributeur et de l’existence et de la diversité éventuelle de solutions alternatives ». Ici encore, la dernière condition relative à la solution alternative s’avère primordiale pour appréhender un abus de dépendance économique par la puissance d’achat, mais cette dernière condition n’a jamais été démontrée ici du fait d’une interprétation restrictive (CA Paris, 25 mai 1994, BOCC 24 juin 1994, p. 236 et Cass. com., 10 octobre 1996, Cora, no 94-16.192) d’autant plus que le partenaire doit être obligé ou subi, et non pas choisi, ce qui exclut la dépendance en vertu du troisième critère (Cass com., 10 décembre 1996, no 94-16.192 ; Cass. com., 6 juin 2001, no 99-20.831 ; RTD civ. 2001, p. 587, obs. J. Mestre et B. Fages ; Cass. com., 3 mars 2004, no 02-14.529 ; D. 2004, p. 1661, note Y. Picod ; RTD com. 2004, p. 463, obs. E. Claudel ; CA Paris, 3 décembre 2015, RG 2014/18125 ; AJCA 2016, p. 88, obs. R. Amaro).

La charge de la preuve de ces quatre conditions dans les deux hypothèses de dépendance repose sur l’entreprise qui invoque son état de dépendance économique. Dans l’hypothèse de la puissance de vente, la preuve de la dépendance économique et des quatre conditions cumulatives s’avère plus aisée dès lors qu’il y a le plus souvent des conditions contractuelles, voire dans certains cas techniques, qui créent des barrières à la sortie pour le distributeur dépendant. Les situations de dépendance ont dans ces cas été constatées dans le cadre de réseaux de distribution intégrés notamment par le biais de clauses d’exclusivité asymétriques où le fournisseur dispose de plusieurs canaux de distribution alors que le distributeur est, lui, tenu par l’exclusivité, comme l’illustre la décision Apple de l’Autorité de la concurrence en 2020.

La seule démonstration d’une situation de dépendance économique ne permet pas de caractériser une pratique anticoncurrentielle ; il faut en plus prouver un abus dans la mesure où le droit antitrust incarne un contrôle des comportements et ne vise pas à corriger des déséquilibres contractuels en tant que tels.

Exploitation abusive

La dépendance économique n’est pas interdite en elle-même en ce qu’elle est inhérente aux relations commerciales. Seule son exploitation abusive est prohibée par l’article L. 420-2, alinéa 2, C. com. La preuve d’un abus s’avère nécessaire et est conditionnée à la démonstration préalable d’une dépendance économique. Le texte fournit des exemples non limitatifs d’abus en visant notamment le refus de vente, les ventes liées, les pratiques discriminatoires visées aux articles L. 442-1 à L. 442-3 C. com. ou encore les accords de gamme. Ainsi, l’abus de dépendance économique recouvre d’une part des pratiques d’exploitation, qui permettent à l’entreprise en situation de domination relative d’obtenir de manière générale des avantages indus ou encore de soumettre l’autre partie à des déséquilibres significatifs dans les droits et obligations, et d’autre part des pratiques d’éviction liées notamment à des discriminations à l’égard de ses partenaires commerciaux pouvant se traduire par la rupture brutale de relations commerciales établies.

Enfin, l’exploitation abusive n’est sanctionnée que si elle constitue ou est susceptible de constituer une entrave à la concurrence. En effet, l’abus de dépendance économique en tant que pratique anticoncurrentielle doit avoir pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché pertinent.

Affectation actuelle ou potentielle de la concurrence sur un marché pertinent

La condition d’atteinte à la concurrence limite la notion d’abus de dépendance économique et vient réduire le domaine d’application de l’article L. 420-2, alinéa 2, dans la mesure où il est conçu comme un pur concept de droit de la concurrence préoccupé par la seule régulation des mécanismes du marché, n’intervenant donc qu’en cas d’entrave à la concurrence. Il n’est pas conçu, comme avait pu le souhaiter une partie de la doctrine, comme un instrument autonome efficace de moralisation, voire de rééquilibrage des relations de dépendance économique. Ainsi, par exemple, un éventuel abus de dépendance économique dans le cadre des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs pourrait ne pas être sanctionné dans la mesure où l’atteinte à la concurrence ne serait pas suffisamment sensible sur le marché amont du fait de la faible part de marché du ou des fournisseurs victimes.

L’interprétation restrictive de l’abus de dépendance économique a limité l’application pratique de la disposition et a conduit au développement des pratiques restrictives de concurrence sanctionnées civilement per se. En effet, une part importante de ces pratiques correspond substantiellement à des abus de dépendance économique sanctionnés civilement au titre du petit droit de la concurrence et non pas au titre du droit antitrust, afin de ne pas avoir d’une part à caractériser la condition d’entrave à la concurrence et d’autre part à satisfaire les quatre conditions cumulatives de la dépendance économique, notamment l’absence de solution alternative et le caractère involontaire de la concentration des transactions auprès d’un seul partenaire.

En droit de l’Union européenne, le raisonnement sous-jacent se traduit aussi par le développement d’une régulation de pratiques comparables aux pratiques restrictives de concurrence sanctionnées civilement avec d’une part le numérique (règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne) et d’autre part la filière agroalimentaire (directive (UE) 2019/633 du 17 avril 2019 sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire).

 

Jurisprudences pertinentes

Cass. com., 3 mars 2004, SA Concurrence c/ Sony, no 02-14.529

Cass. com., 6 juin 2001, no 99-20.831

Cass. com., 10 octobre 1996, Cora, no 94-16.192

CA Paris, pôle 5, ch. 5-7, 3 décembre 2015, RG 2014/18125

CA Paris, ch. 4, 25 mai 1994

Aut. conc., déc. no 20-D-04 du 16 mars 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de produits de marque Apple

Aut. conc., déc. no 10-D-08 du 3 mars 2010 relative à des pratiques mises en œuvre par Carrefour dans le secteur du commerce d’alimentation générale de proximité

Cons. conc., déc. no 94-D-60 du 13 février 1994 relative à des pratiques relevées dans le secteur des lessives

Cons. conc., déc. no 93-D-21 du 8 juin 1993 relative à des pratiques mises en France lors de l’acquisition de la Société européenne des supermarchés par la société Grands Magasins B du groupe Cora

Cons. conc., déc. no 90-D-23 du 3 juillet 1990 relative à des pratiques de la société JVC Vidéo France

 

Bibliographie

BOY (L.), « Abus de dépendance économique : reculer pour mieux sauter ? » RLC 2010/23, étude 93

CARTAPANIS (M.), « Abus de dépendance économique : L’Autorité de la concurrence sanctionne une entreprise pour abus de dépendance économique dans le secteur de la distribution de produits informatiques et d’équipements électroniques grand public (Apple / Tech Data / Ingram Micro) », Concurrences no 4-2020, art. no 97362, p. 134

CHONE-GRIMALDI (A.-S.), « Les géants du numérique face à l’interdiction des abus de dépendance économique : les Français contre-attaquent », Concurrences no 4-2020, art. no 97016, p. 84.

CLAUDEL (E.), « L’abus de dépendance économique : un sphinx renaissant de ses cendres ? » RTD com. 2016, p. 460

FARJAT (G.), Pour un droit économique, Paris, PUF, 2004, spéc. p. 107

MARTY (F.) et REIS (P.), « Une approche critique du contrôle de l’exercice des pouvoirs privés économiques par l’abus de dépendance économique », RIDE 2013/4, p. 579

PIROVANO (A.) et SALAH (M.), « L’abus de dépendance économique, une notion subversive ? » LPA 21 septembre 1990, p. 4

RACINE (J.-B.) et SIIRIAINEN (F.), « Retour sur l’analyse substantielle en droit économique », RIDE 2007/3, p. 259

Règlement (UE) 2019/1150 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne, JOUE no L 186 du 11 juillet 2019, p. 57

Directive (UE) 2019/633 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire, JOUE no L 111 du 25 avril 2019, p. 59

Ordonnance no 86-1243 du 1 décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, JORF du 9 décembre 1986

Auteurs

  • CNRS (Sophia-Antipolis)
  • Research center CREDECO-GREDEG (Nice)

Citation

Frédéric Marty, Patrice Reis, Abus de dépendance économique, Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, Art. N° 85864

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Éditeur Concurrences

Date 1er février 2023

Nombre de pages 842

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Définition institution

L’abus de dépendance économique, comme l’abus de position dominante, est une pratique anticoncurrentielle prohibée par l’article L. 420-2 du Code de commerce. Pour qu’il y ait abus de dépendance économique, trois conditions doivent être réunies : (i) l’existence d’une situation de dépendance économique ; (ii) une exploitation abusive de cette situation ; (iii) une affectation, réelle ou potentielle, du fonctionnement ou de la structure de la concurrence sur le marché. Ces critères doivent être simultanément présents pour entraîner la qualification. En outre, si une entreprise s’est placée délibérément en situation de dépendance économique, elle ne pourra revendiquer l’application de l’article L. 420-2. Tel serait le cas, par exemple, d’un commerçant qui aurait choisi de distribuer ses produits dans le cadre d’une franchise, d’une entreprise de transport qui, s’étant créée pour répondre aux besoins d’une entreprise donnée, aurait par la suite omis de diversifier sa clientèle. © DGCCRF

Est en outre prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées aux articles L. 442-1 à L. 442-3 ou en accords de gamme. Article L. 420-2, al. 2 Code du Commerce.

Voir Position dominante (notion), Abus de position dominante et Oligopole

 
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