Introduction
1. Partant de l’évidence que, visant à corriger les imperfections de l’économie de marché, le droit de la concurrence “fait intervenir des notions d’économie”, une étude de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), publiée en 2009, sur le recours à l’analyse économique dans les affaires de concurrence [1] retrace l’évolution du débat sur le rôle de la science économique dans l’application des diverses composantes de ce droit. Elle montre que depuis le début du xxe siècle, le poids donné aux considérations économiques est un sujet de discussion récurrent qui, à partir des années 1960, a accompagné la création et le renforcement des autorités et juridictions chargées de l’application du droit de la concurrence [2].
2. L’étude [3] porte en particulier sur les facteurs qui peuvent influencer l’importance de l’analyse économique dans l’examen des diverses atteintes aux marchés en distinguant les concentrations et les abus de position dominante, où la prise en compte des facteurs économiques a rapidement avancé, des cartels, où elle a rencontré davantage de résistance. À cet égard, elle souligne que l’École de Chicago a fortement contribué à une approche davantage axée sur l’économie dans la répression des ententes aux États-Unis [4]. Depuis lors, les progrès dans l’étude de l’économie industrielle et de l’économétrie se sont étendus à la pratique de la concurrence dans le monde entier. Réciproquement, l’économétrie entraîne une évolution dans l’étude de l’économie industrielle alors que, par ailleurs, les techniques de l’informatique facilitent l’analyse empirique tant sur le plan des coûts que sur le plan pratique.
3. Le rapport de la CNUCED [5] constate que, dans l’Union européenne (UE), les réformes de la politique de la concurrence s’inscrivent dans ce courant. L’approche économique ou économétrique fait désormais partie de l’enquête et de l’examen des affaires instruites par de grands organismes européens et nationaux de contrôle du marché [6]. Dans le même sens, une étude du Club des juristes, publiée en 2017, codirigée par le destinataire de ces lignes [7], montre qu’au sein des États membres de l’UE, cette évolution a été stimulée par la Commission européenne au début des années 2000, afin de rendre la politique de la concurrence conforme à l’analyse économique et d’en faire un instrument au service du développement, de l’allocation efficiente des ressources et du renforcement de la compétitivité de l’industrie européenne, au bénéfice des consommateurs.
4. Selon le rapport précité du Club des juristes [8], hormis l’évolution générale des politiques de concurrence, un tel mouvement tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, l’objectif de développement de la compétitivité européenne figurant dans le traité de Lisbonne [9] a naturellement conduit à une réinterprétation des politiques de l’Union à la lumière de cette nouvelle orientation. Ensuite, au début des années 2000, la Cour de justice de l’UE, qui s’est montrée très critique sur la motivation des décisions de la Commission européenne en matière de contrôle des concentrations, a suggéré l’adoption d’une méthode plus rigoureuse et plus respectueuse des principes de l’analyse économique [10]. En outre, dans le but d’éviter le développement de conflits transatlantiques, la volonté de convergence et de coopération entre les autorités de concurrence américaines et la Commission européenne, suivie par les autorités de la concurrence des États membres, a poussé à une interprétation du droit de la concurrence plus compatible avec la pratique américaine résolument tournée vers l’analyse économique. Enfin la constitution du Réseau européen de la concurrence par le règlement du 16 décembre 2002 [11] renforcé par la directive du 11 décembre 2018 [12] tend à unifier les pratiques et méthodes des autorités de la concurrence des Etats membres de l’UE. Néanmoins, comme l’étude de la CNUCED, le rapport du Club des juristes relève qu’en France, si depuis quelques années, accompagnant cette évolution, l’analyse économique joue un rôle plus important, elle reste encore insuffisante.
5. Cependant, en Europe et en France, comme partout dans le monde, la progression de l’analyse économique dans l’application du droit de la concurrence rencontre des résistances de deux ordres : idéologique et pratique. Idéologique d’abord : à rebours du courant libéral se dresse un “antilibéralisme moderne” dont la composante juridique insiste sur la primauté du droit [13]. Si ce courant admet que le marché doit être régulé, il estime qu’il ne doit l’être que par le droit et il dénie tant aux autorités de régulation qu’aux juridictions tout pouvoir d’interprétation conséquentialiste inspirée du contexte économique [14]. Ce qui conduit à rejeter l’analyse économique comme technique d’application du droit en général et du droit de la concurrence en particulier [15]. D’un point de vue pratique, la résistance des juristes et notamment des juges à “l’économisation” de la réglementation tient, en principe, à des préoccupations se simplicité et de sécurité dans la mise en œuvre du droit de la concurrence par les organes administratifs et juridictionnels qui en sont chargés. Elle est, en particulier, dictée par la crainte que l’économie ne rende le droit plus coûteux, moins prévisible ou plus difficile à administrer [16].
6. L’étude de la CNUCED [17] estime que l’opposition entre forces de progression et forces de résistance à l’analyse économique en droit de la concurrence se traduit dans la physionomie des institutions et en particulier par le nombre, la place et l’influence des économistes dans les commissions d’enquête, les collèges de décision ou les juridictions spécialisées. L’ensemble de ces éléments suggère quelques observations en ce qui concerne la place des économistes en France dans les organes de mise en œuvre du droit et des politiques de la concurrence, d’une part, au sein de l’Autorité de la concurrence (I.), d’autre part, au sein des juridictions (II.)
I. La place des économistes au sein de l’Autorité de la concurrence
7. Selon l’enquête de la CNUCED [18], d’une manière générale, à l’exception des plus avancées, comme aux États-Unis, les instances de contrôle de la concurrence rencontrent des difficultés à trouver l’information leur permettant d’étayer leurs analyses économiques. L’absence de ressources financières, des sources d’information officielle médiocres ou des délais trop courts peuvent entraver la conduite d’une analyse pertinente des marchés et des pratiques. Ainsi les parties privées à un procès sont souvent leur seule source d’information. Celle-ci n’est, en outre, pas toujours vérifiable de façon indépendante, elle est parfois divulguée de façon partiale par les parties ou simplement difficile à obtenir. Ces entraves à l’accès à l’information peuvent abaisser le degré de raffinement de l’analyse économique, de sorte que le rôle joué par celle-ci varie selon les régulateurs nationaux et, en leur sein, d’une décision à l’autre.
8. Pour expliquer une telle disparité, il est suggéré que le recours à la science économique dans les affaires de concurrence peut être influencé par la physionomie des institutions. Les dirigeants des instances chargées de la concurrence peuvent, pour diverses raisons, être plus ou moins ouverts et formés au discours économique. Ils peuvent avoir eu dans le passé l’occasion de travailler avec l’économie et les économistes ou bien ils sont eux-mêmes économistes [19]. Ainsi, dans certains pays, les lois sur la concurrence exigent que certains responsables de la politique de concurrence soient économistes de profession ou formés à la science économique [20]. Un autre choix institutionnel qui peut faire que les dirigeants des instances de mise en œuvre du droit de la concurrence sont plus ou moins perméables aux arguments économiques est le recrutement d’économistes, soit comme membres, soit comme collaborateurs de ces organisations. À cet égard une comparaison mondiale (1.) fait ressortir les faiblesses du modèle français (2.).
1. Éléments de comparaison sur la présence d’économistes au sein des organes extrajuridictionnels de mise en œuvre du droit de la concurrence
9. La référence au modèle américain permet de discerner les facteurs qui contribuent à la prédominance de l’analyse économique dans le régime d’application des règles de concurrence des États-Unis. Pour certains commentateurs, la composition du personnel des organismes concernés est déterminante [21]. En 2009, La division antitrust du département de la Justice (United States Department of Justice – DOJ) et la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission – FTC) employaient à elles deux plus de 100 économistes, dont beaucoup, sinon la plupart, étaient spécialisés en économie industrielle. De même, au Royaume-Uni, le Bureau de la concurrence (The Office of Fair Trading) et la Commission de la concurrence (The Competition Commission) réunissaient au total 77 économistes. Ces chiffres contrastent avec l’effectif beaucoup plus réduit d’économistes constituant l’équipe spécialisée (23 en 2013) de création récente (2003) de la Commission européenne, qui font concrètement des analyses de technique économique, et davantage avec la situation de l’autorité française, où un tel service n’a été créé qu’en 2007 et qui ne compte aujourd’hui que 7 économistes [22].
10. Le nombre et la qualité des économistes au sein des organismes chargés de la politique de concurrence ne témoignent pas seulement de la sensibilité économique des responsables de ces institutions. Ils déterminent l’intensité du débat économique dans la prise des décisions et la qualité de celles-ci. Mécaniquement, lorsque les décisions sont usuellement fondées sur des motifs économiques, les parties ont intérêt à développer de tels arguments et à les améliorer progressivement. Se crée ainsi une dynamique vertueuse de renforcement de l’analyse économique dans le processus décisionnel de l’Autorité. Une étude empirique réalisée en 2013 [23] montre clairement l’influence de la composition en nombre et en qualification du service économique de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne sur les orientations économiques de ses décisions, comparée avec les mêmes données concernant le service économique de l’Autorité de la concurrence française, où l’incidence de l’analyse économique est notoirement inférieure.
2. La position du service économique au sein de l’Autorité de la concurrence
11. La plupart des études consacrées à l’incidence de la science économique sur l’évolution du droit de la concurrence convergent donc vers le constat du lien entre les structures institutionnelles d’application du droit de la concurrence, la précision de l’analyse économique des pratiques examinées et les doctrines économiques à l’œuvre [24].
2.1 L’influence réduite du service économique
12. Plus précisément, comme le suggère le rapport du Club des juristes [25], au-delà du nombre de ses membres, l’influence du service économique tient à son rôle au sein de l’institution. A cet égard, il est observé que la création d’un chef économiste à l’Autorité de la concurrence en 2007 a suivi celle d’un poste similaire à la Direction générale de la concurrence (DG Concurrence) de la Commission en 2003. Si l’initiative européenne a inspiré celle de la France, l’influence du service économique au sein de la Commission est beaucoup plus forte que celle de son homologue dans de l’autorité nationale pour plusieurs raisons. Au niveau européen, le chef économiste de la DG Concurrence a une triple fonction : il a, d’une part, un rôle d’appui et d’assistance méthodologique des équipes chargées d’instruire des affaires ; il émet, d’autre part, une opinion indépendante auprès du collège de la Commission avant la prise de décision finale (fonction “check and balance”) ; il assure, enfin, une fonction d’animation intellectuelle et de contact entre le monde académique et le directeur général de la concurrence [26]. Le modèle de la Commission européenne n’est assurément pas exclusif, mais il présente des différences significatives avec le modèle français [27] qu’il est intéressant d’examiner.
13. Selon ce même rapport, la première différence tient à ce que le chef économiste de l’Autorité de la concurrence est le chef d’un des services [28] de l’instruction plutôt que le patron d’un service indépendant au sein de l’Autorité. Ce service n’est pas rattaché au collège, mais est placé sous l’autorité du rapporteur général, chef des services d’instruction, lesquels sont, par ailleurs, dotés de rapporteurs ayant parfois une formation économique. Au surplus, ne comptant que sept personnes à l’intérieur des services d’instruction, qui comprennent environ quatre-vingt-dix rapporteurs, il est de taille modeste comparativement à celui de la Commission européenne. A cela s’ajoute que la mission principale du service économique de l’Autorité de la concurrence française est “l’appui en matière d’analyse économique aux rapporteurs en charge de l’instruction des dossiers contentieux ou de concentration ainsi que des avis. Il est également sollicité pour examiner les études économiques soumises par les parties”. Ce qui signifie que le chef économiste ne remplit pas le rôle d’expert indépendant donnant au collège un avis éventuellement différent de celui du rapporteur et du rapporteur général. Certes, actuellement, le collège comprend lui-même trois économistes, mais ce faible nombre traduit un déséquilibre par rapport aux juristes. En outre, compte tenu du mode de fonctionnement du collège, les économistes ne siègent pas dans toutes les affaires : entre janvier 2015 et septembre 2017, ils n’ont participé au délibéré que dans un quart (dix-sept sur soixante-six) décisions contentieuses et dans moins de la moitié (vingt-trois sur quarante-neuf) des demandes d’avis.
14. Une deuxième différence entre le dispositif français et celui de la Commission européenne est que, contrairement à cette dernière, où le chef économiste participe au choix des cas sur lesquels il intervient, dans le système national, l’équipe du chef économiste n’intervient dans les dossiers contentieux qu’à la demande des rapporteurs et selon leur propre appréciation de l’intérêt économique de l’affaire.
15. Une troisième différence notable concerne la durée du mandat du chef économiste. Dans le cas de la Commission européenne, il est recruté à l’extérieur, jusqu’ici dans le champ académique [29], et pour une durée limitée de trois ans – ce qui contribue également à renforcer son indépendance -, alors que dans le dispositif français, rien n’empêche le chef économiste de faire carrière au sein de l’institution.
16. La combinaison de ces caractéristiques du système français conduit à une absence d’indépendance du chef économiste vis-à-vis de l’instruction, nettement ressentie par les parties, leurs avocats et leurs experts. Enfin, conséquence des trois premières, une quatrième différence entre le système français et le système de l’UE est que le chef économiste joue un rôle moins actif dans le lien entre l’Autorité de la concurrence et la communauté académique.
2.2 Son incidence sur les décisions de l’Autorité de la concurrence
17. Si, comme dans la plupart des économies développées, l’analyse économique joue un rôle dans les décisions et les avis de l’Autorité de la concurrence française [30], selon l’étude précitée du Club des juristes, confirmant sur ce point aussi l’étude de la CNUCED, cette influence est inégale selon les domaines du droit de la concurrence et reste encore trop limitée. Elle est plus manifeste en matière de contrôle de la concentration que pour les pratiques anticoncurrentielles et, en cette matière, elle est plus fréquente lorsqu’il s’agit de délimiter les contours d’un marché qu’en ce qui concerne l’appréciation des effets d’une pratique. D’une manière générale, le caractère limité et inégal du recours à l’analyse économique en France reste une source de frustration et de critique de la part de nombreux spécialistes de la matière. Comme le relève encore le rapport précité, plusieurs facteurs peuvent expliquer cet état de fait.
18. En premier lieu, ainsi qu’il a déjà été noté, contrairement à son homologue de la Commission européenne, le chef économiste de l’Autorité de la concurrence n’est pas chargé de donner au collège un avis impartial sur le bien-fondé méthodologique des raisonnements économiques ou des analyses empiriques qui sous-tendent l’instruction des dossiers.
19. En deuxième lieu, l’évolution récente du droit de la concurrence conduit les autorités de concurrence en général, et l’Autorité française, en particulier, à privilégier le développement de procédures qui évitent d’approfondir certains éléments d’analyse économique ou qui portent sur la nature des remèdes plus que sur la qualification des griefs, telles par exemple les procédures de clémence [31], de non-contestation des griefs – devenue la procédure de transaction [32], ou les décisions d’engagements [33].
20. En troisième lieu, à la suite de la Commission, les autorités de concurrence des États membres ont eu tendance à donner une interprétation complaisante à la notion d’infraction “par objet”, qui permet de condamner une pratique sans avoir à en examiner les effets économiques. Ceci a suscité des réserves, jusqu’à ce que la Cour de justice [34], suivie par la cour d’appel de Paris [35], censure les interprétations extensives de l’objet anticoncurrentiel [36].
21. En quatrième lieu, de l’avis de certains praticiens, si les services d’instruction sont prompts à signaler, parfois de façon lapidaire, les faiblesses des études économiques empiriques présentées par les parties, soit pour définir les marchés pertinents, soit pour évaluer les effets des pratiques incriminées, ils ne proposent que très rarement des études documentées répondant à l’argumentation économique des entreprises poursuivies. Bien que dans certaines affaires, notamment de concentration, l’Autorité de la concurrence ait opposé des études sérieuses et approfondies aux analyses économiques et/ou économétriques produites par les parties [37], plusieurs économistes insistent sur la nécessité de mieux prendre en compte, dans la motivation des décisions, l’argumentation économique spécialement en ce qui concerne les pratiques concertées.
22. En matière de pratiques anticoncurrentielles, une interprétation plus rigoureuse de la notion “d’infraction par objet”, un recours plus systématique des services de l’instruction aux techniques de l’analyse économique pour définir les marchés, caractériser la nature et l’effet anticoncurrentiels de certaines pratiques [38] et évaluer l’importance des dommages à l’économie ainsi qu’une analyse effective de la méthodologie scientifique utilisée par les parties seraient d’utiles garanties pour renforcer la pertinence et le crédit des décisions.
23. Pareille insuffisance n’est, en revanche, pas signalée en matière de contrôle des concentrations où, à l’inverse, l’Autorité de la concurrence fait une large place à l’économie. Elle a ainsi adopté en décembre 2009, puis révisé en 2013 [39], des lignes directrices, dont près de la moitié concerne la mise en œuvre de l’analyse économique, notamment en ce qui concerne la délimitation des marchés et l’analyse des effets coordonnés et unilatéraux des concentrations. La révision de ces lignes directrices en 2013 a notamment permis à l’Autorité de décrire avec plus de précision certains tests économiques quantitatifs utiles à la définition des marchés et à l’analyse des effets non coordonnés des opérations de concentration horizontale. Il est vrai qu’aujourd’hui le service de l’instruction qui traite particulièrement des concentrations est composé d’une quinzaine de rapporteurs, dont la moitié environ sont des économistes.
24. La frustration sur l’insuffisance de l’analyse économique dans les décisions de l’Autorité de la concurrence s’est récemment cristallisée sur l’incidence du dommage causé à l’économie dans la détermination du montant de la sanction en matière de pratiques anticoncurrentielles [40]. On sait que l’article L. 464-2 du code de commerce impose que les sanctions pécuniaires que peut, en ce cas, infliger l’Autorité de la concurrence soient “proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie, à la situation de l’organisme ou de l’entreprise sanctionnée ou du groupe auquel l’entreprise appartient et à l’éventuelle réitération des pratiques prohibées” et qu’elles soient déterminées “individuellement pour chaque entreprise ou organisme de façon motivée pour chaque sanction”. Ces critères ont pour l’essentiel été imposés par la jurisprudence de la Cour de cassation [41] avant d’être intégrés dans la loi [42]. S’agissant de l’appréciation du dommage causé à l’économie, la Cour de cassation juge que celui-ci ne peut-être présumé [43] et qu’il ne peut davantage être déduit de considérations générales sur le marché ou le comportement des opérateurs sanctionnés [44]. L’Autorité de la concurrence a finalement intégré ces exigences dans un communiqué du 16 mai 2011 [45] relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires. Les entreprises exposées à une telle sanction ont donc, sur cette base, mobilisé les ressources de l’économétrie et des experts de cette discipline pour discuter l’importance du dommage causé à l’économie par la pratique qui leur est imputée [46]. Un groupe de réflexion mis en place par le ministre chargé de l’Économie [47] relève toutefois que, malgré cela, la motivation de l’Autorité ne répond pas précisément à l’argumentation documentée des parties [48]. Une telle résistance serait motivée par un ensemble de considérations : la notion de préjudice causé à l’économie, spécifique au droit français, serait en partie redondante avec celle de gravité de la pratique, elle correspondrait à des aspects très difficiles et souvent inutiles à estimer de ses effets, enfin la jurisprudence des juridictions de recours ne permettrait pas de clarifier ce qui est entendu par “l’importance” du dommage, rendant ainsi ce critère peu prévisible pour les entreprises concernées [49]. À l’inverse, il est avéré que l’importance du préjudice causé à l’économie est la mesure objective de l’atteinte au marché, elle-même essentielle tant pour l’appréciation du caractère anticoncurrentiel de la pratique que pour la fixation du montant de la sanction appropriée.
25. D’une manière plus générale, la réserve relative à la prise en compte effective de l’analyse économique s’explique par la réticence des juristes de l’Autorité à laisser une trop large place aux économistes dans le processus d’élaboration des décisions. Il s’agirait donc d’un conflit de pouvoirs [50], et au-delà de la croyance en la prééminence du droit pour régler les rapports économiques [51]. Outre les considérations générales sur la pertinence économique des solutions, la contribution que les économistes pourraient apporter à une approche empirique fondée sur les effets serait toutefois utile à une meilleure compréhension des nouveaux marchés et modèles économiques résultant de l’innovation technologique [52]. C’est en effet l’analyse économique de la transformation des marchés et des stratégies d’entreprise qui est le moteur de l’évolution du droit de la concurrence.
II. La qualification des juges et la place des économistes dans les juridictions
26. L’approche économique du droit de la concurrence se pose en termes différents pour les juridictions. Celles qui statuent sur les recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence doivent être aptes à comprendre les termes, enjeux et arguments de la contestation sur la doctrine économique de l’Autorité opposée par les requérants [53]. Tandis que pour celles qui sont chargées de l’application privée du droit de la concurrence, il s’agit, d’une part, d’organiser la contradiction sur les analyses économiques produites par les parties au litige et d’en tirer les conséquences, d’autre part, d’élaborer et de mettre en œuvre des modèles opératoires d’évaluation du préjudice concurrentiel.
27. Dans un cas comme dans l’autre, l’exigence est double. Elle consiste, d’une part, à donner une formation appropriée aux juges qui composent ces juridictions (1.), d’autre part, à les doter d’assistants spécialisés ou à leur permettre de s’appuyer sur des collaborateurs ou des auxiliaires ayant une qualification en sciences économiques (2.).
1. La formation des juges à l’économie
28. Il a été suffisamment montré que le droit de la concurrence est fortement influencé par sa finalité économique. [54] Le recours au raisonnement économique est donc nécessaire tant pour caractériser une violation du droit antitrust ou le caractère anticoncurrentiel d’une concentration que pour apprécier les préjudices causés pour une pratique anticoncurrentielle [55]. Ceci implique que les juges qui composent les juridictions de tous ordres chargées de l’application de ce domaine juridique puissent comprendre le raisonnement économique débattu devant eux, soit qu’ils en aient acquis l’expérience dans de précédentes fonctions, soit qu’ils aient suivi une formation appropriée. Dans cette perspective de multiples initiatives ont été prises pour améliorer la qualification économique des juristes en général et des juges en particulier.
29. En premier lieu, depuis quelques années, les facultés de droit proposent des programmes combinant l’enseignement du droit et de celui de l’économie [56]. La double licence droit-économie est un diplôme qui combine les fondamentaux du droit et de l’économie, donnant lieu à la délivrance d’un diplôme dans les deux disciplines. Cette formation est dispensée par plusieurs universités depuis le début des années 2000. Certaines facultés de droit ont, en outre, créé des masters spécialisés en droit économique. Sous d’autres formes, les écoles de commerce proposent des diplômes de même nature. Les juristes issus de ces filières sont désormais aptes à aborder le droit et le contentieux de la concurrence, soit dans des fonctions d’enseignants-chercheurs, soit dans les directions juridiques des entreprises, soit au barreau, soit au sein des juridictions. Ces initiatives favorisent l’émergence d’une culture partagée du droit et de l’économie de la concurrence laquelle, au passage, renforce l’exigence de qualification des juridictions.
30. En deuxième lieu, est à résoudre la question de la formation des magistrats au droit économique. Jusqu’à un passé récent, tout au moins dans sa phase initiale, les enseignements proposés ne leur permettaient pas d’acquérir les notions d’analyse économique ou les techniques statistiques indispensables pour traiter en toute confiance les contentieux de concurrence. Ce problème est un sujet de préoccupation pour la plupart des systèmes. Dans le nôtre, la formation des juges a toujours été un enjeu important pour la place et le crédit de l’institution judiciaire en droit des affaires [57]. Les faiblesses de cette formation en matière économique et financière sont connues de longue date [58]. Pour tenter d’y remédier, depuis quelques années, l’École nationale de la magistrature a développé des modules de formation spécialisés pour les magistrats qui accèdent à des fonctions dans des juridictions traitant du contentieux de la concurrence. Ces enseignements sont dispensés par des juristes spécialisés et par des économistes dans des conditions favorisant l’intégration de la dimension économique dans le raisonnement juridique. Et désormais, quoique modestement, des enseignements combinant le droit et l’économie sont compris dans la formation initiale des juges. Pour coordonner ces programmes, a récemment été créé un “Pôle vie économique et sociale”, dont la direction a été confiée à un universitaire spécialisé en droit public économique. Cette structure est destinée à mieux faire connaître aux magistrats en formation et en fonction les enjeux économiques et sociaux des contentieux qu’ils sont ou seront appelés à traiter [59]. De son côté, depuis le début des années 2000, la Cour de cassation organise des séminaires de droit économique [60] et spécialement des cycles “Droit et économie de la concurrence” ouverts à l’ensemble des magistrats comme aux avocats [61].
31. En troisième lieu, la spécialisation des juridictions en matière économique permet de centraliser les affaires de concurrence dans des juridictions composées de juges sélectionnés en fonction de leur aptitude à pratiquer ces contentieux. Ainsi, depuis 1986, les recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence sont confiés à une juridiction unique, la cour d’appel de Paris [62], tandis que celles qui relèvent de l’ordre de la justice administrative, notamment les affaires de concentration, sont de la compétence du Conseil d’État [63]. Plus récemment, certaines juridictions judiciaires ont été désignées pour juger au premier degré les affaires d’application privée du droit de la concurrence, tandis qu’au second degré, les appels sont portés devant la cour d’appel de Paris [64]. [65] Pour l’ensemble de ce contentieux, les pourvois sont attribués à la chambre commerciale économique et financière de la Cour de cassation [66]. La constitution de ce réseau hiérarchisé de juridictions spécialisées en droit de la concurrence devrait permettre l’organisation de filières particulières pour les juges qui ont acquis l’expérience de ces contentieux.
32. L’exploitation de ces multiples opportunités ne vise assurément pas à transformer le juge en économistes mais à lui permettre de comprendre les arguments économiques développés devant lui et de les départager par une motivation substantielle de ses décisions. Il s’agit moins de faire du juge un expert que de le rendre capable d’un dialogue avec les économistes qui interviennent dans les affaires de concurrence [67], dont la place et le nombre ont sensiblement progressé ces dernières années.
2. La place des économistes dans l’application juridictionnelle du droit de la concurrence
33. Dans l’application juridictionnelle du droit de la concurrence, les économistes peuvent occuper soit une place interne, soit une position externe, selon qu’ils agissent en tant que collaborateurs spécialisés de la juridiction ou en qualité d’experts à la disposition du juge et des parties.
2.1 Les économistes collaborateurs de la juridiction
34. S’agissant des collaborateurs juridictionnels, après avoir longtemps hésité, le ministère de la Justice a fait adopter des textes qui permettent le recrutement par les juridictions d’assistants spécialisés. Ces agents non titulaires de l’État exercent leurs fonctions auprès des magistrats des ordres judiciaire et administratif. La loi du 18 novembre 2016 [68] en a consacré l’existence sous la dénomination de juristes assistants [69] tandis que celle du 20 avril 2016 [70] a permis le recrutement d’assistants de justice dans les tribunaux administratifs [71]. Ces jeunes diplômés réalisent des études préparatoires aux jugements sous l’autorité et la responsabilité des juges consistant notamment en des travaux de recherche ou de documentation [72]. La création de ces nouveaux emplois devrait permettre le recrutement d’économistes en qualité de collaborateurs des juridictions civiles et administratives chargées des affaires de concurrence, comme c’est déjà le cas dans les chambres spécialisées de la cour d’appel de Paris [73].
35. L’institution d’un corps d’économistes au sein des juridictions est d’autant plus nécessaire que leurs compétences dans l’application directe du droit de la concurrence ont été substantiellement renforcées par la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative aux actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’UE [74]. Cette directive, qui a été transposée en France par l’ordonnance du 9 mars 2017 [75], poursuit un triple objectif : instaurer un équilibre entre le droit des victimes d’obtenir la réparation intégrale de leur préjudice (private enforcement) et la nécessité de préserver l’efficacité des procédures devant les autorités de concurrence (public enforcement) ; offrir une protection équivalente à toute victime d’une pratique anticoncurrentielle en harmonisant entre les États membres les règles qui encadrent les actions en dommages-intérêts ; enfin, encourager l’introduction des actions qui permettent de sanctionner efficacement les entreprises auteurs de pratiques anticoncurrentielles en offrant aux victimes un cadre juridique rénové et adapté [76]. Ces actions privées peuvent être conduites, soit à la suite d’une décision d’une autorité publique de concurrence devenue définitive (follow-on), soit de manière autonome (stand-alone).
2.2 Les experts spécialisés en économie de la concurrence
36. Qu’il s’agisse de contester les décisions de l’Autorité de la concurrence, de documenter le raisonnement économique dans l’application privée du droit de la concurrence ou d’évaluer un dommage concurrentiel, les juridictions et les parties doivent disposer d’un corps d’économistes mobilisables en qualité d’experts. Dès la mise en œuvre de l’ordonnance du 1er décembre 1986, dans les litiges fondés sur le droit de la concurrence, ont été désignés des experts financiers qui, au gré des affaires, ont élaboré des modèles d’analyse soit pour rechercher le caractère anticoncurrentiel de certaines pratiques, soit pour évaluer des dommages concurrentiels [77].
37. A de telles fins, les juridictions peuvent, en outre, recourir aux avis des autorités de marché. Une disposition de l’ordonnance, de 1986, reprise par l’article L. 463-2-1 du code de commerce, permet aux juridictions de consulter l’Autorité sur les pratiques anticoncurrentielles définies aux articles L. 420-1 à L. 420-2-2 et L. 420-5 ainsi qu’aux articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et relevées dans les affaires dont elles sont saisies. Par ailleurs le règlement 1/2003 [78] prévoit que la Commission peut être sollicitée par les juridictions nationales pour obtenir des informations et des avis sur les affaires impliquant l’application du droit européen de la concurrence [79] et que la Commission ainsi que l’Autorité nationale de la concurrence peuvent elles-mêmes prendre l’initiative d’intervenir d’office dans les instances juridictionnelles relatives à l’application des dispositions des articles 101 et 102 du traité [80].
38. En tous cas, la multiplication des actions privées introduite devant les juridictions françaises pour l’application du droit national ou européen de la concurrence nécessiterait la création d’un corps d’experts spécialisés en économie de la concurrence près les cours d’appel et la Cour de cassation [81]. Cette spécialisation est d’autant plus indispensable que les techniques d’évaluation du préjudice concurrentiel sont désormais normalisées par une directive européenne [82] dont l’application, relativement complexe, est précisée par une communication à destination des juges [83]. Au mois d’octobre 2017, à partir de ce corpus de référence, la cour d’appel de Paris a elle-même publié des outils méthodologiques précisant, en tenant compte des spécificités du droit national, les modalités de la réparation du préjudice économique causé par des pratiques anticoncurrentielles [84]. Par ailleurs, un recueil commenté des décisions rendues en cette matière a été récemment publié [85]. En dépit de ces efforts de clarification et de la constitution d’un très utile corpus de référence, la sophistication de ces outils opérationnels d’évaluation du préjudice économique justifie la professionnalisation des experts consultables sur leur mise en œuvre.
Conclusion
39. Si la légitimité d’une autorité de régulation économique tient à son savoir, c’est une double science, juridique et économique qu’elle doit montrer. Si le crédit des juridictions spécialisées en droit de la concurrence tient à leur aptitude à appréhender les mécanismes du marché, elles doivent être en mesure de comprendre, discuter et argumenter dans la motivation des jugements les enjeux économiques débattus devant elles. Si le rôle des juridictions supérieures, judiciaires et administratives, est d’adapter le droit de la concurrence à l’évolution des marchés et des stratégies d’entreprises, elles doivent intégrer les notions économiques dans une interprétation dynamique et contextuelle du droit de la concurrence. Cependant, depuis longtemps soulignée, la nécessité d’associer juristes et économistes pour la mise en œuvre de ce droit peine à trouver en France le modèle optimal. L’idéal serait de constituer un corps de juristes de double formation, qui à l’exemple de Frédéric Jenny, seraient capables de raisonner aussi bien droit qu’en en économie. Les conditions de l’émergence de cette nouvelle catégorie de ’juristes-économistes’ pourraient être aujourd’hui réunies, en valorisant la complémentarité des cursus de formation et de recherche, en poursuivant une intégration plus complète des économistes dans les autorités administratives indépendantes et les juridictions, en créant des passerelles entre les universités, les administrations économiques, les autorités de régulation et les institutions judiciaires et en renforçant l’expertise économique des juridictions spécialisées. Certains organismes visent à promouvoir cette culture commune entre juristes et économistes [86], de même que les uns et les autres participent ensemble à des groupes de réflexion sur des sujets de droit et d’économie, à des conseils scientifiques de revues spécialisées, à des programmes de recherche, et à des enseignements.
40. Au sein des institutions, la mobilisation de ces opportunités reste toutefois empirique et conjoncturelle. La systématiser supposerait de la part des décideurs publics une meilleure compréhension des enjeux économiques du droit de la concurrence, la remise en cause des schémas et des postures traditionnels et l’acceptation de la critique comparative. Ce qui, semble-t-il, n’est pas le plus facile.