Si le droit de l’Union reprend à son compte l’invitation faite aux magistrats de la Rome antique de ne pas se préoccuper des causes insignifiantes, l’objectif poursuivi est moins de considérer certaines violations comme négligeables que de se résoudre à ne pouvoir s’occuper que des restrictions de concurrence les plus préjudiciables pour le marché intérieur.
Comportements visés à l’article 101 TFUE
Dès 1969, le juge de l’Union a limité le champ d’application de l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE aux seuls accords et pratiques comportant des effets anticoncurrentiels d’une certaine importance. Dès lors, une présomption réfragable de compatibilité avec le marché intérieur bénéficie aux comportements dont les effets sont insuffisamment sensibles.
Restriction versus affectation
Le juge de l’Union a reconnu la pertinence du principe de minimis tant à l’égard tant du degré de restriction du jeu de la concurrence (arrêt Völk, pt 7) que du degré d’affectation des échanges entre États membres (arrêt Béguelin, pt 16).
La Commission, en revanche, utilise le vocable de minimis dans le cadre de l’analyse de la restriction de concurrence (communication de minimis) et lui préfère la règle de l’absence d’incidence sensible sur le commerce (ou règle AISC) dans le cadre de l’analyse de l’affectation du commerce entre États membres (lignes directrices sur la notion d’affectation).
Si la règle de minimis et la règle AISC expriment la même idée, leur application ne doit pas se confondre. En effet, la première est la formulation de la volonté de ne s’intéresser qu’aux restrictions majeures du jeu de la concurrence et, dès lors, exprime un principe de prioritisation de l’action de l’Union. La seconde, en revanche, est de nature juridictionnelle et exprime un principe de répartition de compétences entre la Commission et les autorités nationales de concurrence (ANC).
Par ces communications, la Commission encadre son pouvoir d’appréciation, dans un souci de sécurité juridique, mais ni les juges ni les autorités administratives amenés à examiner la légalité d’un comportement ne sont liés par ces instruments normatifs.
Objet versus effets
Dans le cadre de l’appréciation de la condition relative à la restriction de la concurrence au sens de l’article 101 TFUE, la règle de minimis ne s’intéresse qu’aux effets d’un acte ou d’un comportement. Ainsi, elle ne permet pas à des accords ou pratiques ayant pour objet de restreindre la concurrence d’échapper à l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, peu importe l’intensité de leurs effets (arrêt Expedia, pts 35-37).
En revanche, dans le cadre de l’appréciation de la condition relative à l’affectation du commerce entre États membres au sens de l’article 101 TFUE, les accords ayant pour objet de restreindre la concurrence ne sont pas, par nature, exclus du bénéfice tiré de l’application de la règle de minimis (lignes directrices sur la notion d’affectation, pt 4 in fine).
Critères
Tout d’abord, la communication de minimis fixe des seuils de parts de marché en deçà desquels les accords susceptibles d’avoir pour effet de restreindre la concurrence bénéficient d’une présomption réfragable selon laquelle ils ne constituent pas une restriction sensible et ne sont, dès lors, pas sujets à l’interdiction posée par l’article 101, paragraphe 1, TFUE (10 % dans le cas d’accords entre concurrents ou 15 % dans le cas d’accords entre non-concurrents, sauf effet cumulatif de verrouillage de réseaux parallèles d’accords ayant des effets similaires sur le marché). Ces seuils et les circonstances dans lesquelles ils trouvent à s’appliquer ne constituent que des indices parmi d’autres susceptibles de permettre aux ANC et aux juridictions nationales de déterminer le caractère sensible ou non d’une restriction par référence au cadre réel où se place l’accord. En outre, le seul dépassement du seuil de sensibilité ne confère pas automatiquement un caractère restrictif à l’accord (contrairement à ce qu’impliquerait la théorie de la sensibilité absolue). À l’inverse, des restrictions de concurrence en soi peu sensibles peuvent être incriminées au titre de l’article 101 TFUE. Une évaluation approfondie peut, ainsi, être requise en fonction des circonstances de l’espèce (théorie de la sensibilité relative).
Ensuite, les lignes directrices sur les accords horizontaux contiennent des considérations spécifiques à l’égard de l’application des présomptions de compatibilité relatives notamment aux accords de recherche et développement, aux accords de spécialisation, aux accords d’achat et aux accords de normalisation, tirées de leur caractère d’importance mineure.
Enfin, les lignes directrices sur la notion d’affectation considèrent que les accords ne peuvent pas affecter sensiblement le commerce entre les États membres lorsque deux conditions sont remplies simultanément : d’une part, la part de marché totale des parties sur un marché de l’UE en cause n’excède pas 5 % et, d’autre part, le chiffre d’affaires annuel moyen réalisé par les entreprises en cause avec les produits concernés n’excède pas 40 millions d’euros.
Comportements visés à l’article 102 TFUE
S’il est de coutume d’affirmer qu’aucune règle de minimis ne s’applique dans le champ de l’article 102 TFUE, des nuances doivent être apportées.
Appréciation de la dominance
Dans le cadre de l’appréciation de la dominance, l’existence d’une règle de minimis est parfois discutée. En effet, en présence de faibles parts de marché, la jurisprudence semble établir une quasi-présomption d’absence de position dominante (arrêt SABA II, pt 85). Néanmoins, le juge de l’Union se garde de toute affirmation définitive à cet égard, et préfère qualifier la présence de parts de marché modestes d’indice d’absence de dominance, auquel il convient d’ajouter d’autres éléments analytiques.
Appréciation de l’abus
Dès 1979, le juge de l’Union a écarté, par principe, la pertinence d’une règle de minimis dans le champ d’application de l’article 102 TFUE, dans la mesure où – du fait de la présence d’une entreprise en position dominante sur un marché – la structure concurrentielle de celuici est déjà affaiblie, « toute restriction supplémentaire de cette structure (…)[…] est susceptible de constituer une exploitation abusive de position dominante » (arrêt HoffmannLa Roche, pt 123).
Toute une ligne de jurisprudence cohérente s’est ensuivie (arrêt Imperial Chemical Industries, point 308), rejetant l’idée notamment d’une absence d’abus lorsque seule une fraction du marché était affectée par la pratique litigieuse (arrêt Tomra, points 4142) et affirmant que la pratique anticoncurrentielle visée est, de par sa nature même, susceptible de provoquer des restrictions de concurrence non négligeables, voire d’éliminer la concurrence sur le marché sur lequel opère l’entreprise concernée (arrêt Post Danmark II, pts 70-74).
La sophistication du droit de la concurrence, depuis l’avènement de l’approche « plus économique » et l’affirmation de la place de l’approche par les effets dans le cadre de l’analyse des comportements visés à l’article 102 TFUE (communication « orientations »), a, récemment, conduit l’affirmation de principe de nonpertinence à subir des inflexions. En effet, l’analyse de la capacité de restreindre la concurrence d’un comportement litigieux requise par la jurisprudence semble permettre l’application d’une règle de minimis (Intel : aff. C413/14 P, pts 138 et 139, et aff. T286/09 RENV, pt 518). Ainsi, s’il a été soutenu, à raison, qu’il fallait distinguer la démonstration d’effets anticoncurrentiels de l’appréciation de leur caractère sensible, cette dernière ne semble plus devoir faire l’objet d’une distinction chronologique aussi caractérisée qu’auparavant.
Affectation du commerce entre États membres
L’interdiction posée à l’article 102 TFUE ne s’applique que dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’être affecté par l’abus en question. À cet égard, les lignes directrices sur la notion d’affectation précisent que, bien que les indications quant à l’appréciation du caractère sensible ne concernent pas les pratiques abusives, ces dernières ne doivent pas être automatiquement considérées comme susceptibles d’affecter sensiblement le commerce entre États membres et qu’une analyse au cas par cas est nécessaire (pt 51). Ainsi, il en ressort la pertinence d’une règle de minimis dans ce contexte.
Aides d’État
Afin de concentrer ses ressources sur l’examen des mesures potentiellement les plus préjudiciables pour la concurrence, la Commission a façonné une règle de minimis, exemptant les mesures satisfaisant un certain nombre de conditions (montant, transparence, application dans le temps, cumul) de la procédure de notification prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE, en les excluant du champ d’application de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. Le juge de l’Union a validé cette approche en reconnaissant l’existence d’une présomption réfragable selon laquelle ces mesures ne constituent pas des aides d’État.
Corpus normatif
À la suite de l’adoption du règlement d’habilitation du Conseil en 1998 (règl. (CE) n°994/98), la Commission adopta les premiers règlements d’exemption en matière d’aides d’État, parmi lesquels figurait un règlement exemptant les subventions de faible montant de l’obligation de notification préalable (règl.(CE) n°69/2001), codifiant la règle alors établie dans une communication relative aux aides de minimis, adoptée en 1996. L’actuel règlement de minimis (règl. (UE) n°1407/2013) fait l’objet d’une proposition de révision visant, notamment à réévaluer les seuils au regard de l’inflation.
Afin de tenir compte des spécificités de certains secteurs, la Commission a également adopté une série de règlements de minimis concernant les aides accordées aux entreprises fournissant des services d’intérêt économique général (règl. (UE) n°360/2012), la pêche (règlement n°règl. (UE) n° 717/2014) et l’agriculture (règl. (UE) n°1408/2013). Dans la mesure où la date de validité des deux premiers règlements arrive à échéance, des procédures de réexamen sont en cours.
Appréciation jurisprudentielle
Si le juge de l’Union reconnaiît que la modicité des aides accordées à une entreprise sur une période donnée exclut, dans un certain nombre de secteurs économiques, que les échanges entre États membres soient affectés (arrêt Renove, pt 51) et, de la même manière, que les aides respectant les conditions posées dans le règlement de minimis (c.-à-d. n’excédant pas un plafond de 200 000 euros sur une période de trois ans) soient réputées ne pas affecter les échanges entre les États membres et ne pas fausser ou menacer de fausser la concurrence, de telle sorte que de telles mesures sont exclues de la notion d’aides d’État (arrêt Congregación de Escuelas Pías Provincia Betania, pt 82), il n’écarte pas la possibilité d’une affectation des échanges entre États membres par des mesures de faible montant (arrêt Tubemeuse, pt 43).
Ainsi, cette reconnaissance ne doit pas faire oublier le fait que la jurisprudence continue d’apprécier largement la condition relative à l’affectation des échanges (arrêt Eventech, pts 69-71), conduisant certains à craindre la matérialisation de facto d’une présomption irréfragable d’effet sur les échanges entre États membres (conclusions Eventech, pt 85).
Conclusion La mise en place de règles de minimis a, avant tout, permis à la Commission de bénéficier d’un facteur de régulation de sa charge de travail. À l’inverse, l’application in concreto d’un principe de minimis s’est révélée loin d’être aisée pour les entreprises, qui ne peuvent véritablement compter ni sur des sphères de sécurité univoques ni sur des méthodes de calcul limpides. Néanmoins, tant les révisions régulières des critères conditionnant le bénéfice des règles de minimis que l’évolution jurisprudentielle vers une plus grande compréhension des effets des comportements litigieux semblent peu à peu offrir un environnement plus équilibré au regard de l’ensemble des intérêts en présence.