Dépendance économique
L’abus de dépendance économique suppose tout d’abord la preuve de la dépendance économique : sans cette preuve, même s’il y a pratique abusive, il n’y aura aucune sanction, comme l’a illustré l’affaire Cora dite « de la corbeille » de la mariée. La preuve de la dépendance économique suppose la réunion de quatre conditions cumulatives dans les deux hypothèses de dépendance que sont la puissance de vente et la puissance d’achat.
Dans l’hypothèse de la dépendance d’un distributeur – l’acheteur professionnel – envers un fournisseur – le vendeur professionnel –, comme c’est le cas dans les affaires Sony ou Apple, les autorités de concurrence considèrent que cette dépendance « s’apprécie en tenant compte de la notoriété de la marque du fournisseur, de l’importance de sa part dans le marché considéré, de l’importance de sa part dans le chiffre d’obtenir, d’autres fournisseurs, des produits équivalents », cette dernière condition étant dénommée solution alternative (Cons. conc., déc. no 90-D-23 du 3 juillet 1990, société JVC Vidéo France).
Dans l’hypothèse inverse de dépendance d’un fournisseur envers un distributeur, visant ainsi la puissance d’achat, les autorités de concurrence considèrent que cette dépendance « s’apprécie en tenant compte de l’importance du chiffre d’affaires réalisé par ce fournisseur avec le distributeur, de l’importance du distributeur dans la commercialisation du produit concerné, dans les facteurs ayant conduit le fournisseur à concentrer ses ventes auprès du distributeur et de l’existence et de la diversité éventuelle de solutions alternatives ». Ici encore, la dernière condition relative à la solution alternative s’avère primordiale pour appréhender un abus de dépendance économique par la puissance d’achat, mais cette dernière condition n’a jamais été démontrée ici du fait d’une interprétation restrictive (CA Paris, 25 mai 1994, BOCC 24 juin 1994, p. 236 et Cass. com., 10 octobre 1996, Cora, no 94-16.192) d’autant plus que le partenaire doit être obligé ou subi, et non pas choisi, ce qui exclut la dépendance en vertu du troisième critère (Cass com., 10 décembre 1996, no 94-16.192 ; Cass. com., 6 juin 2001, no 99-20.831 ; RTD civ. 2001, p. 587, obs. J. Mestre et B. Fages ; Cass. com., 3 mars 2004, no 02-14.529 ; D. 2004, p. 1661, note Y. Picod ; RTD com. 2004, p. 463, obs. E. Claudel ; CA Paris, 3 décembre 2015, RG 2014/18125 ; AJCA 2016, p. 88, obs. R. Amaro).
La charge de la preuve de ces quatre conditions dans les deux hypothèses de dépendance repose sur l’entreprise qui invoque son état de dépendance économique. Dans l’hypothèse de la puissance de vente, la preuve de la dépendance économique et des quatre conditions cumulatives s’avère plus aisée dès lors qu’il y a le plus souvent des conditions contractuelles, voire dans certains cas techniques, qui créent des barrières à la sortie pour le distributeur dépendant. Les situations de dépendance ont dans ces cas été constatées dans le cadre de réseaux de distribution intégrés notamment par le biais de clauses d’exclusivité asymétriques où le fournisseur dispose de plusieurs canaux de distribution alors que le distributeur est, lui, tenu par l’exclusivité, comme l’illustre la décision Apple de l’Autorité de la concurrence en 2020.
La seule démonstration d’une situation de dépendance économique ne permet pas de caractériser une pratique anticoncurrentielle ; il faut en plus prouver un abus dans la mesure où le droit antitrust incarne un contrôle des comportements et ne vise pas à corriger des déséquilibres contractuels en tant que tels.
Exploitation abusive
La dépendance économique n’est pas interdite en elle-même en ce qu’elle est inhérente aux relations commerciales. Seule son exploitation abusive est prohibée par l’article L. 420-2, alinéa 2, C. com. La preuve d’un abus s’avère nécessaire et est conditionnée à la démonstration préalable d’une dépendance économique. Le texte fournit des exemples non limitatifs d’abus en visant notamment le refus de vente, les ventes liées, les pratiques discriminatoires visées aux articles L. 442-1 à L. 442-3 C. com. ou encore les accords de gamme. Ainsi, l’abus de dépendance économique recouvre d’une part des pratiques d’exploitation, qui permettent à l’entreprise en situation de domination relative d’obtenir de manière générale des avantages indus ou encore de soumettre l’autre partie à des déséquilibres significatifs dans les droits et obligations, et d’autre part des pratiques d’éviction liées notamment à des discriminations à l’égard de ses partenaires commerciaux pouvant se traduire par la rupture brutale de relations commerciales établies.
Enfin, l’exploitation abusive n’est sanctionnée que si elle constitue ou est susceptible de constituer une entrave à la concurrence. En effet, l’abus de dépendance économique en tant que pratique anticoncurrentielle doit avoir pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché pertinent.
Affectation actuelle ou potentielle de la concurrence sur un marché pertinent
La condition d’atteinte à la concurrence limite la notion d’abus de dépendance économique et vient réduire le domaine d’application de l’article L. 420-2, alinéa 2, dans la mesure où il est conçu comme un pur concept de droit de la concurrence préoccupé par la seule régulation des mécanismes du marché, n’intervenant donc qu’en cas d’entrave à la concurrence. Il n’est pas conçu, comme avait pu le souhaiter une partie de la doctrine, comme un instrument autonome efficace de moralisation, voire de rééquilibrage des relations de dépendance économique. Ainsi, par exemple, un éventuel abus de dépendance économique dans le cadre des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs pourrait ne pas être sanctionné dans la mesure où l’atteinte à la concurrence ne serait pas suffisamment sensible sur le marché amont du fait de la faible part de marché du ou des fournisseurs victimes.
L’interprétation restrictive de l’abus de dépendance économique a limité l’application pratique de la disposition et a conduit au développement des pratiques restrictives de concurrence sanctionnées civilement per se. En effet, une part importante de ces pratiques correspond substantiellement à des abus de dépendance économique sanctionnés civilement au titre du petit droit de la concurrence et non pas au titre du droit antitrust, afin de ne pas avoir d’une part à caractériser la condition d’entrave à la concurrence et d’autre part à satisfaire les quatre conditions cumulatives de la dépendance économique, notamment l’absence de solution alternative et le caractère involontaire de la concentration des transactions auprès d’un seul partenaire.
En droit de l’Union européenne, le raisonnement sous-jacent se traduit aussi par le développement d’une régulation de pratiques comparables aux pratiques restrictives de concurrence sanctionnées civilement avec d’une part le numérique (règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne) et d’autre part la filière agroalimentaire (directive (UE) 2019/633 du 17 avril 2019 sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire).